Véronique, François et l’argent
Aujourd’hui, après le déjeuner, à peine Laurent venait-il de
sortir que François regarda autour de lui pour s’assurer que personne n’écoutait
nos propos. Il tira un journal de sa poche et me dit :
–– Regarde…
Un article paraissait en gras sur la première page du
journal local, au sujet d’un procès dont me parlait Michelle hier soir ; parmi
les avocats de la défense, aux côtés de Michelle, on nommait Charles Hubert.
–– En effet, dis-je, il s’agit de son premier secrétaire.
Il ne comprenait pas, me déclara-t-il, comment je pouvais
permettre que ce scandale continuât ; mais, en tout cas, cela nous fournissait
une solide explication sur la façon dont Michelle gagnait tant d’argent. Je lui
démontrai, cependant, qu’étant donné mon expérience des salaires, celui de sa
sœur n’était pas démesuré pour son travail.
J’ajoutai que Michelle possédait une passion véritable pour
sa profession et qu’un jour ou l’autre elle deviendrait certainement une
avocate très sollicitée.
Parler de Michelle avec François relevait de l’exploit ;
ensemble, je les sens constamment hostiles. Je ne veux pas penser que François
n’aime pas sa sœur ; il déverse plutôt sur elle une animosité qu’il
souhaiterait s’attribuer. Avec amertume, il se lança dans une longue tirade sur
les jeunes filles d’aujourd’hui, démontrant un manque du sens du devoir, une
absence totale du moindre sacrifice, n’appréciant que l’argent, les cigarettes,
les sorties et le sexe.
–– Elles sortent avec des hommes mûrs, parce que ce sont les
seuls à posséder des voitures, à pouvoir les emmener dîner et danser dans les
restaurants à la mode et les boîtes chères. Comment pourrais-je rivaliser avec
eux, moi ?
Il resta silencieux, regardant par la fenêtre ; je voyais le
reflet du ciel blanc dans la pâleur de son visage. Je me doutais qu’il
réfléchissait à ses dernières paroles au sujet du goût des jeunes filles pour
les hommes d’un certain âge ; les jeunes filles d’aujourd’hui ne sortaient pas
à cause d’une voiture, beaucoup en possédait une ; elles n’attendaient plus
quinze ans pour sortir dans les boîtes à la mode ou dans les restaurants.
François affichait-il volontairement un air blasé ou une profonde appréhension
quant à la suite des événements de sa vie ?
–– Quel plaisir peut éprouver Michelle à sortir avec un
vieux ?
Je lui objectai en souriant qu’un homme eût-il même soixante-neuf
ans n’était pas vieux, et que, de l’avis de tous, la vieillesse ne se mesurait
pas en nombre d’années mais au regard que l’on portait sur la société et sa
propre existence. J’ajoutai que beaucoup de personnes âgées passaient pour
jeunes et que beaucoup de jeunes ressemblaient à de vieux décrépis.
–– Ne les défends pas ! Tes amies ne se sont-elles pas conduites
comme Michelle ?
–– Elles se sont peut-être trompées ? dis-je.
François écarquilla les yeux et me regarda avec une réelle
angoisse et je me hâtai d’ajouter combien mon bonheur fût parfait avec les
jeunes filles de ma famille. J’ajoutai même que tous les hommes n’avaient pas
le même caractère que moi : facile à vivre ! Ce qui était faux !
Il avait toujours pensé que sa future femme devrait ressembler à la mienne.
–– Tu ne devrais pas tant parler d’une autre femme à ta
future épouse, lui dis-je un jour. Comment une jeune fille pourra-t-elle
apprécier la vie que tu lui offres si elle ressemble à la vie d’une
autre ? Une femme ne peut pas comparer son ménage à venir à celui d’un
autre !
–– Sans doute, dit-il en soupirant.
Je me souvins de ce discours et, lorsqu’il me regarda avec
tendresse, je ne pus m’empêcher de lui dire ce que je croyais de mon devoir de
lui expliquer.
–– Entre deux femmes, il est inexact de prétendre que l’une
d’entre elle est meilleure que l’autre, mais elle peut paraître différente par
certains détails. Notre couple connaît de bons et de moins bons moments, comme
dans tous les mariages. Aucun enfant ne comble notre foyer et avec des enfants
une femme est différente de ce qu’elle est avec toutes les autres personnes,
même avec son mari.
Je revoyais la grande photographie de ma belle-mère qui
trônait dans notre chambre à coucher ; on voyait en elle quelqu’un de
remarquable et je la citait perpétuellement en exemple.
–– Je ne dois pas me tromper si je pense que Véronique,
telle que tu me l’as décrite, est une gentille fille, dis-je à François, en
regardant les volutes de fumée bleues de ma pipe atteindre le plafond.
Il me regarda avec une affectueuse gratitude.
–– Justement, aujourd’hui, je voulais te parler d’elle. Je
souhaiterais que tu m’aides comme un père.
On sentait encore je ne sais quoi d’enfantin dans le dessin
de ses lèvres, et sa voix suscitait toujours chez moi un attendrissement ému.
–– Que se passe-t-il ? dis-je dans le vague espoir que Véronique l’eût lâché.
–– Rien du tout, me répondit-il. Je voudrais me marier tout
de suite, mais je ne saurais pas emmener Véronique en voyage de noces parce
que, la première année, je ne serai que stagiaire, avec un petit salaire,
insuffisant pour nous deux.
Je songeais, s’il se mariait maintenant, qu’il renoncerait peut-être
à partir ; je me demandais lequel des deux maux était le pire.
— Tu pourrais trouver du travail ici même à Liège,
observais-je, au besoin quelque chose de provisoire. Ton père ne prétend-il pas
que, cette année, beaucoup de nouveaux employés seront embauchés à la banque.
François réagit violemment à ces propos.
–– Non, non ! Pas à
la banque ! À aucun prix ! Je voudrais seulement me fiancer officiellement
avant de partir. Cette longue séparation m’inquiète ! Non que je doute d’elle,
mais les temps me semblent incertains. Après l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, la
Palestine et Israël, voici la Russie et l’Ukraine. Nous ne serons jamais
tranquilles. Je voudrais que tu parles à Véronique et que, la première fois,
nous ne soyons rien que nous trois. Pourrais-tu te rendre libre samedi ?
Pourrais-tu m’accorder…
Je l’interrompis tout de suite.
–– Samedi, je dois assister à une conférence au Palais des
Congrès.
–– Des conférences ? Même le samedi ?
Je lui expliquai que, depuis quelque temps, mon travail m’accaparait
beaucoup.
Il insista.
–– Je t’en prie, c’est très important pour moi.
Je répliquai que je ne pouvais absolument pas me libérer et
je conclus en disant :
–– Inutile d’insister !
Sur ces dernières paroles, je regardai ma montre et m’aperçus
que l’heure de me remettre au travail approchait. Dieu sait pour quelle raison,
je me répétais : « Je ne peux pas ! Je ne peux vraiment pas ! Cette conférence
sur l’art d’écrire est importante ! »
En même temps, je pensais que je pouvais disposer de temps
en temps de mes journées. Plus je me le répétais et plus quelque chose en moi, à
mon corps défendant, me répondait que non. J’entendis François entrer dans mon
bureau ; je me retournai et lui dis bien malgré moi :
–– Ne fais pas cette tête-là ! Dis-lui de venir samedi. Je
trouverai bien un prétexte.
Encore un peu, il me sautait au cou, en me remerciant.
–– Ça va ! Ça va ! dis-je en l’écartant d’une façon bourrue.
Et il sortit.
*
* *
* *
Une heure après son départ, je sortis à mon tour. Une fois
dans la rue, je me rendis aussitôt chez mon ami Antoine Lecoeur l’organisateur
de la conférence de samedi. Je n’osais pas pénétrer dans cette maison de maître
qui avait appartenu dans un temps lointain à un député. Je montai les marches
en marbre, atteignis le premier étage, croisai nombre de jeunes filles vêtues
de jupes plissées, d’autres en pantalons, comme la stupide mode de notre époque
l’exigeait, cachant ainsi la féminité.
Antoine signait les papiers que lui tendait sa secrétaire,
soufflait de temps en temps, par habitude, et, il leva la tête à mon entrée,
comme surpris.
–– Oh ! Christian Jean ! dit-il, en relevant la tête
davantage et en me souriant.
Puis il se remit à signer. Je restai debout devant lui, m’appuyant
sur son bureau et m’y agrippant pour me soutenir. Antoine me dit qu’il était
fatigué et surchargé de travail, qu’il sautait presque tous ses déjeuners, qu’il
prenait un sandwich et un café la plupart du temps.
–– Les temps sont durs, dit-il, tu le sais comme moi, il
faut avoir des nerfs solides ; avec cette crise qui n’en finit pas, tous ces
séismes et ces guerres de part le monde, le marché se fige.
Je ne répondis pas ; j’attendais qu’il eût fini de parler.
–– Je ne peux pas assister à la conférence de samedi, lui
dis-je.
Il ne répondit rien mais il m’a examiné d’un air
soupçonneux. J’ouvris la bouche pour parler, pour répondre à son regard, quand
son téléphone portable a sonné. Il eut une brève communication, sans cesser de
me regarder. Après avoir raccroché, il se leva et s’approcha de moi. Mon cœur
se mit à battre très vite et j’ai presque eu peur ; jamais mon ami ne s’était
tenu aussi près de moi au cours de tant d’années.
–– Je comprends, dit-il. Je comprends qu’il est normal, pour
un homme comme toi, de préférer rester en famille, en peignoir, regardant une
émission stupide à la télévision ou faire des courses avec ta femme plutôt que
d’assister à « Ma » conférence.
Il appuya tellement fort sur le « Ma », qu’on eût dit que la
survie de la planète dépendait de « Sa »
foutue conférence sur l’art d’écrire. Je voulais lui expliquer qu’au contraire,
j’attendais ce samedi avec impatience, que j’y avais pensé sans arrêt ;
j’ajoutai que samedi un jeune garçon qui avait confiance en mon jugement
souhaitait me présenter sa fiancée.
–– Ah ! je comprends ! murmura-t-il.
Puis il retourna s’asseoir derrière son bureau en me disant
doucement :
–– Tu as de la chance… Quelqu’un t’apprécie… Moi pas. Non.
Voilà ce qu’ils prisent dans ma famille !
Il me montra la facture du fourreur de sa femme. Mon ami semblait
plus qu’anéanti et je le quittai dans un moment qui augmentât ma douleur, quand
je lus le coût de la fourrure de sa femme ; je songeai à la crise, aux
malheureux dans le monde, mes mains tremblèrent et je me dis que tous ces gens
n’étaient que des assassins face aux soucis énormes de notre monde.
Je compris la raison qui inquiétait François. Il espérait
bien se marier le plus tôt possible à Véronique, certes, mais ce qui l’en
empêchait était l’argent ; on ne fondait pas un couple sans argent, avec un
simple petit salaire de stagiaire, sans pouvoir emmener sa promise sous les
cieux où jamais il ne pleut ; sans doute eût-il souhaité un ménage comme
Antoine ou le bonheur s’achète à force de Cartes de crédits ?
Liège,
Belgique, septembre 2014
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