Quinze ans, avec remise de peine…



       La porte s’ouvre et Marcel, émerveillé, respire la liberté. Quinze ans. Quinze ans derrière cette porte à attendre cet instant. Il devait en faire vingt, il a bénéficié d’une remise de peine de cinq ans. Il n’y a pas sur terre, un seul homme plus heureux que lui.
       Pourtant sa compagne, Manouche, n’est pas venue. Il y a longtemps qu’il ne la plus vue. Elle doit avoir changé. Quinze ans, c’est trop long. Il ne lui en veut pas. Il rêve.
       D’autres femmes ont la peau douce, non ?
       Il pousse la porte d’un café, pénètre dans la salle et s’installe à une table. Il pourra boire ou manger ce qu’il voudra, rester assis là le temps qui lui conviendra, personne ne lui en contestera le droit. Il est un homme libre.
       « Une bière et un sandwich fromage.»
       Il mastique son sandwich avec un rare bonheur. Quinze ans qu’il n’en n’a pas mangé d’aussi bon de sandwich ! On y a sans doute mis de la sauce liberté !
       À la table voisine, une femme lit un magazine. Il penche la tête pour en lire le titre : « La Mode & Vous. »
       Quel beau titre pour un magazine !
       Elle lève les yeux et croise son regard émerveillé. Il lui sourit. Il pourrait la draguer mais n’en fait rien. Il se contente de la regarder. Il se demande comment on fait encore pour draguer une femme. Il y a quinze ans, il le savait. Il le savait tellement bien qu’il a tué une femelle après l’avoir draguée parce qu’elle s’était moquée de lui.
       Un coup de couteau !
       La femme a repris sa lecture. Il regarde ses seins qui pointent sous le pull. Elle ne porte pas de soutien-gorge. Il espère qu’elle ne porte pas de culotte.
       Il l’imagine nue. Quinze ans qu’il n’a pas vu une femme. Il s’est juré de se rattraper, c’est vrai, mais il a le temps. Pour l’instant, voir lui suffit. Savourer tout ce qu’il peut faire. Explorer, imaginer toutes les possibilités qui s’offrent à lui. Avoir le choix. Il se détend. Boit une gorgée de bière. Il sort un paquet de cigarettes tout chiffonné de sa poche, s’en allume une, lorsque le patron lui dit : « On ne peut plus fumer, Monsieur, si vous avez envie d’en griller une, il y a le sas, là-bas… »
       C’est vrai. Une fois dehors, on peut tout, et, justement, c’est parce qu’on peut tout qu’on ne peut pas tout se permettre. Plutôt que d’aller s’enfermer derrière une vitre d’un vilain jaune qui avait dû être jaune citron, il sort du café en ayant fait rouler les euros sur la table en faux-marbre.
       Quinze ans. Il allume sa cigarette. Il répète, depuis tout à l’heure : quinze ans. Pour un malheureux coup de couteau. La femme n’était même pas morte. Un peu de sang. Elle avait crié, tourné autour d’une petite table carrée en bois blanc, teintée en vilain brun, s’était rendue dans la salle de bains pour voir l’effet escompté, saisi un drap de bain et se l’était mis dans le coup comme pour retenir le sang et puisse dire : « Vous voyez ce qu’il m’a fait ? »
       Il était resté calme. D’un pas lent, pendant que la femelle criait toujours, il avait composé le numéro de téléphone de son toubib qu’il avait trouvé dans un agenda téléphonique assez grand, beige et brun, avec, dessus, une réclame passée par le temps. Était-ce la femme du toubib qui avait répondu ? Sans doute. Il ne se le rappelait plus. Il avait dit, calmement : « Prévenez le docteur que je viens d’essayer de tuer Angèle et que j’ai raté mon coup ! »
       Ensuite, il avait prévenu Manouche. Elle était venue en courant, ou plutôt en voiture, et, elle lui avait demandé, sentant le drame : « Que s’est-il passé ? », il avait expliqué d’un geste vague.
       Pendant que Manouche s’occupait d’Angèle, il ne savait plus comment des cousins avaient été alertés ; toujours est-il qu’un cousin par alliance avait trouvé dans le parc le couteau dont Marcel s’était servie et, fier de sa découverte, il avait crié : « Voici l’arme du crime ! »
       On avait cherché le “Tueur”, mais il avait disparu !
       Lorsqu’il était rentré, la police était toujours présente. On se serait cru dans un feuilleton. Plus de cinq policiers s’étaient jetés sur lui, en lui disant : « les mains derrière le dos, tourne-toi, allez ! Salaud ! » Il s’était tourné, poliment, calmement, et un policier qui avait voulu faire du zèle avait postillonné près de son visage : « Tu sais ce que ça va te coûter, ça ? »
       Il se souvenait très bien avoir répondu : « Vingt ans, minimum, sans remise de peine ! Ne froissez, cependant, pas mon costume. D’autre part, pourquoi me tutoyez-vous ? » Le jeune policier, attendant de l’avancement, avait hurlé : « Et ben ! Tu entends ! Faudrait parler à Môsieur avec des gangs ? Si tu veux nous impressionner, c’est raté ! »
       S’arrêtant pour se griller une nouvelle clope, il se souvenait avoir répliqué à l’adresse du policier : « Est-ce que votre mère sait que vous êtes là ? »
       Levant la main, le jeune policier avait voulu le frapper, quand son bras avait été retenu par le commissaire : « Si ça devait passer aux assises, avait dit ce dernier, n’espérez pas vous en sortir avec un blâme, inspecteur ! Il est même fort possible que la procédure soit annulée ! »
       Et, le jeune homme, rouge de colère, avait ironisé : « Ce sera sa parole contre la mienne, patron ! » Le commissaire répliqua : « Vous savez ce que ça vaut la parole d’un flic, de nos jours ? »
       Le jeune inspecteur, depuis quinze ans, ne devait plus avoir d’acné, sans doute avait-il été muté dans quelque ville de province à cause de son caractère agressif. Angèle n’avait pas porté plainte, il s’en souvenait. Tous l’avaient pourtant prévenue : « Vous devez porter plainte, Angèle, c’est une tentative de meurtre : il recommencera ! » Angèle avait dit « Non ».
       Les policiers n’étaient pas contents. De toute façon, plainte ou non, il y avait le couteau. Tout le monde prévoyait un procès : c’était nécessaire.
       On l’avait conduit au commissariat pour une audition. Le jeune policier avait voulu foncer sur lui en montrant ses poings, puis, tout à coup, il s’était écroulé. Un croche-pied. Face contre terre. La lèvre ensanglantée. Cela en était décidément trop. En se relevant, avant de lui rendre la monnaie de sa pièce, le jeune policier avait lancé : « Tu vas regretter ton croche-pied toute ta vie ! Pendant vingt ans ! Sans baiser, sans rien… Tu entends ? »
       Sur sa chaise, Marcel avait répondu : « Peu m’importe les femmes, Monsieur le psychiatre, je suis homosexuel ! »
       Le procureur du Roi s’était déplacé, en personne, pour conclure cette triste affaire et, demandant au jeune policier de libérer les poignets de celui qu’il venait de cuisiner.
       –– Un hôpital psychiatrique attend Monsieur… Vous pouvez avancer, Monsieur ? Aidez-le, inspecteur !
       Marcel se le rappelait, derrière lui, des larmes ruisselaient sur les joues d’un inspecteur zélé qui ne comprenait pas. Avant de quitter la salle d’audition, Marcel se souvenait s’être retourné et, avec douceur, comme toujours, avait murmuré :
       ––N’ayez aucun remord, inspecteur, vous avez fait votre travail correctement…
       Il y avait un peu plus de quinze ans, à cause des papiers à remplir, des questions, des interventions, des éventuelles permissions de visites, qu’il n’avait pas eues, de l’étage où il dormirait et aurait un lavabo, ses vêtements. Enfin, ce qui était l’ordre du jour. De chaque jour. Pénibles pour certains. Un ordre qu’il fallait assumer. Beaucoup ne résonnaient plus.    
       Nombre de gens se plaignaient du manque de liberté. Certains avaient été délaissés par leur famille. Ils étaient seuls depuis des années et, presque chaque nuit, on les entendait pleurer. Ils n’étaient plus des hommes. Leur personnalité, cette fonction par laquelle un individu conscient se saisit comme un moi, ne représentait plus rien, sinon des troubles de la personnalité de base.
       Marcel se souvenait de son arrivée à l’hôpital et de l’accueil qui lui avait été réservé : « Qu’est-ce que tu as fait ? Pourquoi es-tu là ? Si tu ne veux rien dire, dis-toi bien que, ici, on sait quand on entre, mais pas quand on sort ! Moi, par exemple…»
       Il s’était arrêté. Marcel avait tout de suite compris que l’homme en question ne sortirait jamais. Il aurait une maladie grave, il se suiciderait d’une façon ou d’une autre, il attaquerait une infirmière lors d’un accès de démence ou bien encore…
       Marcel avait rendu des services à tous. À ceux qui voulaient épouser une doctoresse à tout prix ou se promener seul avec une infirmière dans les bois qui jouxtaient l’hôpital ; il s’était défoncé, sachant qu’il ne servait à rien de pleurer sur soi-même quand on avait fait le con. Il assistait à l’office religieux du dimanche matin, répondait à toutes les questions auxquelles il savait répondre.
       Un jour, bien que cela eût été interdit, il s’était rendu au troisième étage de l’hôpital. Il y avait découvert des personnes âgées, en chaises roulantes, qui étaient  parquées comme des bêtes, attendant « la Grande Faucheuse. »
       Le temps avait passé, avec la lune qui passait chaque nuit, le soleil quand il se montrait, la pluie, la neige et le vent. Tout le monde avait une tâche à accomplir. Pour un nombre déterminé, ces tâches étaient un passe-temps, en attendant l’issue finale. Elle pouvait venir de différentes manières.
       La vieillesse et l’incapacité à se mouvoir : on montait au troisième étage. La démence caractérisée : on était parqué aussi, derrière des fils barbelés. On pouvait courir, jusqu’à ce qu’on se blesse et que la blessure s’infecte à tel point qu’il était devenu impossible de soigner : le malade.
       Il y avait les cas des désespérés dont les familles ne s’intéressaient plus depuis le jour où « le malade » était entré à l’hôpital psychiatrique.
       Plus rares étaient les gens comme Marcel qui, après de nombreux examens, avaient réussi leur sortie. Sans évasion. On ne s’évadait pas de l’hôpital psychiatrique ! On obtenait son bon de sortie.      Comme en prison.
       Il se lève du banc où il vient de faire le bilan de quinze ans d’hôpital psychiatrique. Manouche n’est pas venue. Son paquet de cigarettes est vide. Il ne sait pas où aller et entre dans le bistrot où il avait l’habitude d’aller prendre un verre. Chez Gaston. Il est toujours au poste, derrière son zinc. Le garçon se déplace, à gauche, et Gaston s’avance vers lui :
       ––Vous désirez, Monsieur ?  
       –– Une bière, s’il vous plaît !
       Gaston ne l’a pas reconnu.
       Donc, après quinze ans, il doit avoir fameusement changé. Une jeune fille de seize ou dix-sept ans sort de l’appartement, se dirige vers la porte suivie de Gaston qui lui donne encore un peu d’argent en lui faisant promettre de ne rien dire à sa mère. C’est une des filles de Gaston.
       Comme autrefois, aussi, Marcel regarde le manège qu’il a vu tellement de fois qu’il se met à sourire. Cela ne plaît pas à Gaston qui lui lance :
       ––Je vais fermer, Monsieur… Quand vous aurez fini votre bière…
       Mais oui, mais oui ! Marcel ouvre la porte et sort dans la nuit. Il pleut. Il vente. Il fait gluant.

                            Paris, rue de la Corrèze, juillet 2009,



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

DE LA CROYANCE À LOURDES