La lettre du gros
Chère
Amour,
Notre
histoire d’amour est la plus belle et la plus simple qui soit. Si les autres ne
nous comprennent pas, peu importe ! Aujourd’hui, je n’avais pas envie
d’écrire ; j’écris quand même ! Ma mère est malade. Elle a trop bu de
cidre, la nuit. Elle déraille encore et n’arrête pas de parler de Valognes, sa
ville natale… Elle me rappelle sans cesse qu’elle ne m’a pas voulu… Le chagrin
de m’avoir mis au monde. Bref ! Tout ça m’est égal. Père ne travaille plus,
comme tu le sais, depuis des années. Il est au chômage et n’arrête pas de
prétendre que seul le gouvernement est responsable de sa pauvre vie !
Depuis
des années, ma mère a peur qu’il ne la frappe, car il a beaucoup plus de force
qu’elle… Il fait plus mal. Moi, j’ai l’habitude ! À 11 h 23, je me souviens de
l’heure parce que je l’ai regardée à la montre que tu m’as offerte pour mon
anniversaire, je suis sorti pour acheter une salade composée au marché. Faut
bien que quelqu’un fasse les courses. Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas le droit
de manger, comme mes parents et Lisette, de la viande de chez Tardiff. Ils
prétendent que je suis assez gros, sans devoir encore en rajouter !
Donc,
ce matin, après avoir acheté la salade, j’avais envie de marcher sur le talus
de neige du trottoir de la rue Mauvaises Herbes, comme un petit enfant. Je me
suis, soudain, retrouvé les quatre fers en l’air. Ma cheville a lâché. Tu sais
combien je manque d’équilibre. Je suis tombé au milieu d’une urine de chien…
J’ai entendu des gens que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam rire de moi.
Cela
ne m’a rien fait ! En fait, si des personnes peuvent être heureuses grâce à moi
et avoir quelque chose à raconter à autrui, tant mieux.
Qu’est-ce
que tu en penses, mon amour ?
Après
m’être relevé et m’être essuyé le visage avec la manche de mon vieux manteau,
je me suis arraché des croûtes de boutons aux jambes. Ça ne me fait pas mal, ça
irrite mes mollets.
On
dit que c’est dû à une mauvaise circulation du sang. On a dit aussi que j’ai de
l’eau dans les jambes. Ces détails n’intéressent personne : je passe ! J’ai
repris ma marche.
En
passant devant le café Le Spiroux,
j’ai remarqué une fille de ta classe. Très cool ! Tout à coup, j’ai eu envie de
l’aimer, mais pas de l’aimer comme je t’aime ! Je me suis approché.
Les
parents de la fille sont riches ! Quand je dis qu’ils sont riches, c’est riche :
tu comprends ? Ils prennent tout le monde pour de la merde et ils nous le
font sentir. Malgré ça, j’ai dit à ta copine que je l’aimais. Je ne sais pas
pourquoi. Elle m’a regardé et a certainement pensé que j’étais tombé sur la
tête. C’est normal. On n’est pas du même monde. Ses parents ont une vaste
propriété, avec deux piscines, une grande écurie avec des chevaux, deux
voitures, mais je crois qu’ils ne sont pas très intelligents.
Ça
m’est égal, à la fin, si ces gens ne réfléchissent pas et s’ils ont plus de
pognon que nous ! On montre mon père du doigt, parce qu’il est au chômage et ne
travaille pas ; mais, tu vois, on ne montre pas du doigt le père de ta
copine parce qu’il ne travaille pas étant donné qu’il a de l’argent qui lui est
tombé du Ciel ! Ses parents étaient riches, eux aussi !
Ils
font ce qu’ils veulent de leur vie, d’accord, et nous de la nôtre. Ce n’est pas
tout à fait exact… Quand on est pauvre, hein ! Et, en l’observant devant son
Porto, avec cet air de suffisance, je n’avais plus envie d’aimer personne. Je
suis parti, aussi sec ! De toute façon, cette fille qui se prenait pour
Élisabeth Taylor avait des gros yeux qui m’énervaient. Ce n’est pas parce que
je suis gros, en fait, que je dois toujours faire quelque chose de gros, hein !
Tu
vois, mon amour, tu n’avais pas besoin d’être jalouse. Toi, au moins, tu es la
seule qui compte. Comment exprimer mes
sentiments ? C'est difficile. Tu comprends ? Je suis rentré chez moi. Enfin,
chez mes parents ! Juste avant de franchir le seuil, j’ai entendu comme un
bruit qui a froissé mon oreille. Je me suis retourné et j’ai vu un chat noir.
C’était
une petite boule de rien du tout qui, m’observant, continua à ronronner.
J’adore les animaux, tu le sais, sauf les chats. Et, maintenant, avec la
nouvelle loi sur la stérilisation des chats, hein !
Il y en a un qui,
jadis, m’a griffé l’oeil gauche : ça n’intéresse personne, d’ailleurs ! Tu es
la seule à être au courant de tous ces petits détails. Donc, près de moi, ce
chat noir ronronnait et je ne voulais pas qu’il fût content. J’ai pris un gros
caillou, je lui ai lancé. J'ai souhaité sa mort, sur le moment. Il a évité mon
projectile et est parti.
Alors,
tout bête, j’ai pleuré.
Une
femme d’un certain âge s’est approchée de moi et m’a touché pour me demander si
j’avais un problème. Ma sœur aussi
déteste qu’on la touche ! La vieille revenait
du marché. Comme moi. Elle avait assez de choux dans son panier pour s’occuper
pendant des jours. Elle n’avait pas le droit de s’occuper de ma salade ! Comme
j’étais fâché, j'ai dit :
—
Veille crotte de bique !
Elle
devait être bougrement sourde, puisqu’elle n’a pas réagi ! Elle est partie en
murmurant qu’il n’y avait plus de jeunesse et bien d’autres choses encore… On
eût dit qu'elle avait peur que je la frappe !
Ce
qu’elle racontait ne m’intéressait pas du tout. J’imaginais son nez en forme de
patate et cela me fit sourire. J'étais seul, une fois de plus ! Tu vois, ma
chérie, j’ai tellement l’habitude ! Soudain, ma mère a crié mon nom par la
fenêtre. Je n’ai pas répondu. Je n’ai pas été surpris lorsqu’elle a hurlé pour
que tous les passants entendent :
—
Alors, le gros, tu te décides ?
Ça
me fait quelque chose, quand ma mère me surnomme de cette manière. Qu’est-ce
que ça peut faire que je sois gros ? Est-ce vraiment de ma faute si je suis
moche ? Est-il nécessaire de la part d’une mère, d’avoir honte de son fils,
comme ça ? Sans doute. Je ne peux pas m’en rendre compte puisque mes copains
n’ont pas la même vie que moi. Que ma mère me surnomme comme elle en a envie,
après tout !
Je
suis rentré. Je t’ai dit que ce n’était pas chez moi, mais chez mes parents !
J'ai reçu une paire de gifles de ma mère, parce que je traînais en rue. Elle
avait encore un verre d’alcool à la main. Elle m’a dit que j’avais été méchant.
Quand
? Où ? Comment ? J’attends toujours une explication que je n’aurai jamais,
c’est clair. Tu vois, ma chérie, la vie, c’est comme la Loterie Nationale. Tu
penses avoir gagné et tu as perdu. On croit être normal : on s’aperçoit que
c’est pas vrai !
Quand
on se dit que ce n’est pas grave, l’existence nous prouve le contraire. En tout
cas, ma sœur est née normale ! Je n’ai pas le droit de l’appeler sœur. Elle est
belle et intelligente. Tout le contraire de moi. Moi, je ne suis rien… On me
l’a déjà dit… Le gros ou rien : c’est pareil ! Ma mère s’est parfumée. Ces
temps-ci, elle se parfume beaucoup et souvent. Je sais pour quelle raison. Mon
père ne la baise plus, alors elle va voir ailleurs. Un jour, elle m’a dit que
son Jules avait une fille de mon âge.
—
Tu pourrais apprendre un tas de choses, avec elle !
Seulement,
je n’ai pas envie d’être son copain. Je serai un policier. Ton métier de femme
peut être n’importe lequel ! J'ai décidé que tu serais une assistante sociale
et que tu ferais le bien autour de toi. En faisant le bien, nous ferons une
bonne paire, tous les deux. Pas vrai ? J’arrêterais les bandits, je mettrais en
prison tous les parents qui frappent leurs enfants ou qui en abusent.
Ça
sera super, pas vrai ?
Je me suis rendu dans la salle de bains. Ma sœur se
démêlait les cheveux. Je suis sûr qu’elle allait utiliser le shampooing doux, Elseve-Machin-Chose, de l’Oréal. Il
paraît qu’il assure vitalité et brillance pour les cheveux mi longs et longs.
Il contient également une substance étudiée pour un démêlage tout en douceur
des cheveux mi-longs et longs. C’est écrit sur la bouteille. Elle prétend,
comme la publicité : « Je mets ça, parce que je le vaux
bien ! » Mon cul, oui !
Ce
shampooing sent bon et fait beaucoup de mousse. J’aime bien la mousse. Si je
demande pour mettre de ce shampooing sur mes nombreux cheveux, ma sœur se fâche
! De toute façon, ce shampooing n’est pas terrible. Un jour, j’en avais mis, en
cachette : j’ai failli devenir aveugle ! Je ne crois pas que ce soit pour ça
qu'elle ne veut pas que je l’utilise ! En réalité, c’est un produit uniquement
pour les femmes.
Quand
ma sœur se lave les cheveux, ils bouclent et des reflets bruns apparaissent.
Les blondes ne sont plus à la mode. Je me lave souvent. Parfois trop, au gré de
ma mère qui m’a dit :
—
Si tu n’étais pas aussi gros, tu n’aurais pas besoin de te tremper tout le
temps ! Tu n’aurais pas autant de gras sur le corps. Et tu ne dépenserais pas
ainsi de l’eau tout le temps : elle coûte la peau des fesses !
J’ignore
pourquoi je ne crois pas ma mère. Ma sœur a un physique de crayon et elle prend
sa douche tous les jours, si ce n’est pas plusieurs fis par jour !
Qu’est-ce
que tu en penses, ma fée ? Tu crois que ma mère me ment ? Les mères ne disent-elles
pas toujours la vérité ? Cela dépend si les enfants sont normaux, bien
sûr. Moi, je ne le suis pas. Donc, ma mère a le droit de me mentir, si elle en
a envie. C’est juste, hein ? De toute façon, qu’est-ce que tu peux bien en
savoir, toi ! Tu n’es qu’une petite fée dans ma tête !
Tu
n’existes même pas. Et alors ? Tu es la seule copine qui m’écoute, me comprend
et je t'aime par-dessus tout. C’est normal. Tu représentes tout ce que mes
parents ne sont pas avec moi ! Tu n'as pas de soeur idiote. En fait, petite
fille, tu es venue au monde par hasard. Ta mère n’a pas été baisée, pour
t’accoucher par la suite, par accident. Tu as de la chance : tu n’as pas de
parents !
Tu
es ma tendre aimée, parce que tu es comme je t’aime. Toi, tu ne me quitteras
jamais. Si tu le faisais, je te donnerais un grand coup de pied dans le ventre.
Tant pis pour toi ! Ma douce, tu es mon seul Amour : je souhaite me marier avec
toi ! Chérie, à toi seul, tu formes toute une famille. Et, toi, tu m’aimes !
Je
n’ai plus envie d’écrire. J’arrête. De toute façon, il n’est pas utile de
continuer. Tu ne répondras pas à cette lettre. C’est normal ! En plus, je ne
peux pas te l’envoyer, puisque je ne sais pas où tu habites, si ce n’est que
sur du papier.. Tu habites dans ma tête.
Je
ne peux pas envoyer une lettre à ma tête ? C’est impossible ? Pas sûr.
Maintenant, avec Internet que je n’aurai jamais parce que mes parents sont
pauvres et idiots, on peut envoyer des
lettres à n’importe qui dans le monde. Je dois te quitter. J'ai faim. Il m’est
difficile de te quitter. Je te souhaite une bonne fin de journée, pleine de
bonnes choses. Adieu.
Ton
gros.
Liège,
Belgique, septembre 2014
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