A ne pas lire la nuit


       Comme il est fréquent chez les hommes qui ont réussi d’une manière particulièrement brillante, mon ami rêvait d’écrire des histoires « à ne pas lire la nuit ». Mais la vie ne lui en laissait jamais le temps.
       ― Il y en a une qui me poursuit, me dit-il. C’est une aventure terrifiante. Elle est bel et bien arrivée à une jeune fille d’autrefois. Vous plairait-il de l’entendre ?
       Comme j’acquiesçais avec empressement, il laissa échapper un rire sonore qui emplit la vaste chambre de forme insolite où nous nous trouvions.
       ― La jeune personne, commença-t-il, s’appelait Candice. C’était une jeune fille, nantie d’un arbre généalogique imposant, d’un visage suave et d’une tante prévoyante qui la destinait à épouser de préférence un milliardaire.
       « Ça se faisait encore au début du siècle dernier dans une partie de la haute bourgeoisie. Aussi lorsque, à dix-sept ans, Candice tomba amoureuse d’un étudiant en médecine fort pauvre, la tante prit sans tarder ses dispositions pour emmener sa nièce à l’étranger.
       « La France ne lui valait rien. La chère enfant trouverait en Angleterre, dans un collège pour jeunes filles du monde, de quoi calmer sa flamme.
       « Le hasard voulut que, deux jours avant d’embarquer, il fallut emmener la tante à l’hôpital pour l’opérer d’urgence. Candice crut qu’un sursis lui était accordé : cruelle illusion ! À peine réveillée et hors de danger, la tante ordonna à sa nièce de partir sans elle, à charge pour le notaire de la famille de lui trouver dare-dare un chaperon.
       « La question ne se posa même pas car un agent de la compagnie de navigation vint prévenir la tante qu’une religieuse française, sœur  Madeleine, se ferait un plaisir de s’occuper de la jeune passagère pendant la traversée jusqu’à Douvres.
       « Jusqu’à la dernière minute avant l’appareillage, Candice resta sur le pont-promenade avec son étudiant en médecine. Elle versa des larmes au moment où il franchit en hâte la passerelle. Elle sanglota tandis qu’il restait sur le quai à agiter son mouchoir en signe d’adieu. Et, quand la jeune solitaire descendit à sa cabine, sœur  Madeleine était endormie.
       « Une heure plus tard, Candice fut réveillée par une bande de fêtards qui chantaient en regagnant leur cabine. Les rideaux de l’autre couchette étaient tirés. Sans bruit, elle se dirigea vers la salle de bains pour y faire un brin de toilette. C’est alors qu’elle resta clouée sur le seuil, médusée, horrifiée.
       « Debout devant la glace du lavabo se détachait une haute silhouette drapée de noir, comme une nonne. Ô Seigneur ! Sœur Madeleine ! Ses joues et son menton étaient recouverts de mousse de savon et sa main brandissait un étincelant rasoir Wilkinson !
       « Sœur Madeleine était en train de se raser.
       « Candice fut sur le point de hurler au secours, de s’enfuir à toutes jambes ; mais, elle resta sur place, impuissante, sans voix, paralysée. Lentement, l’homme abaissa son rasoir, les yeux rivés sur elle avec une fixité extraordinaire. Elle discerna, sous la rudesse de ses traits, la lividité de son visage et, dans l’éclat dur de ses yeux verts, une lueur intolérable de crainte et de haine.
       »― Pas un mot, dit-il, si tu tiens à la vie. 
       « Les oreilles de la jeune fille bourdonnèrent, elle entendit une pulsation sourde qui venait de son coeur qui battait à se rompre.
       »― Tiens bien la porte ouverte, ordonna l’homme. Et puis, je ne te conseille pas de tourner de l’oeil. 


       « Candice fit un effort pour avaler sa salive. Elle s’entendit répondre d’une voix qui lui sembla irréelle :
       »― Ça va. Je me sens bien. Merci.
       « L’homme se remit à jouer avec son rasoir en le faisant tourner entre ses doigts et sourit.
       »― Tu n’as pas besoin d’avoir peur ! Si tu te tiens tranquille, évidemment. »
       « En une enjambée, il fut sur elle, la dominant de sa hauteur.
       »― Tu n’étais pas prévue au programme, tu comprends ? Les copains savaient qu’une bonne sœur  allait prendre le bateau. Ils l’ont enlevée et m’ont apporté son billet et ses frusques ! Voilà tout ! Oh ! Ils la relâcheront quand je serai à l’abri de l’autre côté. Tout ce que je voulais, c’était passé inaperçu pendant la traversée. Et puis voilà que, tout à l’heure, le commandant m’aborde. En le laissant parler, j’ai appris que sœur Madeleine devait s’occuper d’une jeune fille. Après le départ, quand tu es entrée, tu as cru que je dormais pas vrai ?
       « Il la regardait et sourit d’une manière peu rassurante.
       »― Eh oui ! ma petite, nous devons voyager ensemble jusque Douvres. Je te préviens que je t’ai à l’oeil jusqu’à la fin du voyage. Si tu bronches... je te tranche la gorge.
       « Il leva le bras et lui toucha la main d’un doigt glacé.
       »― Et puis mets-toi bien ça dans la tête : si tu as peur d’autre chose, tu te trompes. Le sentiment, ce n’est pas mon genre. En outre, je n’ai rien d’un pédophile. Je laisse ça aux autres. Tu es aussi tranquille avec moi que dans les bras de ta maman…
       « Alors commença pour Candice une désespérante période de terreur, pendant cette traversée. Heureusement, l’Angleterre n’était pas loin. Il lui semblait, pourtant, qu’elle ne verrait jamais les côtes anglaises. Ça ne devait jamais finir ! Pourquoi l’avait-on fait voyager de nuit ? De Calais à Douvres, la jeune fille ne se souvenait plus le nombre d’heures que le bateau mettait pour cette traversée.
       « L’homme se refusait tout sommeil sinon par bribes qu’il s’octroyait parfois, couché en chien de fusil contre la porte. Dieu sait à quelle heure, on arriverait, si seulement on parvenait à destination. Candice restait étendue sans faire le moindre bruit, prêtant l’oreille au rythme des machines. La chair de poule lui venait avec la perspective de nouvelles heures d’angoisse.
       « L’homme restait assis derrière la porte verrouillée, une fois reposé. On leur servait les rafraîchissements dans la cabine. C’était Candice qui parlait. Elle avait demandé à ce que le dîner leur fût servi dans la cabine.
       « La fausse nonne suivait les garçons des yeux dans un silence glacial. Candice avait dû demander un somnifère, sous la menace du pistolet que l’homme braquait d’une main ferme contre sa hanche.
       « Alors qu’on avait atteint la moitié de la traversée, un épais brouillard gris enveloppa toutes choses. On eût dit que la Manche prenait le voile à son tour. Par le hublot, on ne percevait qu’un néant blafard. À bout de nerfs, Candice éclata en sanglots.
       « L’homme lui posa sur la bouche une main rugueuse.
       »― Pas de crise, je te préviens ! dit-il. Tiens, assieds-toi et fais-moi la lecture.
       « Elle ouvrit un roman et se mit à lire à haute voix. C’était l’histoire d’un amour coupable, et ceci ne tarda pas à susciter chez l’imposteur une indignation vertueuse.
       »― Non, mais, c’est une lecture, ça, pour une jeune fille ? dit-il d’une voix râpeuse, et il jeta brutalement le livre loin de lui. Tu n’as pas de littérature plus convenable ?
       « Alors, dans son sac, elle saisit la Bible dont elle lui lut des passages. Si l’Ancien Testament le déconcerta, il parut goûter saint Matthieu et quelques-uns des psaumes. Candice eut un instant l’espoir puéril que l’Évangile le réformerait. Mais, au fur et à mesure qu’on approchait du port, il devenait plus nerveux et plus susceptible.
       « Il se tourna vers elle avec violence et gronda :
       »― Allons, suffit ! Pose-moi ce bouquin. Qu’est-ce que tu crois que je vais devenir, moi ?
       « Elle réfléchit un moment et répondit prudemment :
       »― Si on a découvert le pot aux roses à Calais, on a dû se mettre en rapport avec Douvres. Vous ne croyez pas que la police va vous attendre à l’arrivée ? Ils ont peut-être déjà demandé qu’on leur envoie la liste des passagers du bateau ?
       »― À Douvres, ça m’étonnerait, répondit-il. Ils ont certainement cherché du côté de Plymouth. Et ici, à bord, personne n’est au courant, sauf toi.
       « Il se tut et l’observa avec un regard terrible.
       »― Sauf toi ! répéta-t-il.
       « Et c’est alors que la sollicitude et la pitié qui étaient nées en elle firent place à la panique. L’un et l’autre, ils savaient qu’elle était en mesure de le dénoncer une fois à terre, et de témoigner contre lui, si jamais il se faisait prendre. Dans deux heures, ils atteindraient Douvres, et la pauvre fille se disait que peut-être ses heures étaient comptées.
       « Et pourtant, malgré toute sa peur, Candice ferma les yeux. Il lui sembla qu’elle allait s’endormir. Les dernières heures lui avaient été pénibles.
       « Quand elle s’éveilla, le bateau était à l’ancre, dans le port, et auprès de sa couchette se tenaient un médecin, le commandant et une infirmière.
       « Comme elle se mettait péniblement sur son séant, elle aperçut des vêtements noirs posés en bas sur l’autre couchette. Le médecin lui tapota l’épaule et lui dit :
       »― Vous avez vécu des moments terribles, mon enfant. Voici le mot qu’il vous a laissé.
       « Et elle lut : « Au revoir, Candice, et merci d’avoir été à la hauteur, et une fille épatante. Attendez-le, votre étudiant en médecine. Vous m’avez dit que c’était un garçon charmant ; avec votre coeur, vous y voyez plus clair que votre tante. Pardon d’avoir mis tellement de somnifère dans votre café - mais il le fallait. Il fallait que je me déshabille. Je pars par le hublot. Je n’ai encore jamais vraiment fait de mal à personne, et si je m’en sors cette fois-ci je n’ai pas l’intention d’en faire. J’ai bien failli vous trancher la gorge à un moment. Mais le passage du voleur crucifié m’a fait changer d’avis. Je ne connaissais pas son histoire. »
       « La lettre n’était pas signée.
       On entendit tinter une petite horloge d’argent, dans la chambre.
       Une heure !
       L’heure d’aller se coucher.
       Je remerciai mon ami et lui promis d’essayer un jour de raconter son histoire de terreur... Lorsque je suis revenu à la meute, j’ai raconté cette histoire à mes scouts qui ne l’ont pas crue.

Le Havre, France, juillet 2014,


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