La rue était méchante


       Prudence allait avoir treize ans et, sans savoir trop pourquoi, elle en était très fière. Ses cheveux tombaient sur ses épaules à la façon douce d’une cascade dardée par le soleil blond de l’été. Elle se sentait mieux que l’année précédente. Elle se sentait mieux depuis que la maison ne respirait plus la terreur. Moment pénible encore que celui où elle grimpait jusqu’à sa chambre, dans une atmosphère pourtant moins oppressante, maintenant.
       La nuit, elle ne restait plus, durant des heures, étendue sur son lit, à écouter le bruit de son cœur  qui était un bruit de souffrance ; souffrance sur laquelle elle ne pouvait d’ailleurs questionner personne. Non ! Tout allait bien maintenant dans la maison. C’est la rue qui était méchante. Les gamines avaient tout compris. Assise sur la pierre grise qui surmontait le petit mur, elle regardait les voitures qui se succédaient sans arrêt, s’entassant au signal rouge pour repartir quand il passait au vert. Elle sentait l’arrivée de Lyne, dès que celle-ci tournait à l’angle de la rue, deux maisons plus loin.
       Un frisson la parcourait des pieds à la tête. Lyne ne disait rien. Les autres enfants pas d’avantage, mais leurs yeux parlaient, leurs regards éloquents se fixaient sur elle et disaient sa honte, la honte brûlante d’une conscience coupable. Tout d’abord, elle s’était enfuie en courant pour se replier sur elle-même. Mais l’on ne peut s’enfuir indéfiniment, car on finit toujours par devenir solitaire. Ce n’était peut-être pas Lyne qui avait commencé. Plutôt Marcelle ou Sarah, ou une autre. Elles s’en étaient toutes doutées au même moment.
       Elle venait encore de passer une journée assise sur la pierre grise, sur le dessus du petit mur. Elle voyait toujours les mêmes taxis, les voitures d’enfants et les nurses. Les garçons jouaient au football, dans la rue au-dessus des voitures, avec les mioches. Tout à coup, l’une d’elles, Lyne ou une autre, avait crié : »— Où il est, ton père ? Elle aurait dû répondre : »–– Il est en voyage », mais... elle ne l’avait pas fait. La question lui était allée droit au cœur. Elle sentait bien que cette question était empreinte de cruauté. Elle en était sûre. Les gamines ne l’interrogeaient pas. Elles le lui disaient carrément, l’accablaient, la blessaient.
       C’est ainsi qu’elles le voulaient, à dessein. Bien sûr, son père était souvent parti en voyage mais, cette fois, ce n’était pas, pour un voyage. Elle le savait et, soudain, elle comprit que toutes le savaient aussi. Elle se tut. Trois gamines se mirent à chantonner en chœur : »–– Où il est, ton père? Où il est, ton père ? Où il est, ton père ? »
       Prise de court, elle leur dit un mensonge : »— Il est à la maison. Ce fut sûrement Lyne qui répliqua : »— Tiens ! Pourquoi ne le voit-on jamais, alors ? »— Il est là, en train de travailler. Il n’a pas besoin de sortir, s’il n’en a pas envie... » Elle se sentait encore plus misérable d’avoir soutenu une chose pareille. Il lui fallait continuer.
       Impossible de revenir en arrière.
       Elle en vint à imaginer qu’elle avait peut-être dit une vérité. Elle eut envie d’aller voir dans la maison. Dans la cave, dans la buanderie peut-être, ou derrière le gros buisson qui fait le coin du jardin. Avant d’expédier le ballon d’un garçon qui jouait de l’autre côté de la rue, ballon qui était venu se perdre dans leurs jambes, une des gamines fit une pause, pour avoir le temps de crier à Prudence :  »— Tu es cinglée... Ils ont divorcé ! » Le voilà, enfin, ce mot qu’elles murmuraient, comme une sourde menace, mais qu’aucune d’elles n’avait encore jamais ouvertement prononcé !
       Impossible de demander une explication. Le mot emportait la malédiction avec lui, et aucune d’elles n’avait jamais parlé de ce qui porte malheur. Ce mot ne correspondait à rien, au fond, il représentait seulement de l’infamie raffinée, vide de sens et saugrenue. Elle eut soudain l’impression qu’une voix hurlait à l’intérieur d’elle-même : »–– Il est dans la maison..., il est dans la maison..., il est dans la maison... »
       Puis elle rêva qu’elle se jetait sur les gamines, déversant sa rage à petits coups, essayant de les frapper les unes après les autres, tandis que toute la bande riait en s’esquivant. Elle avait agrippé Sarah Boudin et lui bourrait les tibias de coups de pied. Elle voyait ces scènes, un peu à la façon dont elle apercevait les choses quand elle allait s’endormir, comme elle entrevoyait, par exemple, l’énorme chat gris rôdant sur le toit d’un métro aérien. C’était peut-être réel, après tout, puisque sa mère la faisait monter dans sa chambre et lui lisait des histoires ; mais elle ne savait pas ce qu’elle lui lisait. Après ce coup là, quelque chose avait dû se passer, puisque personne ne lui répéta ce mot.
       Pourtant, il était resté dans leurs yeux. C’eût été tellement mieux si elles l’avaient vociféré en face d’elle ; au moins, elle aurait pu les battre. Mais, elle ne pouvait en parler, puisqu’elles se taisaient toutes, même Lyne. Il n’y avait pas moyen de leur dire : »–– Il est lui aussi dans la maison et il travaille », ni même d’avouer : »–– Je vous ai menti, il est parti en voyage. » Prudence restait là repliée sur elle-même et ravalait sa peine. Seule, il lui arrivait d’oublier ; mais, c’était impossible, quand ces filles la regardaient, voire quand elles détournaient leur regard d’elle. Un instant, elle eut l’idée d’en parler à Sébastien Bodson, le marchand de journaux ; puis, elle remit son projet à plus tard et, finalement, ne put se décider.
       Ce mot avait pénétré jusqu’au tréfonds d’elle-même. Le mot s’était caché dans le coin des secrets obscurs, avec toutes ces choses affreuses : le rideau qui avait pris feu, l’ouvre-boîtes tout neuf qui avait disparu. Il ne manquait pas de secrets dans ce coin retiré, noir de honte. Elle était à nouveau assise sur la pierre grise et cognait ses talons sur le mur pour bien les user- ce qui était très mal.
       Elle regardait passer les taxis. Elle vit, à gauche, Sébastien sortir de sa petite boutique et rentrer les journaux sur le comptoir en bois de sa boutique. Deux jeunes garçons tournèrent à l’angle de la rue et entrèrent chez le libraire.
       Prudence savait qu’Elvire – un autre méchante - approchait. Elle l’avait vue déboucher deux rues plus loin. Elle se rapprochait toujours. Prudence songea à se mettre doucement debout et à la frapper au visage. Avec les doigts de sa main gauche, elle tâta son petit poing droit. À ce moment-là, un sentiment étrange s’empara d’elle. Elle eut la sensation indéfinissable que son cœur allait éclater. Cette impression avait été produite par une image vague sur laquelle elle concentra aussitôt son attention. Elle ne s’était pas trompée. Son père venait de surgir au coin de la rue de la Poste et s’avançait rapidement, la pipe au coin des lèvres, avec le balancement bien connu de ses épaules.
       L’émotion la paralysa.
       Elle retint son souffle. Ses pieds cessèrent de s’agiter. Son menton fléchit sur sa jeune poitrine et il demeura immobile. Elle ferma les yeux. Elle entendit le pas de son père sur le trottoir. Les pas s’arrêtèrent en face d’elle. Elle sentit que son père venait de s’asseoir sur la pierre qui bordait le mur.
       — Bonsoir, dit son père.
       — Bonsoir, répondit-elle très doucement en gardant les yeux fermés.
       — Tu ne me présentes pas à toutes tes copines ?
       Prudence se mit à hurler :
       — IL est ici ! vous voulez le voir ?
      
*
 *         *

       Prudence était en sueur, lorsqu’elle se réveilla brusquement, le torse en avant, les mains fermées sur son visage crispé. Elle pleurait à chaudes larmes, quand elle remarqua seulement que quelqu’un était assis sur le bord de son lit. Comme sur le mur gris.
       — Tu as fait un cauchemar, Prudence… Ce n’est rien, je suis là !
       — Tu les as vues, papa ?
       — Mais oui… Mais oui… Rendors-toi !
       Elle avait tellement eu peur qu’elle regardait son père sans oser croire qu’il était bien dans la maison. Elle se moucha et demanda, l’air inquiet :
       — Et maman ?
       — Elle dort. Tout va bien.
       — C’est vrai ? Et parrain ?
       C’était le frère jumeau de son père, qui avait divorcé de la belle Carole.
       — Je suppose qu’il va bien. Pourquoi ? Il était dans ton cauchemar ?
       — Oui. Ce n’est rien ! Je leur ferais payer, malgré tout, aux autres !
       — Mais oui… Mais oui… N’oublie pas que tes amies viennent après midi pour le goûter !
       — Hein ?
       — Tu les as invitées !

       Pourquoi avait-elle invité celles qui avaient été si méchantes dans son cauchemar ?



Liège, septembre 2014


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