L’ASSASSINAT DE LA ST-VALENTIN
Dans
le box des accusés, un homme regardait droit devant lui, tendu, renfermé,
conservant un secret pour l’instant solennel où la machine judiciaire se
mettrait en marche.
On
se serait cru dans une sacristie, avant de suivre le curé à l’autel. Ici, on
attendait aussi. La vie d’un homme était en jeu. Ici, c’était une cérémonie
ridicule, un rituel qui n’avait souvent aucun sens. Le jeu était cruel et
souvent truqué, comme la plupart du temps dans les histoires d’amour.
Il
s’agissait bien d’une histoire d’amour, semblable à celle d’une autre
St-Valentin : celle de l’année dernière. Je me souviens de cette affaire qui,
au début, semblait fort simple. Ces gens-là, disaient les magistrats, étaient «
tous coupables », pour la bonne raison qu’ils avaient eu le tort d’aimer. On ne
leur pardonnait pas ! Dans ce monde moderne, où tout va trop vite, où plus
personne ne se regarde, dans ce monde de l’argent, était-il encore sage d’aimer
?
Non
pas de faire l’amour ! D’aimer ! D’avoir des sentiments !
Pouvait-on
se présenter dans un tribunal, devant le plus minutieux des présidents de Cour
d’assises, le plus tatillon, mais peut-être le plus scrupuleux et le plus
passionné dans la recherche de la vérité, en ayant aimé ?
Je
le revois encore pénétrer, ce président, devant tous ceux qui avaient accusé
Serbert d’un crime le jour de la St-Valentin. Beaucoup d’hommes et de femmes
passaient devant la Cour d’assises. Si le prévenu est d’abord considéré comme
innocent, encore ne faut-il pas que le ministère public puisse prouver le
contraire ! Dans ce lieu, beaucoup de gens en étaient sortis coupables, avant
même que d’avoir été jugé.
Le
procureur occupant le siège du ministère public, les assesseurs et les avocats,
puis le greffier, les jurés, dont on faisait l’appel, entrèrent ensuite. Trois
jurés furent récusés. Deux par l’accusation, un par la défense.
Tout
était en place pour cette mauvaise pièce de théâtre contemporaine, pour cette
mauvaise farce, y compris ce troupeau de pensionnés, de veufs, de chômeurs qui
étaient venus dans l’unique but de se distraire en assistant, comme dans les
arènes, à la mise à mort.
Ensuite,
ce furent les préliminaires : acte d’accusation et tous les dialogues dignes de
cette farce, peu dignes du pays où se déroulèrent ces faits !
Je
faisais partie de ce troupeau, braves gens, qui n’a plus que la rue pour
bagages et je vous en demande grand pardon. Ma présence n’était pas simple
curiosité. Je voulais comprendre pourquoi un homme venait de tuer le jour de la
St-Valentin !
D’après
ce que j’entendis, les faits étaient indéniables, comme toujours dans ces
cas-là ! C’est un terme qui convient et qui est récurent dans les couloirs du
palais : « C’est indéniable, mon cher ! »
Si
j’avais eu accès au dossier, si je connaissais cette histoire où un saint avait
suscité une passion semblable au sein de cette affaire, ce ne fut pas par le
plus grand des hasards. Je connaissais très bien la juge chargée de l’instruction
! Laissons, les relations qui me permirent d’y voir clair, et permettez-moi de
vous conter ce récit ! Venons-en, donc, à ces faits indéniables !
Un
honnête homme, un employé irréprochable, doux et timide, avait assassiné son
patron dans un mouvement de colère qui paraissait incompréhensible. Il se
nommait Serbert… Jean-Marie Serbert. C’était un fils de gens honorables qui
avaient fait de lui un homme respectable.
Son
crime était là : le respect ! À lire des blogs et des blogs, sans cesse, on s’aperçoit
souvent que beaucoup ne connaissent plus guère ce sentiment. À vrai dire, son
nom seul semble encore exister, sa toute puissance a disparu. Il nous faut
entrer dans certaines familles, souvent modestes, pour y retrouver cette
tradition sévère, cette religion de la chose ou de l’homme, du sentiment ou de
la croyance revêtus d’un caractère sacré, cette foi qui ne supporte ni le doute
ni le sourire, ni l’effleurement d’un soupçon.
Écrivez-moi,
si je me trompe : on ne peut être un honnête homme, vraiment un honnête homme,
dans toute l’acceptation de ce terme, que si on est respectueux. L’homme qui
respecte croit.
En
ce jour du procès d’assises, les avocats, dont les yeux étaient grands ouverts
sur le monde, qui vivaient dans ce
palais de la justice qui est l’égout de la société, où viennent échouer toutes
les infamies, les avocats qui sont les confidents de toutes les hontes, les
défenseurs dévoués de toutes les gredineries humaines, les soutiens, pour ne
pas dire les souteneurs, de tous les drôles et de toutes les drôlesses, eux qui
accueillent avec indulgence, avec complaisance, avec une bienveillance
souriante tous les coupables pour les défendre devant le peuple, eux qui, s’ils
aiment vraiment leur métier, mesurent leur sympathie d’avocat à la grandeur du
forfait, ne pouvaient plus avoir l’âme respectueuse.
Ces
avocats voient trop ce fleuve de corruption qui va des chefs d’État aux
présidents de partis, aux SDF ou aux coquins ; ils savent trop comment tout se
passe, comment tout se donne, comment tout se vend, comment tout se prend :
places, fonctions, honneurs, brutalement en échange de blanchiment d’argent, en
échange de titres et de parts dans les entreprises ou plus simplement encore
dans les victoires politiciennes.
Il
fut un de ces avocats, ce jour de procès, eu égard à son devoir et à sa
profession, qui se força à ne rien ignorer, à soupçonner tout le monde, car
tout le monde est suspect ; et, nombre de gens demeurent surpris quand ils se
trouvent en face d’un homme qui a, comme le prévenu assis devant lui, la
religion du respect assez puissante pour en devenir un saint à son tour !
Cet
avocat avait proféré, à la suite de ce crime de la St-Valentin, ce qui suit :
―Moi,
messieurs, j’ai de l’honneur comme on a des soins de propreté, par dégoût de la
bassesse, par un sentiment de dignité personnelle et d’orgueil ; mais je ne
porte pas au fond du cœur la foi aveugle, innée, brutale, comme cet homme. »
Et,
il raconta la vie de cet homme, assis dans le box des accusés.
―L’homme que vous avez devant vous fut
élevé, comme on élevait autrefois les enfants, comme je fus élevé, en faisant
deux parts de tous les actes humains : ce qui est bien et ce qui est mal. On
lui montra le bien avec une autorité irrésistible qui le lui fit distinguer du
mal, comme on distingue le jour de la nuit. Son père n’appartenait pas à la
race des esprits supérieurs qui, regardant de très haut, voient les sources des
croyances et reconnaissent les nécessités sociales d’où sont nées ces
distinctions.
« Il grandit donc, religieux et confiant,
enthousiaste et borné. À vingt-deux ans, il s’est marié. Il a épousé une jeune
femme, élevée comme lui, simple comme lui, pure comme lui. Il eut cette chance
inestimable d’avoir pour compagne une honnête femme au cœur droit, c’est-à-dire
ce qu’il y a de plus rare et de plus respectable au monde, aujourd’hui.
« Il avait pour cette femme une
vénération semblable à celle qui entoure les mères dans les familles patriarcales,
ce culte profond qu’on réserve aux divinités. Sa femme fut un peu de cette
religion, à peine atténuée par les familiarités conjugales. Et il a vécu dans
une ignorance absolue de la fourberie, dans un état de droiture obstinée et de
bonheur tranquille qui a fait de lui un être à part. Ne trompant personne, il
ne soupçonnait pas qu’on pût le tromper, lui !
« Quelque temps avant son mariage, il
était entré comme libraire chez M. Gervaise. Il raffolait des livres, de
littérature et son savoir était grand. Il assassina dernièrement ce dernier,
pour une raison qui a échappée à tout le monde et que j’ai trouvée avec
patience !
« Il a été affirmé par Mme Gervaise et par M. Carbone,
l’associé de M. Gervaise et par toute la famille ainsi que par tous les employés
de la « Librairie Gervaise & Cie
», que Jean-Marie Serbert a toujours été un employé modèle, comme probité,
comme soumission, comme douceur, comme déférence envers ses chefs et comme
régularité.
« On le traitait d’ailleurs avec la
considération méritée par sa conduite exemplaire. Il était habitué à cet
hommage et à l’espèce de vénération témoignée à son épouse, dont l’éloge était
sur toutes les bouches, mais qui, malheureusement, mourut d’une leucémie dont personne ne
savait l’existence tellement sa discrétion sur sa personne était grande !
« L’honnête homme qu’est M. Serbert en
ressentit une douleur profonde, mais une douleur froide et calme de cœur
méthodique. On vit seulement à sa pâleur et à l’altération de ses traits jusqu’à
quel point il avait été blessé. Alors, il s’est passé une chose bien
naturelle. Cet homme était marié depuis dix ans et, depuis dix ans, il
avait l’habitude de sentir une femme près de lui, il était accoutumé à ses
soins, à cette voix familière quand on rentre, à l’étreinte du soir, au bonjour
du matin, à ce doux bruit de pas, à cette caresse tantôt amoureuse et tantôt
maternelle qui rend légère l’existence, à cette présence aimée qui fait moins
lentes les heures.
« Il était aussi accoutumé aux gâteries
matérielles de la table, à toutes les attentions qu’on ne sent pas et qui nous
deviennent peu à peu indispensables. Il ne pouvait plus vivre seul. Alors, pour
passer les interminables soirées, il a pris l’habitude d’aller s’asseoir une
heure ou deux dans une brasserie voisine. Il buvait une bière ou deux et
restait là, immobile, suivant d’un œil distrait les billes du billard courant l’une
après l’autre sous la fumée des pipes, écoutant sans y songer les disputes des
joueurs, les discussions de ses voisins sur la politique et les éclats de rire
que soulevait parfois une lourde plaisanterie à l’autre bout de la salle.
« Il finissait souvent par s’endormir de
lassitude et d’ennui. La télévision, avec ses pauvres programmes, ne l’intéressait
plus ! Il avait au fond du cœur et au fond de la chair le besoin irrésistible d’un
cœur et d’une chair de femme ; et, sans y songer, il se rapprochait un peu,
chaque soir, du comptoir où trônait la caissière, une petite blonde, attiré
vers elle invinciblement parce qu’elle était une femme.
« Bientôt, ils parlèrent de choses et d’autres.
Il prit l’habitude, très douce pour lui, de passer toutes ses soirées à ses
côtés. Elle était gracieuse et prévenante, comme il convient dans ces commerces
à sourires, et elle s’amusait à renouveler sa consommation le plus souvent
possible, ce qui faisait aller les affaires. Mais, chaque jour, Serbert s’attachait
davantage à cette femme qu’il ne connaissait pas, dont il ignorait toute l’existence
et qu’il aima uniquement parce qu’il n’en voyait pas d’autre.
« La petite, qui était rusée, s’aperçut
bientôt qu’elle pourrait tirer parti de ce naïf et elle chercha quelle serait
la meilleure façon de l’exploiter. La plus fine assurément était de se faire
épouser. Elle y parvint sans aucune peine.
« Ai-je besoin de vous dire, messieurs
les jurés, que la conduite de cette fille était des plus irrégulières et que le
mariage, loin de mettre un frein à ses écarts, sembla au contraire les rendre
plus éhontés ?
«
Par un jeu naturel de l’astuce féminine, elle sembla prendre plaisir à tromper
cet honnête homme avec tous les employés de son bureau. Je dis : avec tous.
Nous avons des lettres, messieurs. Ce fut bientôt un scandale public que le
mari seul, comme toujours, ignorait.
« Enfin cette ribaude, dans un intérêt
facile à concevoir, séduisit le fils même du patron, jeune homme de dix-neuf
ans, sur l’esprit et sur les sens duquel elle eut bientôt une influence
déplorable. M. Gervaise, qui avait jusque-là fermé les yeux par bonté, par
amitié pour son employé, ressentit en voyant son fils entre les mains, je
devrais dire entre les bras de cette dangereuse créature, une colère bien
légitime.
« Il eut le tort d’appeler immédiatement
Serbert et de lui parler sous le coup de son indignation paternelle. Il ne me
reste, messieurs, qu’à vous lire le récit de M. Gervaise comme il fut recueilli
par l’instruction.
«
Je venais d’apprendre que mon fils avait donné, la veille même, cinq cents
euros à cette femme, et ma colère a été plus forte que ma raison. Certes, je n’ai
jamais soupçonné l’honorabilité de Serbert, mais certains aveuglements sont
plus dangereux que des fautes.
«
Je le fis donc appeler près de moi et je lui dis que je me voyais obligé de me
priver de ses services. Il restait debout devant moi, effaré, ne comprenant
pas. Il finit par demander des explications avec une certaine vivacité. Je
refusai de lui en donner, en affirmant que mes raisons étaient d’ordre toutes
personnelles. Il crut alors que je le soupçonnais d’indélicatesse et, très
pâle, m’adjura de m’expliquer. Parti sur cette idée, il était fort et prenait
le droit de parler haut.
«
Comme je me taisais toujours, il m’injuria, m’insulta, arrivé à un tel degré d’exaspération
que je craignais de lui quelques violences. Or, soudain, sur un mot blessant
qui m’atteignit en plein cœur, je lui jetai à la face la vérité. Il demeura
debout quelques secondes, me regardant avec des yeux hagards ; puis, je le vis
prendre sur mon bureau le coupe-papier dont je me sers encore pour ouvrir le
courrier postal, je le vis tomber sur moi le bras levé, et je sentis entrer
quelque chose dans ma gorge, au sommet de la poitrine, sans éprouver aucune
douleur. »
―Voici, messieurs les jurés, le simple récit
de cette tentative de meurtre ! Que dire de plus pour sa défense ? Il a
respecté sa seconde femme avec aveuglement parce qu’il avait respecté la
première avec raison.
Après
une courte délibération, le prévenu fut acquitté, le jour de la St-Valentin.
Liège,
Belgique, 14 février 2014
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