Madame Françoise Le Guyader
Par
un mois de juin, Madame Françoise Le Guyader était une de ces personnes élevées
dans l’esprit de Dieu. Elle avait des principes, elle était toujours en règle
avec l’Église et le monde, elle offrait une image sublime du 21ème
siècle tel qu’elle le concevait. La conduite de Mme Le Guyader
comportait précisément assez de dévotion pour pouvoir ressembler à une Vierge
des Pauvres, comme celle de Banneux dans les Ardennes belges.
En
ce moment, pourtant, elle était vertueuse par calcul, ou peut-être par goût.
Mariée depuis vingt ans à un ouvrier de chez Englebert, rencontré par hasard,
elle croyait servir par sa conduite l’ambition de sa famille. Beaucoup de
femmes attendent, pour la juger, le moment où monsieur François Deplanque sera
le Maire de la commune, et où elle aura trente-neuf ans, époque de la vie où la
plupart des femmes s’aperçoivent qu’elles sont dupes des lois sociales.
Monsieur
Deplanque est un homme assez insignifiant. Il est bien vu de ses patrons, ses
qualités au travail sont aussi grandes que ne le sont ses défauts ; les
unes ne peuvent pas plus lui faire une réputation de vertu que les autres ne
lui donnent l’espèce d’éclat jeté par les vices. Contremaître, il parle peu, il
s’intéresse toutefois au sort de son pays, il se comporte dans la vie comme à l’usine.
Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de Wallonie.
S’il
s’exalte peu, il ne se fâche jamais, à moins qu’on ne l’ennuie outre mesure.
Ses amis l’ont nommé le temps couvert. On ne se rencontre chez lui ni
lumière, ni obscurité complète. Il ressemble à tous les contremaîtres qui se
sont succédés chez Englebert depuis la naissance de l’usine qui était jadis
bien connue. Pour une femme à principes,
il était difficile de tomber en de meilleures mains. N’est-ce pas beaucoup pour
une femme vertueuse que d’avoir épousé un homme incapable d’agir sottement ?
Il
y eut beaucoup de niais qui eurent l’impertinence de presser légèrement la main
de la Le Guyader dont nous parlons en dansant avec elle ; ils n’ont
recueilli que des regards de mépris, et tous ont éprouvé cette indifférence
insultante qui, semblable aux gelées de printemps, détruit le germe des plus
belles espérances.
Les
beaux, les spirituels, les prétentieux, les hommes à sentiments qui se
nourrissent en se moquant des autres sauf d’eux-mêmes, ceux à grand nom ou à
grosse renommée, les gens de grande qualité, auprès d’elle sont tous
innocentés. Elle a conquis le droit de parler aussi longtemps et aussi souvent
qu’elle le veut avec les hommes qui lui semblent spirituels, sans qu’elle opère
dans la race de la médisance.
Certaines
femmes coquettes sont capables de suivre ce plan pendant des années, pour
satisfaire leurs fantaisies ; mais, supposer cette arrière-pensée à la Le
Guyader serait la calomnier. J’ai eu le bonheur de rencontrer ce phénix des
femmes : elle parle bien, je sais écouter, je lui ai plu, je vais à ses
soirées.
Tel
était le but de mon ambition. Ni laide ni jolie, cette femme dont je vous parle
a des dents blanches, le teint éclatant et les lèvres très rouges ; elle
est grande et bien faite ; elle a le pied petit, fluet, et ne se met point en
avant ; ses yeux, loin d’être éteints, comme le sont tous les yeux des liégeoises,
ont un éclat doux qui devient magique si par hasard elle s’anime.
On
devine une âme à travers cette forme indécise. Si elle s’intéresse à la
conversation, elle y déploie une grâce ensevelie sous les précautions d’un
maintien froid, et alors elle est charmante. Elle ne veut pas de succès et en l’obtient.
On trouve toujours ce qu’on ne cherche pas. Cette phrase est trop souvent vraie
pour ne pas se changer un jour en proverbe. Ce sera la moralité de cette
aventure que je ne me permettrais pas de raconter, si elle ne retentissait en
ce moment sur tous les salons d’Internet.
Cette
femme a dansé, il y a un mois environ, avec un jeune homme aussi modeste qu’il
est étourdi, plein de bonnes qualités, et ne laissant voir que ses
défauts ; il est passionné d’informatique et se moque des passions qui n’en
sont pas ; il a du talent et il le cache ; il fait le savant avec les
nantis et le nantis avec les savants.
Serge
Chupin est un jeune homme très sensé qui essaye de tout, et il semble tâter les
hommes pour savoir l’avenir. En attendant l’âge de l’ambition, il se moque de
tout, il a de la grâce et de l’originalité, deux qualités rares parce qu’elles
s’excluent l’une l’autre. En se jouant des caprices d’une conversation qui,
après avoir commencée en parlant de l’Opéra Royal de Wallonie et de ses travaux
de restauration, en est venue aux devoirs des femmes à notre époque moderne.
Il
a regardé à de nombreuses reprises Madame Le Guyader de manière à l’embarrasser ;
puis, il la quitta et ne lui parla plus de toute la soirée ; il dansa, se
mit à l’écart et s’en alla se coucher. Je vous affirme que tout se déroula de
telle façon.
Le
lendemain matin, Chupin se réveilla tard, resta dans son lit, où il se livra
sans doute à quelques-unes de ces rêveries matinales pendant lesquelles un
jeune homme se glisse comme un génie de l’air sous plus d’une couverture de son
lit. En ces moments, plus le corps est lourd de sommeil, plus l’esprit est
agile.
Enfin,
Chupin se leva sans trop bâiller, comme tant de gens, se dirigea vers sa cuisine
où il se fit un café, en but immodérément, ce qui ne paraîtra pas
extraordinaire aux personnes qui aiment le café ; par contre, il est
certaines gens qui n’apprécient le café que comme un remède contre les
indigestions.
Ensuite,
Chupin regagna son lit, tout à la Dame de ses pensées, jurant qu’il la
retrouverait le soir même ; ce qu’il ignorait à cet instant, c’était le
fait que Madame Le Guyader avait quitté Liège pour Paris au matin en compagnie pour
quelques jours de vacances et que personne ne devait revoir cette délicieuse
avant longtemps !
Je
n’ajoute et ne retranche rien à ce récit, l’ayant raconté comme on me l’a
conté !
Liège, Belgique, août 2014
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