La montre sertie de pierres précieuses


       Le jour où la petite Nicole Devoy poussa la porte de sa boutique, Marcel Beaumont était bien l’homme le plus solitaire de toute la ville de Liège. Peut-être, à l’époque, avez-vous eu vent de cette histoire ?
       Cependant, la presse n’a jamais donné de noms ni de détails comme je le fais ici.
       Beaumont avait hérité de son grand-père une boutique de bric-à-brac, rue Saint-Paul, une rue commerçante, située à gauche de la Cathédrale. Dans la vitrine minuscule s’entassaient les objets les plus hétéroclites : bracelets, médaillons du siècle passé, bagues d’or et coffrets d’argent, jades et ivoires sculptés.
       Avec moins d’objets précieux, Marcel faisait aussi les brocantes d’Outremeuse ou du grand magasin Belle- île.
       Mais, en cet après-midi de décembre, rue Saint-Paul, une fillette se tenait devant la vitrine, pressant son front contre la glace. Ses grands yeux étudiaient chacun de ces trésors vieillots, comme s’ils cherchaient quelque chose.
       Soudain, elle entra dans la boutique.
       L’intérieur, mal éclairé, était plus encombré encore que la devanture. Les rayons croulaient littéralement sous les coffrets à bijoux, les pistolets hors d’usage, les pendules, les lampes ; tandis que, sur le plancher, s’amassaient de vieux chenets, des mandolines et des vieilleries difficiles à cataloguer.
       Beaumont se tenait derrière le comptoir. Bien qu’il eût à peine dépassé la soixantaine, ses cheveux grisonnaient déjà. II contempla la fillette d’un air morne.
       — Monsieur, dit-elle, est-ce que je pourrais regarder la jolie montre qui est dans la vitrine ?
       Marcel écarta le rideau et prit l’objet. Les pierres précieuses dont était sertie la montre brillèrent d’un vif éclat sur la main pâle qu’il tendit vers sa jeune cliente.
       — Qu’elle est belle ! dit l’enfant, comme se parlant à elle-même. Faites-moi un joli paquet, s’il vous plaît.
       Marcel l’examina d’un regard froid.
       — On t’a chargée d’une commission ?
       — Non. C’est pour maman. Elle m’élève seule depuis que mon papa est mort. C’est son premier anniversaire sans lui. Je veux lui faire un beau cadeau.
       — De quelle somme disposes-tu ? demanda Marcel, méfiant.
       La petite fille dénoua son mouchoir et déversa sur le comptoir une poignée d’euros.
       — J’ai brisé ma tirelire, expliqua-t-elle simplement.
       Marcel Beaumont la regarda d’un air pensif. Puis il reprit prudemment la montre. La fillette n’avait pas pu lire l’étiquette. Comment lui dire la vérité ? Le confiant regard bleu réveilla en lui la douleur d’une profonde blessure.
       — Attends, dit-il en lui tournant le dos.
       Puis, par-dessus son épaule :
       — Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il, tout en s’absorbant dans un petit travail.
       — Nicole Devoy, comme ma mère…
       Lorsque Marcel se retourna, il tenait un petit paquet enveloppé de papier de soie rouge et noué d’un ruban vert très étroit.
       — Tiens, dit-il simplement, et ne la perds pas en route.
       La petite fille se sauva en lui jetant un sourire radieux. II la suivit du regard, tandis que montait en lui une marée de tristesse. Cette enfant, avec sa montre sertie de pierres précieuses, le replongeait dans sa douleur toujours prête à ressurgir. Les cheveux de Nicole Devoy étaient blonds comme les blés, ses yeux bleus comme la mer et, dans un passé de quarante ans, Beaumont avait aimé une jeune fille qui avait les cheveux aussi blonds et les yeux du même bleu. Cette montre aux pierres précieuses lui était destinée.
       Mais il avait suffi d’un jeune homme plus beau et en pleine santé pour tuer son rêve.
       Depuis lors, Marcel Beaumont vivait solitaire, remâchant son malheur. Il accordait à ses clients une attention polie, mais la vie lui paraissait affreusement vide en dehors de son travail. Replié sur lui-même, il cherchait l’oubli et s’enfonçait dans une brume de désespoir qui s’épaississait de jour en jour.
       Les yeux bleus de la petite Nicole éveillèrent en lui le souvenir aigu de ce qu’il avait perdu. Les vacances lui amenaient des clients dont l’exubérance le blessait. Pendant les dix jours qui suivirent, les affaires marchèrent bien. Bavardant gaiement, des passantes entraient, tripotaient des objets, marchandaient. Le 25 décembre, il se souvenait encore de la date de l’anniversaire de la mère de la petite Nicole, le dernier client s’en alla. Marcel Beaumont soupira d’aise. La journée était fini.     
       Mais, en cela, il se trompait.
       La porte s’ouvrit et une femme de son âge entra en coup de vent. Avec un brusque coup au cœur, Marcel sentit que ce visage lui était familier, bien qu’il ne l’eût plus vu depuis quarante ans.
       Les cheveux de la visiteuse étaient d’un blond chaud, ses yeux d’un bleu profond. Sans dire un mot, elle sortit de son sac un petit paquet, grossièrement enveloppé de papier de soie rouge et auquel était joint le ruban vert dénoué. Et à nouveau les pierres précieuses étincelèrent sur le comptoir.
       — Cette montre vient-elle de chez vous, monsieur ?
       — Oui, répondit doucement Marcel en levant les yeux vers la jeune femme.
       — Les pierres sont-elles véritables ?
       — Certainement. Elles ne sont peut-être pas de première qualité, comme chez un bijoutier, mais véritables.
       — Vous souvenez-vous à qui vous l’avez vendue ?
       — À une petite fille. Elle s’appelle Nicole. Elle veut l’offrir à sa maman pour son anniversaire. Peut-être est-ce le vôtre ?
       — Je suppose que vous vous souvenez toujours du prix où vous l’avez vendue à cette petite fille ?
       — Je ne dévoile jamais le prix qu’un client a payé, répondit Beaumont gravement. Encore moins lorsqu’il s’agit de fêter l’anniversaire d’une maman !
       — Nicole n’a jamais que quelques pièces d’euros comme argent de poche. Comment a-t-elle pu acheter cette montre sertie de diamants, monsieur ? dit la femme.
       Mais déjà Marcel refaisait le paquet, remettant dans ses plis et lissant soigneusement le gai papier.
       — Personne n’aurait pu payer autant que ce qu’elle a payé, dit-il. Elle a donné tout ce qu’elle possédait.
       Un grand silence sembla emplir soudain la boutique. Puis, au clocher de la Cathédrale, les cloches se mirent à sonner. L’écho de ce carillon, le petit paquet posé sur le comptoir, la question qui se lisait dans les yeux de la jeune femme et le sentiment étrange de renouveau qui luttait follement dans le cœur de Marcel, tout cela était dû à l’amour d’une enfant.
       — Mais pourquoi avez-vous fait cela ?
      — C’est votre anniversaire, Nicole, j’en connais toujours la date, répondit Marcel en tendant à la jeune femme le petit paquet. Et, pour mon malheur, je n’ai plus personne à qui faire un cadeau. Me permettez-vous de vous reconduire jusque chez vous et de vous y souhaiter votre anniversaire ?
       Et c’est ainsi qu’au son des cloches, Marcel Beaumont et une jeune femme dont il savait le nom entrèrent dans un jour qui versât l’espérance en leurs cœurs.

Liège, Belgique, décembre 2014

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