Le temps passe…



    Chaque fois que j’ouvre ce blog, je me souviens des angoisses que j’aie ressenties quand j’ai commencé à y écrire. J’étais harcelé de pensées qui empoisonnaient ma journée. J’avais toujours peur qu’on le découvre et que l’on se moque de moi, de mes récits. Pourtant, il ne contenait rien qui pût ennuyer, sembler coupable. Je ne connaissais personne et, le soir de sa création, je me suis réellement demandé à quoi mes récits pourraient bien servir. Je ne voulais donner aucune leçon, faire passer aucun message.           Maintenant, c’est différent. J’ai pris l’habitude d’écrire sur ce blog ; j’ai fini par m’accoutumer à des choses qu’au début je jugeais impossibles. Je n’aurais jamais pensé pouvoir écrire tranquillement et être lu dans différents pays.
    Je n’aurais jamais cru que, grâce à mes récits, des lecteurs me tendraient la main, comme à un ami, même, et surtout, grâce à leurs critiques. Hier, je regardais ce blog : je n’y avais encore rien écrit. Comme chaque jour, j’avais été me promener, tôt matin ; mes pas s’étaient dirigés vers la boulangerie où j’achète mes croissants. Le printemps s’annonçait formidable. Cependant, il n’était pas encore question de tirer les tentures pour empêcher le soleil de passer la couleur des beaux fauteuils verts de la garniture de bureau et de mes tableaux qui ornent les murs de mon bureau ; pour la première fois depuis l’hiver rude, la pièce avait l’air gai.
    Je ne parvenais pas à quitter la cuisine et mes croissants. Me résigner à l’idée de rédiger quelque récit m’était insupportable ; je ne me suis jamais « résigné » à entreprendre une tâche, puisque c’est un besoin.
    Mon raisonnement ne changeait rien à ma mélancolie d’un moment ; j’imaginais des gens invisibles en train de petit-déjeuner, avec leur famille, des gens que je ne connaissais pas, qui étaient tout à fait différents de moi. Mon imperméable était accroché au portemanteau ; je l’ai touché, je l’ai serré contre moi, une fois levé de ma chaise, pour y trouver un peu de réconfort et pour sentir des odeurs de la boulangerie que je venais de quitter. J’entendais encore la foule, au-dehors, continuer à vivre seule, sans but.
    Ma mélancolie était bonne. J’avais décidé que ce n’était pas possible qu’il ne se passe rien ; je m’efforçais de ne pas remarquer que, comme presque tous les jours, mon esprit et toute mon attention étaient ailleurs, vers je ne sais quel ouvrage. Je feignais de ne pas m’en apercevoir, d’attendre un déclic quelconque ; le déclic que j’attendais s’était pourtant déjà produit à la boulangerie. Mon attitude devenait semblable aux autres jours, quand mes personnages prenaient vie. La routine de chaque jour.
    Hier, pourtant, je me sentais tellement désemparé, après mon pénible entretien avec une pauvresse rencontrée à la croisée des chemins, que j’avais eu peur de rentrer à l’appartement en ma seule compagnie. Brusquement, sa présence me parut la seule délivrance possible.
    Il me fallait la dépeindre, comme je l’avais vue, sans détours. Avec ses cheveux gris, son pauvre regard, ses joues creuses. Je croyais la cerner, avec son vieux manteau, ses vieux souliers. Sa voix tremblante, quand elle m’adressa la parole.
    — Il fait encore frais, n’est-ce pas, monsieur ? avait-elle dit.
    — Ça peut encore aller, répondis-je, moi je n’ai pas froid.
    — Couvrez-vous bien, me dit-elle encore, vous connaissez le dicton au sujet du mois d’avril ?
    — « Ne te découvre pas d’un fil », dis-je, c’est ma foi vrai… et dans dix jours, nous serons en avril…    
    La pauvresse s’est éloignée pour feuilleter sa liste de courses écrites à la hâte sur un papier gras qui portait le nom d’une boucherie voisine d’où je suis un client fidèle. Elle m’a regardé tendrement et m’a dit :
    — C’est bientôt Pâques, ça passe vite, n’est-ce pas ?
    Et, comme je ne répondais pas, elle ajouta en s’éloignant :
    — Que la journée vous soit favorable, monsieur.
    Depuis qu’elle a prononcé ces paroles je ne connais plus un instant de répit. C’est de ma faute. Je n’aurais jamais dû en arriver là ; je n’aurais jamais dû lui parler, la faire pénétrer dans mon bureau, dans mes pensées. Je me suis laissé tomber dans mon fauteuil de bureau au dossier presque droit et, après m’être allumé une pipe fraîche, j’ai essayé d’écrire son histoire.
    L’histoire d’une femme qui avait dû être heureuse, proche des siens, qui avait peut-être fait son voyage de noces à Venise, parce que Venise est tout près de Vérone, mais elle aurait aussi bien pu dire Padoue ou Vicence ; il me sembla qu’elle lisait dans mes pensées, qu’elle connaissait mon désir épuisant de la connaître ; pour moi, il n’y avait plus de refuge, j’étais pris au piège, je répétais sans arrêt :
    — Non, non, ce n’est pas elle, ça, en plissant le front, atterré par mes paroles.
    Cette femme me priait, me suppliait de ne pas lui donner tout de suite une identité. Elle me disait que j’avais le temps d’y penser. Elle ferait ce que je voudrais. Elle n’insisterait pas. Elle me dirait peut-être que je devais avoir confiance en elle, en son amour qu’elle avait eu pour feu son époux. Combien de fois le serra-t-elle tendrement dans ses bras, la veille de sa mort ; combien de fois effleura-t-elle ses tempes de ses lèvres en murmurant qu’il ne pouvait pas la quitter, renoncer à leur amour, au bonheur, qu’ils avaient vécus, qu’ils avaient le droit de continuer ensemble le bout de chemin qui restait, entièrement droits.
    Je sentais que, par ces mots-là, je faisais allusion à quelque chose de sa vie privée qui n’était peut-être pas. Je regardais les volutes de fumées monter au plafond et me dis qu’après tout c’était ma vocation de raconter des histoires.
    Quand ma belle aide ménagère est entrée, elle m’a surpris dans la pénombre ; j’étais tellement absorbé dans mes pensées que l’air étonné que j’ai eu en l’observant ne l’a même pas atteint. Je m’imaginais dans un train de seconde classe en destination de Venise.
    Nous avons parlé un moment, la pauvresse et moi, comme si elle se trouvait devant moi ; mais, dans le fond, je n’arrivais pas à m’intéresser à ce qu’elle disait. Une fois de plus, je me suis trompé en lui prêtant une froideur avec laquelle elle agissait, sans demander pardon, sans invoquer l’excuse de la passion.
    Quand nous étions fiancés, mon épouse et moi nous échangions des baisers, mais elle feignait de ne les donner qu’à contrecœur, contre mon consentement, entraîné par lui, et mon attitude est toujours restée la même chaque fois qu’elle s’approchait de moi.
    Si j’allais à Venise, avec la pauvresse, peut-être continuerais-je à faire semblant de ne pas savoir pourquoi ma femme et moi… C’est la grande différence entre la vieille et moi, d’après mes notes ; il me semble qu’en acceptant consciemment certaines situations, elle s’est libérée pour toujours du péché. Hier, j’aurais voulu lui demander si elle avait la conscience en paix. Mais, nous n’avons pas pu parler longtemps, parce qu’elle avait ses courses à faire et, quant à moi, mon bureau m’attendait.
    La vieille prit une grande place dans mon cerveau ; même pendant l’heure du déjeuner. Elle allait et venait en moi, autour de moi, en m’expliquant, semblait-il, un détail ou tout ce que je devais écrire, ce matin. Je lui ai dit que j’étais anxieux d’avoir des nouvelles tellement incomplètes sur sa vie, parce que, si j’arrivais à obtenir une vague ressemblance entre sa personnalité et celle que je lui attribuais, ce ne serait jamais qu’une ressemblance.
    J’avais l’impression qu’elle me comprenait ; je savais que désormais, quoi que je dise, il n’était plus en mon pouvoir de rien changer. Même si je lui avais avoué que le Pape allait aussi à Venise, la pauvresse aurait trouvé que cela était naturel.
    Son mari ne voyait plus rien du tout ; il était mort dans un grand lit entre les oncles et les tantes, ses enfants, ses belles-filles et ses beaux-fils, devant la montagne d’assiettes qu’elle n’avait pas lavées.
    Aujourd’hui, j’ai déjeuné au restaurant. Nous étions seuls en rêve, comme lorsque nous étions jeunes, ma vieille et moi ; j’avais l’impression d’être en vacances. Dans ce récit, je l’imagine dans un appartement avec une grande terrasse, dans un immeuble neuf du quartier. Du haut de la terrasse, on a une belle vue sur le boulevard. La terrasse est déjà pleine de fleurs ; mon histoire nous montre ensemble en train de profiter de la douceur de l’air ; nous nous sentons tout à fait bien, assis dans des fauteuils en toile où elle a l’habitude de prendre ses bains de soleil.
    Elle déclarerait que, pour rester jeune, il faut être un peu bronzé ; toutes les stars ne le sont-elles point ? Il est certain qu’elle aurait raison : sa vie avait changé depuis que son mari était décédé. Son appartement est meublé avec un goût que je ne lui connaissais pas. Je n’imaginais même pas, jadis, qu’elle fût aussi intelligente ; elle est coquette, les hommes sont son unique sujet de conversation. A-t-elle été amoureuse, avant d’être mariée ?
    — Non, non, me dirait-elle.
    Mais je ne pourrais pas le croire.
    Et quand au travail :
    — Une femme qui travaille, et plus encore une femme de mon âge, aurait-elle dit, doit sans arrêt lutter pour maintenir un équilibre entre la femme traditionnelle qu’on lui a appris à être et la femme indépendante qu’elle a choisi de devenir. C’est un conflit permanent. Mais vous ne pouvez, sans doute, pas comprendre cela. Les femmes qui ne travaillent pas ont un caractère différent du mien et, au fond, elles ont obtenu tout ce qu’elles désiraient quand elles se sont mariées. Elles ont de la chance.
    Je lui aurais demandé si elle le pensait sérieusement.
    — Oui. Il est certain qu’il faut toujours avoir un but dans la vie, aurait-elle poursuivit : on a les enfants. Quand on a un but, on n’a pas besoin du menu bonheur quotidien. Au fond, c’est ce qui m’a poussée à travailler, plus encore que le désir de gagner de l’argent. J’étais fatiguée d’attendre le bonheur d’un homme ou bien d’un autre. C’est cette quête du bonheur qui use une femme tous les jours un peu plus, qui finit par la détruire. Le temps passe !
    — C’est vrai, aurais-je répondu, le temps passe.
    Le ton de sa voix et l’expression de son visage semblaient insolites tout à coup. J’aurais voulu lui dire que, désormais, les enfants que je n’ai pas étaient grands, que je n’avais donc plus rien à attendre. Mais, en me levant pour m’en aller, je me suis contenté de lui dire :
    — Je pensais, simplement, qu’en effet le temps passe.


Paris, rue de la Corèze, août 2014



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