LE DOMAINE DES LOUPS

Le Domaine des Loups, Soumagnac, dans les Ardennes belges (Province du Luxembourg). Il est 17 h 47, lorsqu’un homme regarde la place de la ville avec intérêt, bien que les lumières fussent glauques à n’y rien voir. À cette heure, la neige colle aux pieds et il n’y a guère de monde dans le centre. Les grands magasins sont encore ouverts et on y défait les décorations des fêtes de fin d’année pour les remplacer par de larges banderoles rouges sur lesquelles sont écrits en gras le mot “soldes”.
L’air est sec, il fait froid, les yeux piquent, les lèvres sont gercées.
       Cet homme a pris un train, cet après-midi, Gare du Nord, et s’est installé dans un compartiment de seconde classe. Il vient seulement d’en descendre, après beaucoup de changements à travers les gares françaises et belges. Un taxi l’a conduit de la gare jusqu’au centre ville qu’il découvrait avec curiosité. Il y avait longtemps qu’il n’était plus venu dans la ville. Le taxi l’arrêta place du Général Bertrand. Des autobus attendaient de l’autre côté de la place.
       Il venait de demander au chauffeur :
       ― Ces autobus se rendent-ils au « Domaine des Loups » ?
       ― Oui. Mais, à votre place, je poursuivrais avec moi. Ce n’est pas la porte à côté. Qu’allez-vous donc faire dans ce coin abandonné de Dieu et des hommes ?
       L’homme répondit se rendre au Domaine. Le chauffeur parut étonné. Cet homme grand, sec, à la figure patibulaire, ne se doutait certainement pas où il allait mettre les pieds. En allumant une pipe qu’il avait bourrée de gros tabac de la Semois, l’homme questionna le chauffeur :
       ― Voyez-vous parfois quelqu’un du Domaine ?
       ― On voit Émile, une fois par semaine, répondit ce dernier.
       ― Alors, c’est qu’il y a quelqu’un au Domaine ! reprit l’homme, et il ajouta : « C’est tout ce que je voulais savoir, parce que je vais au Domaine, et je ne tenais pas à faire des kilomètres pour rien, fut-ce en taxi… »
       ― Vous souhaitez que je vous conduise au Domaine ?
       ― Vous paraissez être le seul taxi de la ville ?
       L’autre soupira.
       ― C’est pas la porte à côté, même en voiture, corrigea le taximan. Et avec le meurtre de l’autre jour… Vous n’avez pas envie de prendre un café chaud, chez Marcelle, avant de partir ? dit-il. Parce que moi…
       Il a froid. Les deux hommes entrent au débit de tabac qui est sur la place, où ils demandent une tasse de café en recommandant qu’il soit bien chaud. En rallumant sa pipe qu’il a laissé s’éteindre, l’homme questionne :
       ― Il y a longtemps que vous faites le taxi, à Soumagnac ?
       ― Cinq ans.
       ― Et avant ?
       ― J’étais coiffeur. Nous avions un beau petit salon, rue des Tuileries, peint en bleu, puis ma femme est morte d’un cancer du sein. Je me suis fait taxi pour ne pas rester toutes les journées devant la télé…
       Les deux hommes parlèrent de l’hiver qui était rude, de ses enfants qui avaient eu grand plaisir de voir les cadeaux que leur avait apporté le Père Noël. Le taximan ajouta, pourtant : « Ce n’est plus comme de notre temps où on se contentait de peu de choses… Maintenant, il leur faut le dernier avion ou la dernière navette spatiale, la dernière console, l’iPhone5, la tablette… Vous voyez ce que je veux dire ? Je parie que vos enfants aussi… 
       ― Je n’ai pas d’enfants.
       ― Excusez-moi.
       ― Il n’y a pas d’offense.
       ― Germaine et moi en avons eu deux. Un garçon et une fille. Quand nous avions le salon, ce n’était pas si difficile que ça de boucler les fins de mois… À présent… Maintenant, on y va ? Marcelle, tu mets ça sur mon compte !
       L’inconnu refusa, paya les consommations, et les deux hommes sortirent emportés soudain par une rafale de neige. Le taximan connaissait bien le Domaine des Loups. D’ailleurs, il racontait l’histoire de sa ville avec émotion.
       — Le nom du château, commença-t-il, faisait référence à la famille...
       Il se mit en devoir de raconter l’historique du château, laquelle remontait au 17èmesiècle. Depuis cette époque lointaine, le château devint propriété de huit seigneurs différents. Le dernier propriétaire fut acheté, ensuite, par Thomas Clément, en 1936 ; il fit construire un manoir jouxtant le château pour son fils Robert. Les hautes grilles du château furent transférées et élevées devant le manoir, comme la chapelle, le pavillon de chasse, les divers sentiers et les fermes. Des 180 hectares du château, 137 appartinrent au manoir, dont Robert Clément a fait un bijou.
       « Robert Clément de Soumagnac, fils du châtelain décédé lors de l’incendie criminel et non encore résolu depuis deux ans, a porté ses travaux sur l’aménagement de son manoir, pour satisfaire ses goûts romantiques. Plusieurs bosquets furent jetés en travers des vallons des bois alentour ; le parc s’agrémente d’une fausse ruine surmontée d’une chapelle, le pavillon de chasse est également sur les terres du domaine et de sentiers pour la promenade ; les maisons de gardes ont des airs de cottages normands.
       « C’est grandiose de bonheur ! Le Domaine des Loups devenait ainsi un nom propre. D’une superficie de 137 hectares et comprenant les 5 fermes du château, il voulut être racheté par la société immobilière qui s’appropria les terres du château après l’incendie. Cette société avait voulu en faire l’acquisition, afin d’y entamer un lotissement pour la construction d’une Maison de repos pour personnes âgées, comme elle l’avait fait sur les terres du château ! C’est bien, non ? dit le taximan.
       — Oui, dit Lenoir qui connaissait bien l’histoire et qui savait qu’au sujet du Domaine les étrangers ignoraient que le propriétaire y possédait des loups. Ils ne différaient d’un grand chien que par leurs museaux pointus, leurs oreilles toujours droites et leurs queues touffues pendantes. Leur pelage était blanc.
       La Belgique ne possédant plus de loups depuis le 19ème siècle, ce fut lors d’un voyage en Espagne, puisqu’il y règne encore un millier de loups, que Robert Clément de Soumagnac acquit deux merveilleux spécimens de loups. Il déclara toujours : —«  Le loup n’est pas un animal qui s’attaque à l’homme. La station debout de celui-ci, lui fait trop peur. Les rares agressions viennent d’animaux victimes de la rage ou bien de loups domestiqués et dominés par l’homme ; la détention dénaturant l’instinct.»
       Chez Robert Clément, les deux loups étaient en liberté et n’avaient jamais agressé personne.
       Le chauffeur remarqua que la triste fin du château de Soumagnac n’avait pas eu l’heur d’impressionner son passager et, s’arrêtant de raconter l’historique du château et du Domaine, le taximan regarda son passager dans le rétro et déclara :
       ― Évidemment, vous ne pouvez pas comprendre. Ce sont des sentiments qui échappent à ceux qui ne sont pas nés ici…
       ― Qui vous dit que je ne connais pas Soumagnac ? C’est un bienfait pour les personnes âgées, non, la maison de repos ?
       ― Je ne dis pas le contraire, monsieur, mais ça nous change le paysage. Vous êtes venu en vacances dans ce coin pourri pour admirer des ruines transformées en sanatorium ou pour voir le Domaine des Loups ?
       ― J’étais au courant de l’incendie criminel. Je vais au Domaine, simplement !
       ― C’est rapport au meurtre ?
       ― Que savez-vous à son sujet ?
       ― Je ne sais pas grand-chose. Sinon qu’on aurait reçu un coup de téléphone au commissariat annonçant qu’un homme ayant reçu des menaces avait disparu. C’est un ouvrier du Domaine. Outre quelques objets personnels, la police n’a pas trouvé le moindre indice matériel. 
       ― Qui était la victime ?
       ― Un certain Massonneau. Frédéric Massonneau… Il travaillait pour Robert Clément de Soumagnac, le fils du châtelain décédé. Pourquoi ? Cela vous intéresse ? Ça n’intéresse même pas le commissariat qui s’est à peine rendu sur les lieux et qui a préféré demander à un privé de s’occuper de l’affaire… On se demande à quoi servent nos impôts ?
       ― Qui a téléphoné ? Quelqu’un du Domaine ?
       ― Une femme, d’après ce qu’on dit.
       L’homme observait, en cette journée qui touchait à sa fin, par les vitres sales du taxi, les passants, les vitrines des magasins sur lesquelles étaient écrits les mots “soldes”, les vieilles maisons qui semblaient d’un autre âge, après le pont Joseph-Henri Bernardin, écrivain, membre fondateur de la Société des gens de Lettres de Soumagnac.
       D’autres rues, aux murs crénelés, sales, avec des papiers gras un peu partout et du vomi, un autre pont, des gens qui couraient parce qu’ils allaient être en retard pour dîner. D’autres encore sortaient d’un café, la marche hésitante, où ils avaient passé la journée en jouant aux cartes. Sans doute étaient-ils, comme en France, des chômeurs.
       À gauche, un grand cimetière que le chauffeur comparaît au Père-Lachaise qu’il n’avait sans doute jamais vu. En tout cas, il avait raison sur un point : ce n’était pas la porte à côté ! Le chauffeur recommençait à parler. Il était intarissable. Pour l’inconnu, il était, certes, beaucoup plus agréable de voyager en présence de quelqu’un qui était de bonne humeur qu’avec quelqu’un qui faisait la gueule. On arrivait à un croisement, un car de touristes manqua d’emboutir la voiture, et, comme dans tous les pays du monde, glaces baisées, ce furent les injures : ––«  Tête de nœuds, en… Ah ! Non, mais vous avez vu, ce con ? ».
       De mauvaise humeur, à présent, le chauffeur attendait qu’un signal passe au vert, devant un passage à niveau.
       ––Tiens ! On la distingue mal mais, dans la rue à gauche, c’est là que vivait, avait-il voulu commencer alors qu’un long coup de klaxon se faisait entendre. « Ouais… Ouais… », grommelait-t-il, tandis que l’inconnu se mettait à rire. On dépassait un arrêt de bus illuminé, puis un autre et encore un autre, un viaduc apparaissait, et, à gauche, à côté d’une pompe à essence, une pancarte indiquait clairement : « Domaine des Loups ».
       ― Arrêtez-moi là, dit l’homme. Au fait, c’est vraiment à cause des loups que les gens qui ont détruit le château des Soumagnac n’ont pas touchés au Domaine ?
       ― Pas tout à fait. Ils auraient pu les abattre, oui, mais s’ils les rataient... Ensuite, ils auraient dû passer sur le corps de Robert Clément de Soumagnac, et ça ! Vous comprenez ?
       Se tournant pour recevoir, le taximan s’exclama : « Je me demandais, tout en vous regardant dans mon rétro, où j’avais déjà vu votre tête. Vous ne seriez pas le privé ? Attendez ! Jean Lenoir que tout le monde appelait Jeannot et dont une rue porte son nom dans la ville…»
       L’inconnu paya et donna un gros pourboire car, malgré la neige beaucoup plus dure sur les hauteurs de Soumagnac, malgré le froid, l’homme venait de parcourir des kilomètres inoubliables.
       ― Je me suis trompé ? questionna le taxi.
       ― Non. Cependant, n’en dites surtout rien en ville, c’est promis ?
       ― Bien, monsieur Lenoir.
       Et le taxi fit plusieurs manœuvres avec difficultés pour reprendre la route en sens inverse. Allait-il se taire ? Lenoir l’eût préféré. Si le coupable était en ville, il se tiendrait à carreau, s’il le savait au manoir. Il entra dans une maison qui avait dû être une petite auberge et qui, aujourd’hui, semblait abandonnée, comme à mille milles de toutes régions habitées.
       ― Vous désirez, Monsieur ?
       ― Un cognac, s’il vous plaît, je suis gelé...
       ― La taverne est close depuis que le château a brûlé et nous n’avons plus de licence…
       ― Et pour Émile ? Pas votre mari, mais le garde du Domaine ?
       ― Comment le savez-vous ?
       Il souriait. La femme le regardait, méfiante, et une voix d’homme aboya de la cuisine :
       ― Donne un coup à monsieur, Henriette… Il fait froid et tout le monde a le droit de boire un coup, sans pour autant être aubergiste !
       Sans doute, pour le passant non averti, cette ancienne auberge représentait-elle, en ce début de soirée, un certain air de quiétude. Ça ressemblait à s’y méprendre à certaines cartes postales de Noël : les sapins qui l’entourent se sont poudrés de neige ; dans la cour aussi, un épais tapis blanc amortit le bruit des pas. Henriette avait vieilli. Elle ne regardait plus son fils jouer aux billes, avec les garçons, comme autrefois, au retour de l’école. Le comptoir en cuivre, le dernier de la ville de Soumagnac, aussi avait changé. Ce n’était plus le même que jadis. Autrefois, c’était un vrai comptoir en cuivre, bosselé d’un bout à l’autre, avec trois pompes et tout le monde disait : « Le cuivre de Marchand va ouvrir, dépêchez-vous, vous autres ! »
       Par contenance ou par nervosité, pendant qu’il sirotait son cognac, Henriette se mordillait fréquemment les lèvres, si bien que celles-ci devenaient d’un beau rouge de sang. Ses yeux sombres reflétaient un feu ardent. Une créature admirable, de celles qui sont capables de faire rêver les foules comme de déchaîner des drames. Quelle vedette de cinéma elle aurait fait ! Ses doigts fins jouaient avec un mouchoir de dentelle qui ne résisterait pas longtemps. Une bûche s’écroula tout à coup dans l’âtre et lança des étincelles. Cette taverne avait beau être en pierres qui dataient du XVIème siècle, avec des poutres en vieux chêne au plafond et des colombages partout sur les murs, on y sentait le bonheur de vivre.
       Le mari écarta un rideau aux carreaux rouges. C’était Émile. Son fils Lucien, l’éternel dernier de classe, avait eu son diplôme d’école primaire parce que sa mère couchait avec le directeur. Il l’avait appris et en avait voulu à sa mère tout le reste de sa vie. On avait dit qu’ils s’aimaient et qu’ils avaient formé le projet de s’enfuir à l’étranger. Un jour, on avait retrouvé le cadavre du directeur de l’école dans le canal, accroché avec un câble au pont Joseph-Henri Bernardin, parce qu’il ne voulait plus partir avec elle à l’étranger !
       Son cognac terminé, Lenoir mit de la monnaie sur le comptoir et lança :
       ― Le cognac était super, Émile.
       ― Vous me connaissez ? Attendez ! Qui êtes-vous ?
       C’était ce même Émile Marchand, dont le fils Lucien était partit pour Paris en quête d’un travail différent.
       Lenoir était sorti et, une rafale de neige aidant, avait disparu dans le lointain. La nuit était tombée. Il dut s’arrêter, le souffle court, devant le panneau indicateur à l’embranchement de deux rues. Le nom ne lui rappelait rien, sinon celui d’un biologiste français du XIXème siècle : Louis Pasteur. Il enfouit son visage entre ses bras, une véritable tempête s’abattit sur lui et il crut qu’il était mort.
       À cet instant, Jeannot Lenoir respirait avec difficulté et dut s’asseoir par terre. Il se demandait pourquoi le nom du biologiste semblait lui rappeler quelque chose d’imprécis. Tout à coup, il se leva et cria : « Isabelle ! ». Il l’avait connue quand elle vendait des fleurs sur la place du marché, d’abord, puis chez un indépendant lamentable. Elle vivait dans cette rue, avait un gentil mari et deux enfants qu’elle avait baptisé : « Les petits loups ». Cela n’avait aucun rapport avec le « Domaine des Loups » qui se trouvait, pourtant, à quelques centaines de mètres de la rue Louis-Pasteur.
       Lenoir marcha sans rencontrer âme qui vive.
       Le ciel n’était plus seulement couvert, mais il faisait maintenant nuit noire, quand il arriva au Domaine. C’était une grande et vieille bâtisse grise, immense par les proportions, séparée du TGV Nord-Européen par une brève allée de châtaigniers. Un rideau de ces mêmes arbres masquait le manoir du côté de la route nationale que Lenoir n’avait pas vue, étant tombé dans un fossé. Il venait, ensuite, de faire la connaissance d’un des bosquets ; il était dans les bois alentour, quand il rencontra une fausse ruine et s’y blottit pour se cacher de la tornade blanche. Il se souvenait des aîtres de jadis, tout différents.
       Autrefois de grandes grilles, un tout petit pavillon à droite, cinq fermes bien entretenues, se rappelaient à sa mémoire. Des femmes de charges dans chaque ferme, des paysans bien payés à condition qu’ils remplissent leur travail comme pour deux, la chaleur humaine du hobereau, comme Robert désirait qu’on l’appelât ! Pour lui, il n’était plus question de châtelain : cela n’avait plus aucun sens ! Il n’y avait même plus de grilles. Il voulait être libre !
       De l’avis de Lenoir, Robert tenait encore plus à sa liberté en ce début d’année ! Avait-il seulement la télévision, un ordinateur ? Jeannot s’étala plusieurs fois à travers champs. En avant de la façade, des petits arbustes se présentaient à sa vue pleine de neige. Un tout petit pavillon, à droite, indiquait sans nul doute qu’il s’agissait du liteau. Il valait mieux ne pas trop s’approcher, au cas où le propriétaire serait absent, même si les loups n’étaient pas agressifs. Une cour profonde et tout de suite le perron assez disloqué. La ville de Soumagnac ne semblait pas éloignée, et pourtant, le détective eut juré qu’elle était à l’autre bout du monde.
       Il n’y avait pas encore de grognements. Pas le moindre bruit, sauf une bise mordante, le noir, la neige, le froid, tout ce qu’il y avait de parfait pour entreprendre une telle excursion. Lenoir se demanda si le propriétaire des lieux quittait son manoir par un temps pareil. Que Dieu veuille qu’il soit présent et qu’il puisse lui venir en aide ! Il était venu pour ça, de toute façon ? Maintenant, c’était trop, tant pis pour les loups, tant pis s’il se faisait dévorer, mais il avait trop froid et gelait sur place. Il se glissa entre les petits parcs qui menaient à la grande porte d’entrée en chêne.
       Il chercha une vieille chaîne, comme on lui avait dit qu’il en existait dans tous les vieux manoirs, et n’en trouva point à son grand étonnement. Il aperçu avec difficulté un interphone avec plusieurs boutons et en fut surpris. Des noms figuraient à côté de chaque bouton à droite de la porte principale : « Robert Clément de Soumagnac… Émile Carteron… Frédéric Massonneau… Georges Brisard… Konstanty Sadlowski…»
       On entendit un timbre résonner gravement, tel le son artificiel d’une grosse cloche, à l’intérieur de la maison. Jeannot Lenoir sourit en voyant comme il était possible de marier l’ancien et le nouveau. Mais, après cinq minutes, personne ne s’était encore montré. Même pas les loups. Lenoir se changeait peu à peu en statue !
       À son avis, les loups devaient avoir mangé et s’étaient endormis. Le vent frappait son visage encore davantage, il faisait de plus en plus froid. Le pôle Nord, c’était tout petit, petit, à côté d’ici ! Lenoir leva la tête et, pendant que la bise s’insinuait dans son cou, il remarqua que certaines fenêtres étaient fermées. Mauvais présage. Il sonna à nouveau, se mit à maudire ce bruit de cloche qui ne devait pas servir à appeler les pompiers ! Il divagua en pensant qu’il aurait encore préféré les loups que le froid, se reprit et s’apprêtait à résonner.
       Au moment où il allait toucher l’interphone pour la troisième fois, son poignet droit rencontra une aspérité et il en résulta une estafilade assez profonde.
       Jeannot Lenoir avait passé son enfance et son adolescence à Soumagnac. À vingt ans, il était parti pour Paris. Il avait ouvert une petite agence de détective privé, Avenue Moderne, au 107, dans le XIXème arrondissement, qui avait pris de l’importance avec les années.
       Quarante ans plus tard, alors qu’il ne se rendait plus personnellement sur les lieux d’une affaire, il avait fait exception parce que ça se déroulait dans son pays natal, dans sa ville. On lui avait dit qu’il y avait eu un meurtre mercredi dernier.
       La disposition des êtres du manoir était tout autre, jadis, mais le bâtiment ne semblait pas avoir changé de beaucoup. À quelques exceptions faites, comme pour la sonnette, même si on les distinguait difficilement, les parcs et leur agencement, tout avait l’air d’être resté le manoir d’autrefois.
       Les parents Lenoir avaient connu les Clément de Soumagnac. Les Clément n’étaient pas nobiliaire pour deux sous et n’avaient pas donné leur nom à la ville. Ce fut plutôt le contraire. Pour prolonger la tradition, Thomas Clément ajouta « de Soumagnac » à son nom de telle sorte qu’on sache d’où il provenait en cas de guerre. Après avoir longé le vaste bâtiment, à droite, Lenoir se souvînt qu’il y avait des écuries. Celles-ci n’existaient plus. Des pierres beaucoup plus jeunes que les autres indiquaient qu’il n’y avait pas longtemps que les anciennes écuries avaient été renversées.
       Une question se posa au détective : comment pénétrer à l’intérieur de la bâtisse sans éveiller les loups ? Lenoir fit le tour du vaste manoir, à contre cœur, car les rafales de neige se transformaient en tempête. Il tâtonnait dans cette nuit d’encre.
       À mesure qu’il avançait, il murmurait : « Sale métier ! ». On lui aurait dit que le thermomètre était descendu à dix degrés sous zéro qu’il n’en aurait pas été étonné.
       Les cailloux étaient blancs, comme la glace, le nez du détective d’un violet inquiétant. À chaque mètre, il grattait la couche de neige glacée qui se formait sur son manteau, comme il l’eut fait sur le pare-brise d’une voiture. Soudain, il crut que le sol se dérobait sous ses pieds et il essaya de se rattraper aux pierres, puis ce fût le vide. Il devait se le rappeler, il avait crié, puis il avait perdu connaissance !

*
*               *
       Son sang ne fit qu’un tour, lorsqu’il revint à lui. Là, tranquillement assis, se tenaient deux loups d’un blanc immaculé qui le regardaient curieusement, mais sans vouloir attaquer.
       ― Ne craignez rien ! balbutia-t-il. Je ne fais que passer…
       Les loups ne bronchèrent point, jusqu’au moment où il voulut se lever. Lenoir en avait vu d’autres dans sa vie, il était pourtant terrorisé. Si le manoir était aussi peu engageant que possible, sous la neige, avec ses troncs d’arbres qui se dessinaient sur le blanc hivernal, le pays était peut-être plus sympathique à d’autres moments de l’année, mais, par ce temps, tout se découpait en blanc et noir comme une lettre mortuaire… Et les loups étaient blancs !
       Le détective cherchait dans ses souvenirs d’éventuels détails qui eussent pu le faire sortir de cette vaste pièce où chaque travée, fortement rythmée, se répercutait dans les travées des nefs latérales. Il ne pouvait se souvenir de ces souterrains murés dont les ramifications lui étaient inconnues. Il s’agissait bien d’un souterrain aménagé comme une pièce luxueuse.
       Si au-moins cette vaste pièce donnait sur une porte, ce serait bien, mais en présence des loups, ce l’était moins !
       Lenoir se leva, fit un pas en avant et s’aperçut que les loups ne bougeaient pas. Il priait pour atteindre un mur ou une galerie qui serait son « Sésame ouvre-toi ! » Il atteignit une porte qui lui sembla dure mais, en forçant, il l’ouvrit sans trop de difficultés. Les loups n’avaient pas bougés. Ils s’étaient recouchés, le museau entre les pattes de devant, et le regardaient de loin. Pour Jeannot Lenoir, c’était un miracle, de n’avoir pas été déchiqueté dans la seconde après son atterrissage forcé dans ces lieux. Quand la porte grinça, il eut peur, et cette peur était si intense qu’il crut entendre des chauves-souris couiner.
       Lorsque la porte fut ouverte, le détective gravit plus d’une dizaine de marches en marbre d’un large escalier en colimaçon, dont les murs étaient garnis de tableaux de maîtres. Lenoir se baissa et émergea, par une porte plus petite, sur un petit hall aux voûtes d’un autre temps.
       Un crâne, taillé dans la roche, semblait lui sourire, ce qui ne fut pas son cas ; il sursauta, se recula et se cogna la tête à la voûte. « Quelle connerie ! » fut le mot prononcé avec violence et, courbé, il atterrit l’air grave, dans une salle aux meubles divers qui attestait l’étrangeté des lieux. Les poutres de chêne étaient légions et incrustées dans les murs sans que les briques fussent cimentées entre-elles pour autant, et, pendant qu’il se frottait la boîte osseuse, d’un regard circulaire, il contemplait d’autres sourires inhumains taillés à même la pierre.
       Il respirait d’une respiration qui était faible et prête à s’éteindre. À Soumagnac, les souffles de la nuit flottaient assurément sur la ville. Cette pièce ne donnait accès à aucune autre, par la gauche ; une seule issue en indiquait la sortie, par la droite et, il lui fallut à nouveau se baisser, en passant par un nouveau petit hall aux figures de petits monstres, pour atteindre une pièce hors de toute proportion et qui dans ces lieux paraissait irréelle : une cuisine équipée !
       Pas n’importe laquelle !
       Comment le propriétaire du Domaine des Loups avait-il pu imaginer dans son manoir, qu’une cuisine en longueur de style rustique qui pouvait avoir un peu plus de 4,50 mètres de long, puisse s’adapter presque parfaitement au décalage des murs du manoir qui l’accueillait ? Une hotte rustique avec poutre en chêne massif accentuait encore l’aspect traditionnel de cet ensemble irréel dans ces murs. Une cuisine, enfin, partiellement dissimulée par une cloison à l’aide de vieilles pierres retrouvées du manoir Dieu sait où, et un muret à l’identique qui semblait accueillir un bar ! Lenoir pouvait dire qu’il avait devant lui, enfuie en secret, au cœur même d’un vieux manoir, la cuisine ouverte idéale pour un espace moderne et qui, à nul doute, intégrait tout l’électro ménager nécessaire : lave-vaisselle, four, micro-onde, réfrigérateur et congélateur et toutes les plaques de cuissons.
       Une merveille ! Un bijou ! Comment des travaux considérables et une création appartenant indéniablement à l’irrationnel avaient-ils pu être entrepris sans que cela ne nuise à la solidité des combles et aux murs crénelés ? Quels risques d’avoir assurément percé dans tous les blocs de la roche du manoir pour se rendre maître des éléments ? Combien de corps de métier n’avait-il pas fallu employer, en un temps imparti, pour l’exécution des travaux, afin que l’ensemble ne vînt pas à s’écrouler ?
       C’était indescriptible. Lenoir ne pouvait réaliser. Il n’y avait pas de mots assez forts pour dépeindre ce dont il était le témoin. Tout ici était nickel. La propreté comme le poli de ces casseroles ferait l’étonnement de ces servantes de peu qui croyaient être les seules à savoir nettoyer. Depuis les carrelages du sol soigneusement lavés, jusqu’à ceux des murs aux différents tons, tout brillait d’une propreté monastique. Il fallait le voir pour y croire. Cette pièce aux dimensions gigantesques ne contrastait point, étrange phénomène, avec les autres ; l’agencement de ce manoir semblait avoir été dicté par un homme aux multiples facettes, certes, mais aux goûts d’une force impénétrable.
       Lenoir sortit enfin et suivit les têtes obscures des crânes auxquels il s’habituait peu à peu. De larges baies s’ouvraient, à gauche, vers un long couloir qui semblait donner dans une salle à manger assez grande et un salon, plus petit, à droite. Une bûche dans la cheminée achevait de se consumer. Le détective, après avoir sommairement enveloppé son poignet d’un mouchoir, se dirigea vers le feu qu’il ranimait à l’aide du bois qui se trouvait à côté du reste d’une grosse bûche que l’on fait brûler à la veillée de Noël.
       Et ce fut ainsi qu’il se demanda pourquoi le moderne et l’ancien ne s’épousaient-ils pas toujours, dans le monde ? Dans cette salle à manger, tout était propre, tout était à sa place, à croire qu’Émile était diplômé de quelque grande maison pour réaliser ces prodiges. C’est à ce moment-là que le visiteur se rendit compte qu’il avait encore ses bottes et il se maudit d’avoir malmené le bel ouvrage domestique avec ses écrase-merdes.
       Aussitôt, il s’employa à nettoyer ses guenilles terreuses, accroupit sur le sol. Il n’avait pas entrevu de salle de bains dans le manoir et n’essayait même pas d’imaginer, ne fut-ce qu’un instant, ce que serait une telle réalisation, à des kilomètres de ce que l’on avait trop souvent l’habitude de nommer la civilisation.
       À ce moment, les deux loups firent une lente apparition dans la salle à manger et, comme ils avaient déjà remarqué que Lenoir était à terre dans le souterrain, ils durent penser, en le voyant encore dans cette posture : « On croirait qu’il a l’habitude de s’asseoir par terre comme nous ! ».
       Ce qui était certain, en tout cas, c’est qu’ils n’avaient pas l’air agressif. Un bruit de pas résonna, venant d’une aile indéterminée du manoir et, un homme de cinquante ans, peut-être davantage, aux moustaches et à la barbe poivre et sel, entra dans la salle à manger. Il était botté, vêtu d’une pelisse doublée de fourrure qui lui donnait l’air très châtelain.
       ― Vous avez réussi à apprivoiser les loups, dit-il d’un rire sonore.
       ― C’est à Monsieur Clément de Soumagnac que j’ai l’honneur de parler ?
       ― Je suis Émile, monsieur, le cuisinier, le garde, le dresseur des loups, l’intendant du manoir en quelque sorte… Je fais les courses pour Monsieur, je répare les brèches, je corrige les oublis, je restaure les tableaux, je m’occupe du jardin ornemental, d’agrément, compose les pelouses et les massifs attenant au manoir…
       ― Vous n’avez pas le temps de chômer, d’après ce que j’entends…
       ― Non, monsieur. Je suppose que vous êtes M. Lenoir, envoyé au Domaine au sujet de la mort de Frédéric ?
       ― Frédéric Massonneau, en effet… Est-ce que vous aviez de bons rapports avec lui ?
       Émile répondit évasivement, tendant l’oreille aux bruits.
       ― Il va exciter mes loups ! Permettez-moi une seconde, M. Lenoir…
       Émile saisit son iPhone qu’il avait déposé sur la table en entrant et dit :
       ― Monique, s’il vous plaît, demandez à Georges d’aller voir qui se présente… Ce n’est pas Monsieur… Pardonnez-moi de vous avoir abandonné, M. Lenoir, mais je ne comprends pas ce qui se passe… Nous n’attendons personne… Gabrielle, voulez-vous bien vous occuper de M. Lenoir, je vous prie ? Apportez-nous, par la même occasion une goutte d’armagnac, d’autant plus qu’il neige à nouveau par rafales… Demandez à Dominique de remettre des bûches dans l’âtre...
       Ensuite, se tournant vivement vers Lenoir, Émile répondit à la question :
       ― Oui, je m’entendais fort bien avec Frédéric, il nous arrivait même souvent d’aller prendre un verre chez Émile et d’y jouer aux cartes... Vous savez ?
       ― Oui. Émile Marchand.
       Lenoir entendit Monique passer, cherchant son mobile. C’était Monique Vrancken. Lenoir en était certain. Il avait connu son père, Louis, qui était menuisier à Herstal, près de Liège, des années plus tôt et qui était venu vivre, avec sa femme, Georgette Michelle, à Soumagnac.
       Georgette y avait de la famille. Louis, Jeannot Lenoir se le rappelait, s’habillait sans apporter à sa toilette la moindre coquetterie. Il était toujours vêtu de sombre, comme s’il voulait se faire remarquer le moins possible, et pourtant, dans la rue, il ne savait pas pourquoi, il y avait toujours des passants pour se retourner sur lui.
       Louis avait eu deux filles, Monique et Catherine, nées toutes deux à Soumagnac. Monique, l’aînée, avait vécu, cependant que Catherine, la plus jeune, était morte en couches.
       Monique avait fréquenté un certain Bernard Feuvrier, un fils d’architecte, architecte lui-même, avec lequel elle avait cru vivre le grand amour. Ils ne s’étaient pas mariés et Monique en avait été inconsolable. Elle avait ensuite rencontré un scélérat, elle avait cru qu’il la marierait et il l’avait abandonnée alors qu’ils s’étaient donnés un peu d’avance. Lenoir avait été au courant de la situation par la boulangère de Soumagnac, Mme Gérard, qui faisait assez fréquemment un saut à Paris pour y faire des achats. S’était-elle acheté « La Vie est Belle », pour les fêtes ?
       À regarder Monique, aujourd’hui, Lenoir songea qu’elle avait dû être belle. On aurait pu prétendre qu’elle avait été mieux que belle et Lenoir se dit que Feuvrier avait été bien sot de ne point l’épouser. L’égoïsme du plaisir charnel seul avait dû l’intéresser.
       Malgré son visage frais, aujourd’hui, ses beaux cheveux sombres, Monique avait un corps empâté, assez raide. Quant à Gabrielle Vigneau, beaucoup plus jeune, elle avait la peau très blanche, délicate comme une peau de bébé. Ses cheveux couleur paille étaient frisés et sa bouche large avait tendance à sourire perpétuellement. Lenoir ne la connaissait pas, n’avait jamais entendu parler d’elle. Il devait apprendre plus tard qu’elle était la fille cadette du nouveau Maire de Soumagnac.
       Dominique Pierard, la troisième servante, des bijouteries du même nom, n’était plus gênée quand elle apprenait encore qu’on avait dit des insanités au sujet de ses relations homosexuelles. Elle haussait les épaules, avec l’air de dire : « Pauvres cons ». La famille Pierard l’avait pourtant rejetée et elle s’était retrouvée à la rue sans le sou. Robert Clément qui la savait travailleuse ne s’était pas formalisé quant à son appartenance homosexuelle et l’avait engagée à la grande stupéfaction de la jeune fille et de sa famille.
       Dominique avait demandé à Robert Clément s’il pouvait engager sa camarade et il avait accepté. Ainsi, Madeleine Muzard entra-t-elle aussi au service de Robert Clément, contre l’approbation de ses parents qui soutinrent que Robert Clément avait de mauvaises mœurs. Une fois engagées, plus personne, sauf un ou l’autre imbécile de temps à autre, ne dit la moindre chose concernant ces deux jeunes filles de dix-neuf ans.
       Julien Pierard avait voulu déshériter sa fille des bijouteries dont il était le propriétaire, à charge pour sa femme, après sa mort, d’en faire profiter les œuvres contre le cancer et contre la lèpre, à travers tout le pays ! Comme Robert Clément de Soumagnac avait été au courant de cette manœuvre, après le décès de Mme Géraldine Pierard et à la demande de Dominique, il fit opposition au testament, attaqua celui-ci en justice et les nièces et cousins, qui étaient sensés recevoir des legs, ne touchèrent pas un euro. Le bruit avait couru, bien entendu, que Robert Clément avait fait de Dominique Pierard sa maîtresse afin de mettre main basse sur ses avoirs. À ce temps-là, on oublia l’homosexualité de la jeune fille !
       ― Débarrassez-vous de votre pelisse, M. Lenoir, vous allez attraper quelque chose de mauvais, dit Gabrielle en tendant au détective un verre d’armagnac.
       Lenoir devait apprendre que la fille du Maire, Hector Vigneau, à 25 ans, avec ses cheveux frisés, sa large bouche et son éternel sourire, était divorcée depuis deux ans et vivait depuis un an au manoir. La rumeur publique lui avait attribué quelques aventures, entre autre avec plusieurs employés de la Mairie.
       Plus tard aussi, quand on lui montrerait le portrait de la sœur aînée, Mylène, 34 ans, toujours célibataire, Lenoir distinguerait encore les traits d’une femme jeune et mince, au sourire voilé où on remarquait une nette ressemblance entre les deux sœurs.
       Mais, la sœur aînée, d’après les dires, avait une santé délicate, d’une langueur involontaire et le monde devait la trouver distinguée. Avait-elle eu des amants avec qui elle couchait dans quelque vilaine chambre meublée ?
       ― Madeleine, allumez le radiateur de la grande chambre d’amis, lança Émile. Au fait, vous n’avez pas de bagages ?
       ― Non. Pas les moindres, hormis mon chaud pardessus bleu que j’ai laissé dans le taxi et que j’ai oublié.
       ― Vous êtes venu avec Bervas ? Enfin, Renaud… C’est le seul taxi de la ville… Il fait ça pour s’occuper, depuis la mort de sa femme… J’irai chercher votre valise demain matin, une fois que vous serez installé.
       ― Il est sympathique, en tout cas, Bervas !
       ― Il vous a reconnu ?
       ― Devant l’ancienne auberge des Marchand où il m’a déposé, oui, mais je lui ai demandé de ne rien dire dans le centre de la ville et il me l’a promis.
       ― Alors, tout le monde va savoir que Jeannot Lenoir, l’enfant du pays, est au Domaine des Loups…
       ― C’est fâcheux et, justement, j’y ai pensé en entrant chez Marchand pour prendre un cognac…
       ― Vous les connaissez ?
       ― Lucien, leur fils, qui travaille à Paris, pourrait vous confirmer que nous avons été à la communale ensemble.
       ― C’est parce que vous êtes originaire du pays que vous avez accepté de venir vous-même vous occuper du meurtre ?
       ― En quelque sorte, oui.
       Madeleine Muzard, l’amie de Dominique, prenait la pelisse du détective des mains de Gabrielle et se dirigeait vers la chambre d’amis où elle allait mettre des draps propres, des gants de toilette et des serviettes de bains. C’était une petite et grosse fille qui ne devait pas atteindre 1m65 et qui semblait sans complexes.
       Elle était vêtue de soie bleue, les yeux rouges derrière des lunettes d’écaille et elle était appétissant surtout quand on la voyait de dos, car son visage était grossier, aux traits durs. Lenoir apprendrait que la rumeur, toujours elle, sans songer à son homosexualité, l’avait accusée d’avoir couché avec un bel aviateur de passage à Soumagnac et de s’être laissé mettre enceinte par lui, exprès, pour prouver qu’elle était comme les autres, bien qu’elle eût avorté à Paris.
       Décidément, la rumeur racontait beaucoup de choses, à Soumagnac !
       Georges Brisard, enfin, qui partageait certaines tâches avec Émile, était décrit à l’instant par ce dernier comme étant irremplaçable au manoir. Il était grand et carré d’épaules, très noirs de cheveux, aux yeux sombres, aux épais sourcils, aux larges mains et toujours habillé d’un bleu de travail. Grand paysan frustre, chaussé de lourds souliers à clous, comme autrefois, c’était l’homme sur lequel on pouvait compter.
       Il avait d’ailleurs dû se précipiter pour aller ouvrir la lourde porte, le mobile d’Émile ayant laissé deviner qu’il s’agissait de quelqu’un qui s’intéressait au meurtre de Frédéric Massonneau.
       ― C’est un inspecteur de police, M. Lenoir, dit Émile qui semblait encore plus contrarié que Lenoir. Avant, il faisait partie de la gendarmerie, mais, depuis un certain temps, la gendarmerie et la police ont fusionnés, à cause de la police fédérale. Il est venu en quatre-quatre. Il attend.
       ― Dites-lui d’attendre, alors ! répliqua Lenoir. Je ne suis pas encore disposé à parler de l’affaire.
       ― Il insiste, Monsieur !
       ― Que voulez-vous que j’y fasse ? Qui s’occupe de ce meurtre, lui ou moi ?
       ― D’après Georges, il voudrait vous parler du coup de téléphone qu’il a reçu au commissariat.
       ― Faites-le entrer, je n’ai que deux minutes à lui accorder.
       L’homme qui pénétra dans la pièce était très grand, près du mètre quatre-vingt. À le voir, Jeannot Lenoir faillit pouffer. C’était le genre d’homme musclé qui se prenait très au sérieux et ne devait jamais rire et qu’on imaginait mal tout nu devant ses camarades au service militaire. Ils avaient dû se moquer de lui, à plus d’une reprise, à cause de son genre. C’était aussi celui qui, à la préfecture, avait étudié beaucoup plus que les autres, afin de monter le plus vite possible en grade.
       ― Monsieur Lenoir, permettez-moi de me présenter : inspecteur Philippe Lebailly. C’est moi qui ai reçu le coup de fil anonyme d’une femme indiquant le suicide de monsieur Frédéric Massonneau, il y a trois jours…
       Il avait dit tout ça d’une traite, au garde-à-vous, sans respirer. Comme le gendarme qu’il avait été toute sa vie. Lenoir ne semblait pas l’écouter. On eut juré qu’il était ailleurs. Pourquoi lui avait-on envoyé ce phénomène imberbe par ce temps-ci et, comment savait-on déjà, à la préfecture de police de Soumagnac, qu’il était au manoir ? Renaud Bervas ? Sans nul doute. Lenoir se dit qu’il fallait vraiment avoir envie de voir la campagne sous la neige pour s’être déplacé par cette nuit. Il en savait quelque chose. Il était fatigué.
       Le policier continuait à donner des détails sur le coup de téléphone, sur l’heure de celui-ci, sur le timbre de la voix anonyme et c’était à peine s’il ne mentionnait pas ce qu’il avait mangé deux heures plus tôt.
       Lenoir ne parvenait pas à fixer son attention sur les propos de l’inspecteur qu’il regardait, pourtant, dans les yeux, comme s’il l’écoutait attentivement. En réalité, il se demandait, en observant le jeune garçon, où pouvait bien être l’assassin de Massonneau à cette heure-ci ? Était-il rentré chez lui tout de suite après son forfait ? Dînait-il, les coudes sur la table, dans un restaurant de la ville ou dans un quelconque bistrot ? Était-il allé traîner, de maison close en maison close, en portant le deuil de Massonneau ? Était-il un des employés du manoir, quelqu’un qu’on rencontrait tous les jours, sans se douter de sa véritable personnalité et, surtout et enfin, quel avait été le mobile de son acte ? Il n’y avait rien sur cet inconnu, rien de rien ! Le policier s’était arrêté de parler et, d’une voix lasse, avait murmuré :
       ― Vous ne m’avez pas écouté, Monsieur…
       ― Le jour du coup de téléphone, vous aviez dîné ?
       ― Non. Il était 20 h 45. J’avais fini mon service. J’allais rentrer chez moi, rue des Noyés, au 16, où j’habite avec ma mère qui m’attend pour dîner.
       –– Et votre père ? Que fait-il ?                 
       –– Il était forgeron. Il est décédé quand j’avais vingt ans.
       –– Vous n’avez pas voulu prendre la suite ?
       Il ne répondit pas. Lenoir se doutait que le métier de forgeron n’était pas assez important aux yeux de sa mère. Pourtant, comme s’il l’eut connu, Lenoir imaginait le forgeron au temps de sa forge, quand l’azur entrait sous les rayons du soleil. L’enclume joyeuse répondait au marteau et ce dernier était le cœur de cette masse de fer montée sur un billot, car il était mu par l’âme de l’artisan.
       Lorsque tombait la nuit, la forge s’éclairait de ses yeux de braise, lesquels flambaient sous le soufflet de cuir. Pourtant, personne n’avait compris qu’un amour peu commun unissait l’esprit de l’homme à la nature de cet objet. Ce forgeron avait choisi un point d’attache et y avait concentré sa force toute entière. Quelques grands efforts que cela lui aient coûtés, notre forgeron pensait avoir fait son devoir pendant plus de quarante années.
       Philippe Lebailly expliquait. Donnait des détails. Il fallait qu’il explique. Qu’il dise qu’il avait troqué son gilet de travail contre un veston trop cintré, une cravate trop voyante, une chemise d’un vilain jaune. Qu’il ajoute qu’il allait rentrer chez lui, dans un quartier pauvre, où son air banal et miteux s’harmonisait à merveille avec le décor des maisons de la rue et de celle où il habitait. Sa mère avait dû l’attendre, comme tous les jours. La table était dressée, et une nappe, déchirée par endroits, essayait de donner un peu de vie à la cuisine. Parce que le détective était certain que le gendarme et sa mère mangeaient dans la cuisine pour ne pas salir la petite salle à manger où ils ne mettaient les pieds qu’aux grandes occasions. Et encore !
       La mère Lebailly ne voyait pas les autres d’un regard agréable. Son fils, Philippe, avait-il pu aller jouer dans la rue avec les camarades de son âge ? Certainement pas. Il ne devait pas se mêler à la foule, aux petites gens, aux fils d’ouvriers, tout simplement parce que la mère Lebailly faisait partie d’un autre monde, d’une autre classe sociale. Du moins le croyait-elle, à tort, comme toutes ces mères qui veulent garder auprès d’elles leur progéniture et qui refusent que leurs enfants grandissent normalement au contact des autres.
       ― Qu’avez-vous fait, après le coup de téléphone ?
       ― Je me suis d’abord demandé ce que je devais faire.
       Il fallait s’y attendre !
       ― Ensuite, j’ai dit à Maurice…
       ― Qui est Maurice ?
       ― Mon collègue. Maurice Jacquet. C’est lui qui était de permanence, cette nuit-là.
       ― Il ne vous a pas proposé d’y aller à votre place, voire de vous accompagner ?
       ― Il sait que je suis un peu entêté.
       Ça aussi faisait partie du personnage !
       ― Quelle heure était-il quand vous avez quitté le commissariat ?
       ― Attendez ! Le temps d’expliquer la situation à Maurice… Il devait être près de 21 heures… Je ne me souviens plus à la minute près…
       ― Que faisait votre confrère, pendant tout ce temps ?
       ― Il était en train de manger ses tartines, enveloppées avec du saucisson dans du papier gras et une banane pour dessert… Je me souviens qu’il s’en fallut de peu pour qu’il laisse tomber sa bouteille thermos enveloppée dans une serviette.
       ― Quand vous êtes arrivé, ici, il y avait beaucoup d’agitation ?
       ― Que voulez-vous dire ?
       ― Est-ce que Monsieur et le personnel étaient en émoi ?
       ― Non.
       ― Et ça ne vous a pas paru curieux ?
       ― Je ne sais pas. J’ai sonné, Émile est venu ouvrir et je lui ai parlé du coup de téléphone d’où ma présence au manoir.
       ― Monsieur Robert Clément a été prévenu tout de suite de ce coup de téléphone ?
       ― Émile a été le prévenir aussitôt, après m’avoir fait entrer.
       ― Après combien de temps Monsieur est-il descendu, inspecteur ?
       ― Il est descendu cinq minutes plus tard, le temps de s’habiller.
       ― Il avait l’air soucieux ?
       ― Étonné qu’on vienne le réveiller à pareille heure.
       ― Il a demandé ce qui se passait ?
       ― Émile le lui avait déjà dit et il paraissait surpris. Quand j’ai répété l’histoire du coup de téléphone, Monsieur a ironisé : « Frédéric n’est pas homme à se suicider… »
       ― À ce sujet, qui a décidé qu’il s’agissait plutôt d’un homicide que d’un suicide ?
       ― Je crois que Monsieur a téléphoné au divisionnaire Franck Garat. Ce dernier était à un dîner avec sa femme chez des connaissances que le couple voit une fois par semaine pour jouer aux cartes.
       ― Qui sont-ils ?
       ― Les Bernal ? dit Émile, coupant l’inspecteur. Ce sont des petites gens qui habitent au 21, rue du Rail. Autrefois, Jonas Bernal était dans les assurances et sa femme était comptable dans la même maison. C’est là qu’ils se sont connus. Jonas Bernal a 65 ans et sa femme 61, si ma mémoire est bonne.
       Émile avait l’air de les trouver quelconque.
       Madame Bernal était de ces femmes qui se tamponnent toujours les yeux de leur mouchoir, le froisse, le défroisse ensuite pour en faire une boule qu’elles ne savent où mettre. Mme Bernal s’était marié sur la tard. Émile racontait que, maintenant encore, Mme Bernal s’habillait exactement comme la petite provinciale de bonne famille qu’elle n’avait cessée d’être. Sa tenue vestimentaire se limitait aux tailleurs de prêt-à-porter. Elle portait des gants, hiver comme été et se contredisait très souvent.
       La semaine dernière, par exemple, elle avait pris l’autobus pour Liège. C’est une ligne avec beaucoup d’arrêts. Jonas ne lui demande jamais où elle se rend. De toute façon, ça ne sert à rien. Cependant, la semaine dernière, en rentrant de Liège, elle avait cru bon de devoir expliquer son retard en précisant avoir quitté précipitamment une amie à Liège pour ne pas rater son autobus.
       Ce qui avait fait sourire Jonas, c’était, quand elle avait dit : « J’ai voyagé comme si j’avais été battue. Je ne sens plus mes côtes. Je viens seulement de débarquer pour essayer de ne pas être trop en retard pour le dîner » Elle avait même ajouté : « J’avais peur de froisser mon tailleur ! »
       Comment Mme Bernal, cette petite provinciale, avait-elle pu penser que son mari la croirait en disant que son tailleur était allé à Liège pour la journée ? Comment avait-elle eut l’audace, ou plutôt l’inconscience, de dire qu’elle avait eu peur de froisser ce tailleur ? N’avait-il pas voyagé inconfortablement dans un autobus une partie de la journée ? Alors, comment, ce tailleur si simple et si correct avait-il encore ses plis bien nets ? C’était ce que tout le monde s’était demandé.
       ― À quelle heure m’avez-vous dit que Monsieur s’était couché, mercredi, Émile ?
       ― Un peu plus de 23 heures ? Je ne sais plus exactement… L’inspecteur est arrivé à cette heure-là !
       ― Monsieur se couche toujours très tard, Émile ?
       ― Généralement, il s’enferme dans son bureau, pour répondre à ses e-mails, parfois pour regarder à la télévision les émissions politiques ou littéraires. Il s’installe assez souvent dans son fauteuil à la Voltaire pour y lire un ouvrage de référence, rarement un roman. Avant d’aller se coucher, je lui apporte un calvados ou la liqueur qu’il m’a demandée quelques instants plus tôt…
       ― À quelle heure avez-vous été lui porter sa liqueur, mercredi ?
       ― Attendez…
       ― Il n’a rien pris, mercredi, dit Madeleine qui se trouvait en-dessous de la voûte.
       ― Comment le savez-vous ? questionna Lenoir.
       ― Le jeudi matin, c’est moi qui fais la vaisselle, M. Lenoir, et il y a toujours le petit verre à dégustation du mercredi. Mais, jeudi matin, il n’y en avait pas.
       ― Vous êtes bien sure de ça ?
       ― Oh oui ! Même que ça m’avait frappé !
       ― C’est vrai, maintenant, ça me revient, dit Émile.
       ― Les autres jours, vous ne devez pas lui monter son alcool ?
       ― Cela dépend…
       ― De  quoi ?
       ― Si Monsieur désire un alcool ou non.
       ― Le samedi soir vous lui avez monté son alcool ?
       ― Non. Monsieur est toujours en ville, la nuit du samedi. On aurait dû vous prévenir !
       ― De quoi ?
       ― Je ne sais pas, moi ? C’est la vie de Monsieur ?
       ― Donc, Monsieur sort le samedi soir. À quelle heure rentre-t-il, habituellement ?
       ― Assez tard.
       ― Quelle heure ? Vous allez, pourtant, lui ouvrir ?
       ― Non. Monsieur ne veut pas déranger la domesticité, comme il dit…
       ― Il boit beaucoup ?
       ― Juste un verre de vin au déjeuner et au dîner.
       ― Ce n’est pas ce que je veux dire et vous le savez très bien…
       ― Uniquement le samedi.
       ― Vous savez où je peux le joindre ?
       Émile n’avait nullement envie de répondre à la question et Lenoir semblait deviner pourquoi. Maintenant, il était 22 h 10. C’était à peu près l’heure où l’inspecteur s’était présenté, il y a trois jours, le mercredi 3 janvier. Il ne savait exactement pour quel motif, mais Lenoir sentait dans l’air, dans les attitudes, dans les voix, quelque chose de pas net, de pas franc. Ça avait l’air tellement faux que tout le monde le regardait avec gêne, comme pour dire : « Ainsi, c’est ça, le privé qui est né à Soumagnac ? »
       L’inspecteur était certainement dans la vaste cuisine avec Monique. Gabrielle lui avait donné un grog. Peut-être passerait-il la nuit au manoir ? Lenoir imaginait, mercredi, Franck Garat chez les Bernal. Après avoir dîné, les hommes s’étaient mis à jouer aux cartes tout en bavardant, tandis que les femmes s’échangeaient des sourires et des recettes de cuisine.
       Le mobile de Garat avait vibré puis sonné et il avait dû être étonné d’entendre la voix de Robert Clément. Que s’étaient dits les deux hommes ? Garat avait-il crâné ? S’il avait été surpris par cet appel, l’avait-il laissé voir ? Pendant que les deux hommes parlaient, il n’en savait pas le pourquoi, Lenoir devinait que le calme avait été si absolu dans la pièce qu’on eût juré que celle-ci, avant le grésillement du mobile, avait passé des heures de mutisme et d’immobilité.
       ― On peut joindre Monsieur chez Mélody, rue du Temple, au 27, tous les samedis, avança Georges Brisard que personne n’avait entendu entrer.
       ― Il vous fait des confidences ? dit Lenoir.
       ― Il se fait que, quand Monsieur ne peut pas rentrer pour cause d’ivresse au manoir, c’est à bibi qu’il téléphone pour que j’aille le chercher. Et que les autres ne me fassent pas la gueule, parce que j’ai dit où il était, hein ? Après tout, Frédéric a été tué et c’est pour ça que M. Lenoir est venu, pas pour écouter ce que nous pensons les uns des autres… Vous avez une idée au sujet du meurtre de Frédéric, monsieur ?
       ― C’est difficile à dire. Sur ce, je vais me coucher. Je vous conseille à tous d’en faire autant, demain sera un autre jour. Georges, dites à Monsieur, quand il rentrera, qu’il aille dormir et que ce n’est pas la peine de me réveiller !
       Le mobile de Georges vibra au moment où il allait sortir. Les yeux hagards, il écoutait attentivement ce qu’une voix lui disait et interrompit rouge de colère :
       ― Et vous l’avez laissé sortir ? Alertez le commissariat  et contactez tout le monde, Mélody… Non, vous n’aurez pas d’ennuis…
       Georges soupira, coupa son mobile et dit :
       ― Mélody me prévient que Monsieur est sorti sous la neige, malgré sa désapprobation… Or, en ville comme dans les cantons d’alentour, il neige abondamment et d’importantes difficultés de circulation sont signalées. De nombreuses personnes dorment dans le froid et on vient d’ouvrir des places d’hébergement supplémentaires pour les sans-abri… Le nombre de morts est déjà de onze et il faut s’attendre à ce que ça augmente ! Un « Plan grand froid » vient d’être déclenché. Le centre même de Soumagnac est concerné. D’après Mélody qui tient ces renseignements d’une de ses collègues qui a téléphoné à son père, il paraît que les équipements mobiles sont renforcés, avec une intensification des maraudes en lien avec les différents réseaux de secouristes de la ville de Salouret où il est déjà tombé 5 à 10 cm de neige…
       ― Donc, Salouret et Soumagnac sont bloquées ? dit Lenoir. L’amie de Mélody travaille à l’IRM ?
       ― Elle est peut-être prostituée, soit, son père est cependant le député Michel Coulaud. Il regardait le Journal télévisé, quand son antenne a été arrachée. Salouret et Soumagnac n’ont pas le câble. D’après Mélody, nous ne devons rien entreprendre. Elle va chercher après Monsieur et, nous le ramener, si elle le trouve…
       ― Elle va y rester ! intervint Monique.
       ― C’est une brave fille, toujours prête à rendre service, ajouta Georges. Elle se doute certainement de l’endroit où est Monsieur. Moi aussi. Je me souviens d’une fois où j’étais en avance, Mélody fumait une clope devant chez elle avec un jeune gars de quinze ans qu’elle ne voulait pas laisser entrer, quand Asma lui a lancé : « Je viens de croiser ton client qui entrait chez le gros Trubert, ma fille… il a déjà fini ? » Mélody lui avait répondu : « Il ne commence jamais, c’est un ami ! »
       ― Vous pensez qu’il est chez le Trubert, en question ?
       ― J’espère. Je vais lui envoyer un SMS…
       ― Téléphonez-lui !
       ― Non. S’ils sont chez Trubert et que Monsieur Robert comprend que c’est moi qui suis en ligne, je ne voudrais pas que la petite ait des ennuis, vous comprenez ?
       Monsieur ! Il l’aimait bien son « Monsieur Robert » ! Ils l’aimaient tous ! Ils leur auraient sacrifié leur vie ! Pourquoi ? Lenoir ne le savait pas. Il le comprenait, sans en être absolument sûr. Il ne s’était pas marié, il n’aurait pas de descendance portant son nom, auquel il ajouterait le nom de la ville pour que l’on sache d’où il était ! Le fils de Thomas devait avoir passé une jeunesse sans joie.
       Déjà, on l’appelait Monsieur. Il s’en moquait bien de ce titre. Ce qu’il aurait voulu, c’était avoir un peu d’affection, c’était qu’on le comprenne. Il ne demandait pas beaucoup.
       Avait-il rencontré une jeune femme qui l’avait aimé ? Lenoir en doutait. Il avait peut-être rencontré le genre de fille qui aimait les toilettes, sortir, danser très souvent, avoir une voiture de luxe, s’attarder longtemps devant sa glace et qui eût voulu lui apprendre tout ce qu’il n’avait pas connu avec ses parents.
       Avait-il connu ce genre de femme ? Avait-il connu une vraie femelle ? Faisait-il l’amour avec Mélody, tous les samedis ? Lenoir eut juré que non. Il la payait pour parler, pour l’écouter, parce que dans son salon il y faisait paisible. Mélody devait avoir dix-huit ans et en paraitre le double !
       Lenoir la voyait toute menue, avec un visage pâle, des yeux clairs, des cheveux blonds, et pourtant, il y avait en elle une force tranquille, catégorique, qui ahurissait Monsieur Robert. Ils buvaient. Ils s’enivraient, pour oublier. Leurs joues étaient colorées. La robe de Mélody moulait son corps et tout devait se dérouler comme dans un film sans paroles ni musique. Mélody se vêtait seulement d’un peignoir, quand c’était un vrai client. Le samedi, elle restait habillée. Monsieur ne venait pas pour « ça ». Ils se souriaient. Elle lui demandait des nouvelles de sa santé, de la semaine au Domaine des Loups. Ils étaient tous les deux. Leurs yeux brillaient comme ceux des gens contents d’avoir pu éviter une catastrophe, comme des gens qui sont en état de grâce. Son sourire était le cadeau du samedi et cela suffisait au bonheur de Monsieur.
       Chaque samedi, il observait avec délicatesse sa belle silhouette, son cou mince et clair, la tache laiteuse de son visage. Mais c’était tout ! Mélody, tout en mettant le dernier CD de leur chanteur favori, murmurait avec lui des paroles qu’elle prononçait mal, à cause de l’alcool. Elle mimait des pas de danse en regardant Monsieur Robert avec des yeux luisants, pour s’asseoir, ensuite, bravement, comme une bonne fille, sur le bras d’un divan où, une demie heure plus tôt, elle sablait encore le champagne avec un vrai client, auquel elle adressait un clin d’œil, en laissant parfois jaillir de son pyjama rose un sein en faisant semblant de ne pas s’en apercevoir !
       ― Que fait-on, Georges ? s’enhardit Lenoir.
       ― J’attends la réponse de Mélody et, si la situation atmosphérique est toujours la même, je descends en ville chercher Monsieur Robert.
       ― C’est du suicide, Georges, murmura l’inspecteur qui était revenu au salon.
       ― Je ne vais pas rester ici à attendre qu’on m’annonce le décès de Monsieur ?
       ― Personne ne vous demande ça, Georges, dit Lenoir, mais, si Mélody le retrouve, ne vaudrait-il pas mieux qu’il passe la nuit chez elle ?
       ― C’est une façon de voir les choses, monsieur Lenoir, cependant je doute que Monsieur accepte cette proposition. Vous ne le connaissez pas ! Il est fier et ne veut pas déranger !
       Dans une heure, une marée humaine déferlerait sur les trottoirs, à la sortie de l’Opéra de Soumagnac où jadis Monsieur avait eu son fauteuil. Ce soir, les voitures, dans la rue couverte de neige et de givre, avanceraient par petits bonds. Les piétons essaieraient de se rattraper aux murs pour ne pas tomber et, poursuivant les filles, de jeunes ados glisseraient sur les trottoirs en riant.
       Jeannot Lenoir imaginait que, seul, un homme placide, aux allures d’enfant battu, ne partageait pas la fièvre générale qui s’était emparée de Soumagnac à cause du temps et ignorait ce qui se passait autour de lui. Son lourd pardessus pendait à une patère, souvent désignée comme une sorte de porte-manteau. Une jeune serveuse qu’il connaissait bien, ressemblant à une bamboche, l’observait, l’air triste, tout en lui servant son Ricard dans le plus parfait silence.
       ― Pourquoi ne téléphonez-vous pas à Trubert, sans passer par Mélody ? reprit Lenoir.
       ― Vous croyez ?
       Lenoir haussa les épaules, avec l’air de dire qu’on serait informé plus rapidement.
       ― Trubert ? Ici, Brisard… Pouvez-vous me dire si Monsieur Robert est chez vous ? C’est important ! Oui… Merci ! Non, ne faites rien, Mélody va certainement passer… Nous sommes cloués sur les hauteurs et on s’inquiète pour Monsieur. S’il ne voulait pas dormir chez Mélody, vous ne pourriez pas l’héberger jusqu’à demain ? Oui...
       ― Alors ?
       ― Il est seul et commence à manger des restes de viande froide. Enfin ! Dans la situation présente, même si Trubert ne quitte jamais Monsieur un instant et ne lui laisse aucun répit, j’aimerais mieux le savoir chez Mélody…
       ― Pourquoi ? demanda l’inspecteur en bâillant.
       ― Je me méfie d’Henri Trubert. S’il lui cède une chambre, ce sera à contrecœur. Il fait tout à contrecœur. Un mois avant Noël, puisqu’aujourd’hui on prépare presque déjà cette fête en fin novembre, il monte une crèche dans son café parce que sa femme a été élevée dans la religion et que, après tout, ça peut faire plaisir à une partie de la clientèle… Il le fait à contrecœur...
       « Aujourd’hui, avec la neige épaisse et dure, les clients risquent de salir son établissement et ça le fait certainement rager. Ce soir, la petite serveuse sera vite dehors, et elle n’en sera pas mécontente, à cause de la mauvaise humeur de Trubert !
       Lenoir allait quitter le salon en compagnie de Madeleine, quand il se retourna vivement pour demander :
       ― Si je comprends bien, outre la victime et Robert Clément, nous sommes tous au manoir, ce soir ?
       ― Oui, monsieur, dit Émile.
       ― Vous en êtes certain ? Reprenons comme on fait au théâtre, voulez-vous ? Émile Carteron… Monique Vrancken… Gabrielle Vigneau… Dominique Pierard… Madeleine Muzard… Georges Brisard...  Nous sommes bien du même avis ?
       ― Oui, dit Émile.
       ― Alors, sans compter l’inspecteur de police, dites-moi qui est Sadlowski dont le nom figure à côté d’un bouton du parlophone ?
       ― Ah ! dit Émile, c’est vrai ! Sadlowski nous a quittés parce que Monsieur l’avait surpris à voler plusieurs fois… Alors, plutôt que de le signaler à la police, Monsieur a préféré s’en séparer… Du moins, c’est ce que j’ai cru comprendre !
       ― Quel était son emploi, au manoir ?
       Dieu sait pourquoi, Lenoir eut juré que Sadlowski devait avoir un travail qui ne correspondait pas à sa personnalité. Était-ce le plus pénible travail du manoir ou le contraire ?
       ― Il faut d’abord que je vous dise…
       Émile racontait, devant l’air réprobateur des autres.
       ― Sadlowski ne savait ni lire ni écrire et il ne nous aimait pas. On ne sait pas pourquoi. Toujours est-il qu’il a préféré se tenir à l’écart et s’enivrer tous les jours avec Anne, sa compagne, dans une petite cabane qu’il avait construite lui-même. Brisard et moi lui avions installé une petite cuisine toute neuve. Personne ne le forçait à travailler à heure fixe. Quand il le faisait, c’était bien fait. Il n’y avait rien à dire. Bien que toute petite, sa maison était très élégante, il avait tout… Il avait même réussi à se payer une mini-télévision pour sa compagne et lui… C’est lui qui préparait son manger et il n’embêtait personne.
       À travers les paroles d’Émile, Lenoir devinait le monotone déroulement des heures, pour le couple. Et pourtant, ça ne collait pas ! Que l’on veuille bien payer un employé de maison à faire les tâches les plus ingrates était une chose, soit, mais l’employer à ne rien faire en était une autre ! Or, ici, à supposer que ce soit Émile qui donne la paie à chacun, c’était quand même avec l’argent de Robert Clément !
       C’était Monsieur qui avait décidé que Sadlowski pouvait rester à ne rien faire et ne travailler que lorsqu’il en sentait le besoin. Restait à savoir pourquoi il avait droit à un tel privilège. En fait, était-ce un privilège de rester des heures et des heures dans son coin ? Lenoir songeait à quelque chose qui lui semblait pourtant impossible au Domaine des Loups.
       ― Je suppose qu’il devait avoir une bonne santé, pour travailler au manoir ?
       ― C’était quelqu’un de bien bâti ; sa santé était cependant délicate, à cause de ses bronches. Et malgré ça, il persistait à fumer son brûle-gueule en travaillant…
       ― À quelle époque, Monsieur l’a-t-il engagé ?
       ― Personne ne l’a jamais su, M. Lenoir. Il était au manoir bien avant nous…
       En somme, Konstanty Sadlowski devait avoir connu Thomas Clément et sa femme Aurore. Il avait peut-être travaillé au château, avant de travailler au manoir. Soudainement, Lenoir songea à quelque chose. Il savait que ces événements avaient un rapport avec la Pologne et avec lui. Voilà ! Autrefois, ne demandait-on pas, en Belgique, à certaines familles, si elles ne voulaient pas nourrir, loger, blanchir et occuper des enfants polonais pendant les vacances ou plus ?
       Les petits orphelins, dans une famille aisée, n’avaient-ils pas ainsi une chance de s’en tirer ? Les parents Lenoir avaient accueilli une certaine Helena et Jeannot Lenoir se le rappelait, maintenant, il avait joué en compagnie de Sadlowski place Général Bertrand ! Thomas Clément s’était apitoyé sur la misère de cette population polonaise et il avait engagé une étudiante en mathématiques, Marychna Sadlowski. 
       Elle avait seize ans et était orpheline.
       Aurore Clément avait donné à Thomas un beau garçon qu’on avait prénommé Robert ! L’actuel « Monsieur Robert ». Peu de temps après, Thomas demandait à son épouse une fille, pour parfaire l’harmonie du couple. Mais, à ce temps, Aurore n’est plus la jeune et belle femme d’autrefois ; elle est toute petite, maigre, anguleuse ; le visage inexpressif a l’air taillé dans du bois et peint en noir et blanc. Elle est devenue stérile, après la naissance de Robert !
       ― Vous connaissez le numéro de téléphone du commissariat de Salouret, inspecteur ? dit Lenoir.
       Il le connaissait. Il sortait de sa poche un calepin noir, propre, en cuir, l’ouvrait avec une lenteur excessive comme pour donner à ses gestes une solennelle dignité qu’ils n’avaient pas.
       Le temps de chercher la page, Philippe Lebailly tendait son agenda à Lenoir qui composait le numéro sur un combiné téléphonique dont il avait branché le haut-parleur afin que tout le monde puisse entendre les propos échangés.
       ― Le commissariat de Salouret, j’écoute…
       ― Le commissaire Chaussin, s’il vous plaît, de la part de Jean Lenoir… Il comprendra…
       Il y eut le bruit d’un cornet de téléphone qu’on déposait sur une table, des voix ensuite, des protestations au loin, parce que Chaussin s’éloignait, sans doute, alors qu’il était en train de perdre aux cartes, puis, sa voix rauque, comme elle l’avait toujours été même quand il était gamin et allait à la communale. Se faisait-il toujours apporter des cigarettes de France ? Avait-il arrêté de fumer dans les lieux publics ou s’en moquait-il complètement ? Lenoir n’aurait pu le dire avec certitude, bien qu’il eût opté pour la dernière solution. Chaussin avait toujours été l’homme aux pensées inachevées. Il était myope et, en l’observant sous un certain angle, ses yeux paraissaient immenses derrière les verres de ses lunettes, ce qui lui donnait un air d’affolement enfantin.
       ― Ici, Chaussin…
       ― Lenoir, mon vieux...
       ― Quoi ? Tu m’appelles de Paris à cette heure-là, alors que je suis en train de gagner aux cartes ?
       ― De perdre, mon vieux Bernard, tu n’as jamais été foutu de gagner. Dis-moi, combien de trains passent par Salouret ?
       ― Tu me téléphones de Paris pour me demander le nombre de trains qui passent ici, alors que tu as tous ces renseignements sur Internet ? Au fait, depuis combien de temps ne m’as-tu plus téléphoné, fils ? Il n’y a rien de grave au-moins ? Tu es malade ?
       ― Non. D’ailleurs, je ne suis pas à Paris, je suis à Soumagnac !
       ― Tu me fais marcher, sinon tu serais venu me dire bonjour !
       ― Je viens d’arriver. Je m’occupe du meurtre du Domaine des Loups.
       ― Ce n’est pas possible. Tu n’es pas malade, tu es fou ? Personne n’a voulu s’occuper de ce soi-disant meurtre qui n’est, tout compte fait, qu’un suicide ! Tu sais, Frédéric Massonneau…
       ― Non. Je ne sais pas. J’ai quitté Soumagnac, il y a longtemps, Bernard…
       ― Tu n’es même pas venu à l’enterrement de ta pauvre mère sous prétexte que tu étais malade, alors ! Et, aujourd’hui, pour Robert Clément, tu te déranges... Tes fesses ne sont plus collées à un lit d’hôpital imaginaire ? Je sais que ta mère était une…
       ― Bernard ! La ferme !
       ― Excuse-moi, tu l’as toujours dit, alors !
       Oui. Mais c’était lui qui le disait ! L’émotion de Jeannot Lenoir éclatait d’un seul coup. Pour un peu, il eut pleuré sans larmes. Il regardait autour de lui comme quelqu’un qui cherche à passer ses nerfs sur quelque chose, par contraste avec une espèce d’agitation. À l’intérieur du salon du manoir, on n’entendait pas une mouche voler.
       Lenoir avait sorti sa pipe, pendant que Madeleine entassait des brindilles dans la cheminée. Il y avait dans l’air quelque chose d’anormal, de menaçant. Gabrielle était sortie, sans lui en demander la permission, et était revenue avec une bouteille de marc et des verres.
       L’odeur des brindilles qui flambaient se mêlait à celle du marc. Tous étaient assis, tous le regardaient, hébétés, observant Madeleine qui surgissait sans bruit de l’obscurité, les bras chargés de bûches. Les loups se reposaient devant l’âtre et levaient la tête chaque fois que Madeleine apparaissait.
       ― Parlons d’autre chose, murmura Lenoir qui ne savait plus s’il devait encore parler des heures des trains.
       ― Tu es arrivé ce soir, à Soumagnac, en voiture ? dit Chaussin.
       ― Je n’ai jamais su conduire de ma vie. J’ai pris le train à la gare du Nord en début d’après-midi et me suis retrouvé à Soumagnac à 17 h 47, d’après l’indicateur de la SNCB !
       ― Ils ne sont jamais à l’heure, tu sais ? Comme tu l’as remarqué toi-même, l’avant-dernier train s’arrête à Soumagnac à 17 h 47… Le dernier est aussi peu rapide que celui que tu as pris… Il arrive à 22 heures et ne reste que quelques minutes en gare, le temps de charger les colis postaux et de se diriger vers “La Renaissance”, la gare de triage de notre ville…
       ― Si je comprends bien, le train dans lequel j’étais tout à l’heure était le dernier train pour voyageurs à Soumagnac ?
       ― Oui, Monsieur ! Ça pose problème ? Ici, ce n’est pas le TGV Nord-Européen, tu sais ? Tu m’écoutes toujours, Lenoir ?
       ― Je te rappelle tout de suite, Bernard, si j’ai besoin d’autres détails. À tout à l’heure et merci.
       Avec le soupir d’un chien qui tourne en rond, avant de se coucher, Jeannot Lenoir, appuya les coudes sur le dos de la chaise qui lui faisait face, posa le menton sur ses mains croisées. Il fixait les autres, sans comprendre. Il observait ceux qui avaient des lunettes et ceux qui n’en avaient pas. Nouveau coup de téléphone à Chaussin.
       ― Ta partie de cartes, ça va ? Tu gagnes toujours ?
       ― Ils trichent, Jeannot. C’est pour ça qu’ils gagnent, ces abrutis !
       ― Tu es toujours le patron, dans ton commissariat ?
       ― Évidemment. Pourquoi me demandes-tu ça ?
       ― Si tu veux te venger de tes tricheurs, tu n’as qu’à les distraire de leur partie de cartes et de leur demander s’ils n’ont pas trouvé un cadavre dans un hangar, mercredi. Le cadavre d’un homme rustre, assez grand de taille qui ne savait ni lire ni écrire et que le personnel du Domaine des Loups n’aimait pas parce qu’il se tenait à l’écart, s’enivrait tous les jours avec Anne, sa compagne, dans une petite cabane qu’il avait construite lui-même.
       « Robert aurait décidé que cet homme pouvait rester à ne rien faire et ne travailler que lorsqu’il en sentait le besoin… Je suis sûr que tu as une idée sur l’identité de cet homme ? Il fumait son brûle-gueule en travaillant…
       « Personne n’a jamais su quand il avait été engagé ! Voilà ce que je pense, au sujet de ce meurtre : quand Marychna Sadlowski est venue en Belgique, elle était courageuse et voulait à tout prix réussir des études. Sa santé délicate ne lui permit pas de poursuivre ses études. Elle fut engagée par Thomas Clément…
       « Elle a beaucoup travaillé au château et, à mon avis, Thomas l’a mise enceinte. Le petit Konstanty Sadlowski a grandi au château et ne fut pas disposé à suivre des études… C’est pour ça que, après le décès de la mère du petit à cause d’une pleurésie, Robert a installé son demi-frère au Domaine des Loups…
       « Il n’avait rien à faire et, quand Robert a engagé du personnel, il s’est arrangé pour que les autres ne connaissent pas ses origines ! Tu comprends ? J’arrive ici pour l’affaire Massonneau et je me retrouve avec une autre affaire qui date de plusieurs années. Mais les deux affaires ont un rapport...
       ― Qui d’entre nous aurait tué Konstanty Sadlowski et pourquoi ? interrompit Émile, furieux.
       ― Personne ! dit la voix d’un homme, grand et large, aux épaules immenses, au regard profond et pensif, dans un long visage brun, avec des sourcils épais et des cheveux couleur d’encre. Non ! Personne, dans ces murs, n’a tué mon demi-frère Konstanty. Et son cadavre ne se trouve pas dans un hangar à Salouret. Il fut tué mercredi, tout comme Massonneau !
       « Frédéric Massonneau avait appris, Dieu sait où et comment, l’identité de Konstanty que j’estimais énormément. J’ignore ce qui m’a poussé, mercredi, à sortir du manoir. Il était 22 heures et demie. La presse a écrit un article comme quoi Frédéric Massonneau s’était pendu !
       « Il n’en est rien. Je suis sorti, accompagné de mes deux loups, par je ne sais trop quelle prémonition. Je me suis dirigé vers la cabane que mon frère avait décidé de construire et d’habiter pour ne pas être redevable de son état aux autres !
       « Mon personnel ne vous l’a peut-être pas dit, parce qu’il ne le sait pas, M. Lenoir, mais Konstanty était atteint de sclérose latérale amyotrophiques et savait qu’il allait mourir bientôt ! Sa fatigue faisait peine à voir. Je pense que Frédéric Massonneau doit avoir pensé que le fils bâtard du châtelain Thomas Clément et le demi-frère de ce « Monsieur Robert », comme ils disent, n’avait plus aucune raison d’être !
       « J’ai entendu une forte dispute, des cris, des injures et les pleurs d’Anne. J’ai voulu entrer, jugeant cette fois le discours un peu fort : un coup de feu est parti, la porte s’est ouverte brusquement et je me suis trouvé face à Massonneau.
       « Il a poussé un cri, a souri bêtement, pensant que j’allais le tuer de mes mains, puis il m’a lancé : “Ce n’est pas la peine d’avoir eu un château, un bâtard de frère qui ne sait rien faire, pour se croire tout permis. Il n’a jamais rien foutu, il a tout, il peut tout et j’ai trouvé ça injuste ! Alors, aujourd’hui, je fumais une cigarette calmement quand je les ai entendus se vautrer l’un sur l’autre... Vous comprenez, Monsieur, comme disent les autres ?”
       « Massonneau ricana. Je savais que le couple ne faisait plus l’amour depuis longtemps. J’étais calme. Je regardais le corps de mon demi-frère dans une mare de sang. Massonneau a paru surpris de mon calme. Je l’ai quitté, sans me retourner, et je n’ai eu qu’à dire à mes loups : ––« Allez-y ! »
       Tout le monde avait compris. Les loups de ce manoir tranquille avaient obéis à leur seul maître, par un ordre, pour la première fois.
       C’était fini.
       Robert Clément ajouta :
       ― Émile a répandu le bruit que Frédéric Massonneau s’était pendu et qu’il s’agissait d’un crime, mais que son corps avait disparu cinq minutes après la découverte de son cadavre. Ce sont les restes de son corps que vous découvrirez, dans un hangar de Salouret, si le coeur vous en dit ! Mes loups ne lui ont rien laissé. Les cris de mon demi-frère, tué devant sa compagne, ne furent rien aux côtés de ceux de Frédéric Massonneau entre les crocs de mes loups...
       « Je n’ai pas de remords, Lenoir, d’avoir tué cet homme ou, plus exactement, de l’avoir fait tuer par mes loups. Je sais ce qu’ils vont devenir et j’ai une profonde tristesse pour ces deux loups qui n’avaient jamais fait de mal à personne. Il a fallu…
       ― Je ne vais pas dire que je comprends, parce que personne ne saurait se mettre à la place d’un autre, mais puis-je demander quelque chose ?
       ― Tout ce que vous voulez, Lenoir, mais pas où est le corps de Konstanty ! Il a une tombe, quelque part, oui, mais où ?
       Ensuite, observant Philippe Lebailly, Robert Clément dit simplement :
       ― Le coup de fil que vous avez reçu a été donné du manoir par la compagne de Konstanty… Depuis mercredi, il s’en est passé des choses, inspecteur ! J’ai fait démolir la maisonnette de mon demi-frère et pris Anne sous ma protection en lui achetant un appartement dans le centre de la ville. Mes loups avaient fait justice. J’aurais, certes, dû m’occuper d’Anne et de Konstanty beaucoup plus tôt mais celui-ci n’a jamais voulu ! Il voulait sa liberté ! Voilà ! On y va, inspecteur ?
       ― Où ça, Monsieur ? interrogea Philippe Lebailly. Vous êtes libre et avez été agressé sur vos terres. Un homme de votre personnel, un certain Frédéric Massonneau, s’est pendu ; il s’agirait cependant d’un crime puisque son corps a disparu. C’est un drame isolé, Monsieur. Je suis fils de paysans, Monsieur, et je peux comprendre tout ! Je sais qu’on ne peut plus faire justice soi-même, comme autrefois, mais à moins que M. Lenoir ne s’y oppose, le procès-verbal que je rédigerai en rentrant n’accusera personne. Ni vous, ni votre personnel !
       « Vos loups ne vous seront pas retirés, Monsieur, pour la simple raison que s’ils l’étaient une enquête approfondie serait ouverte... Vous comprenez ? Une invitation à la plus grande prudence s’impose, seulement, Monsieur…
       ― J’ai très bien compris, inspecteur, et je vous remercie pour tout ! Le commissaire Chaussin pourrait-il s’occuper personnellement des restes de Frédéric Massonneau ? Ces pauvres restes sont dans une vieille poubelle sous le hangar numéro 7, d’après Émile. 
       ― Je lui demande tout de suite, dit Lenoir. Vous savez, à notre époque, les vieilles  poubelles en tôle prennent vite feu ?
        En regardant autour de lui, Jeannot Lenoir songea que ce n’était pas un drame isolé, comme le pensait le jeune inspecteur. C’était dix, c’était cent drames ! Nous n’étions pas dans une histoire d’Harry Potter ! Ce manoir, avec sa cuisine équipée, avec toutes les transformations qui y furent apportées, avec sa douceur de vivre et sa tranquillité, avait failli disparaître à tout jamais du paysage comme il en fut du château. Tout ça, à cause d’un con...
       Ce Domaine des Loups, avec son beau manoir, avait été toute la vie d’un homme ! Robert Clément de Soumagnac convia Lenoir ainsi que le jeune inspecteur à prendre un frugal repas à cette heure de la nuit. Ce fut à peine si le détective ne dit pas Monsieur à Robert de Soumagnac en passant l’allumette sur son frottoir afin de mettre le feu au tabac de la Semois de sa pipe.


Liège, 20 juin 2015

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