La jeune fille et la rose
Il
s’en est passé des choses au temps jadis. Le basilic et le lys, la rose et le
coquelicot. Je te plante mon histoire, pour que tu croisses grand et beau. À
ton intention, je mets du bois sur le feu et je vais te mijoter afin que tu
embaumes comme l’arbre à pain.
À
quelques kilomètres au sud de Liège, à la limite entre la Province du même nom
et la Province du Luxembourg, dans les Ardennes Belges, s’étendent une région
de grands arbres entre lesquels coule la Meuse.
Sur
les rives solitaires de ce fleuve, il est un petit village et, dans ce petit
village, un receveur des postes qui parlait très souvent, il y a quelques
années, d’une fille du pays, une fille aux yeux bleus, au teint hâlé, blonde
comme les blés, souple comme un roseau. Ce postier était un monsieur amène,
très évolué et qui avait beaucoup voyagé. Il appartenait à une excellente
famille de la région. Le dimanche, il enseignait le catéchisme aux garçons dans
une pauvre petite église délabrée. C’était, disait-il, pour la rémission de ses
péchés.
Ces
gars formaient une bande difficile à apprivoiser, ils étaient timides et
farouches comme le sont les bêtes sauvages. Les notions élémentaires de
religion qu’essayait de leur inculquer notre postier leur paraissaient à tout
le moins difficiles, et la difficulté devenait insurmontable pour peu que cette
fille rodât aux alentours. Elle sévissait sur la classe, disait le professeur,
à la façon d’une sournoise épidémie.
L’un
des garçons disparaissait pendant un mois ou deux, puis revenait un beau
dimanche, l’air penaud et farouche, et c’était au tour d’un de ses camarades de
disparaître un certain temps. Parfois, notre homme l’apercevait en compagnie de
la fille, cueillant des pâquerettes au flanc d’une colline, ou bien il les
rencontrait un samedi soir sur la route, se rendant au bal de village.
Un
mercredi, après l’office du soir, le pasteur devait trier le contenu de trois
caisses de vieux vêtements destinés à être envoyés dans les pays
sous-développés. La fille, pieds nus, vêtue d’une robe de cotonnade en
lambeaux, beaucoup trop petite pour elle, arriva au moment où l’on faisait
sauter le couvercle de la première caisse. Elle s’assit sur le dernier banc et
ne prêta tout d’abord aucune attention au tri des pitoyables vêtements. Il se
fit un silence étonné lorsque le pasteur tira de la deuxième caisse une robe du
soir rose, très décolletée, constellée de paillettes qui scintillaient.
Personne
ne la revendiqua. Mais, sans prononcer une parole, la fille bondit, empoigna la
robe et sortit de l’église en courant. Depuis ce jour, personne ne lui vit
porter d’autres vêtements. De jour et de nuit, par le soleil ou par la pluie,
elle apparaissait comme une touche de couleur rose se détachant sur le brun
sale des chemins, sur le vert des collines, sur le kaki de la chemise du garçon
qui marchait à ses côtés.
À
la mi-décembre, il y eut un brusque coup de froid. Un matin, en ouvrant sa
fenêtre, le postier constata que le thermomètre était tombé bien au-dessous de
la température hivernale habituelle. Les gens qui venaient à la poste étaient
beaucoup plus pressés de lui raconter la nouvelle que de prendre leur courrier
: le corps de la fille en robe rose avait été trouvé raidi par le froid, sur la
route, quelques kilomètres plus haut, dans un des sentiers herbeux.
Cette
robe du soir était un vêtement bien léger pour de telles températures. À la
suite de ce drame, racontait le postier, tous ses élèves se mirent à fréquenter
régulièrement l’école.
Ainsi
prenait fin l’histoire de la jeune fille, morte de froid, comme de nombreux
témoins peuvent l’attester. Pendant dix ans on n’entendit plus parler d’elle,
puis une étrange rumeur se répandit dans les villes et surtout dans les
universités de la région. Il en existait plusieurs versions, ainsi que cela se
produit pour ce genre d’histoires. Mais aucune n’établissait de rapprochement
avec ce qu’avait raconté le postier sur cette fille et les circonstances de sa
mort.
Ces
derniers faits n’étaient d’ailleurs connus que dans la proche vallée. Pour la
première fois, sans doute, le présent récit laisse entendre qu’il pourrait
exister un lien entre les deux histoires. Voici ce qu’on m’a raconté : un
samedi soir, deux étudiants de la plus grande université se rendaient en auto à
un bal qui avait lieu dans la ville voisine. Ils suivaient la route de la
vallée, lorsqu’ils aperçurent une jeune fille qui semblait attendre quelqu’un.
Sa
robe de bal était de la couleur du rosier, sans doute caractérisée par ses
nombreux pétales qui devaient parfumer les eaux sombres du fleuve et ses
cheveux avaient la blondeur des blés mûrs. Les garçons s’arrêtèrent et lui
proposèrent de la déposer quelque part. Elle s’installa entre eux sans se faire
prier et leur demanda s’ils allaient aux danses populaires.
Son
mince visage bronzé aux pommettes saillantes, ses cheveux blonds, son sourire
éclatant, son extrême vivacité de gestes séduisirent les garçons, qui la
persuadèrent de les accompagner à la fête.
—
Appelez-moi Rose, dit-elle quand ses nouveaux amis la présentèrent à leurs
hôtes, c’est le surnom que l’on me donne car je suis toujours vêtue de cette
couleur.
Lorsque
le bal fut terminé, ils la reconduisirent chez elle. Elle avait froid et l’un
du garçon lui prêta son pardessus de tweed. Elle les guida à travers les bois,
par des routes poussiéreuses et, finalement, pria celui qui conduisait de faire
halte devant une masure tellement délabrée qu’on aurait pu la croire
abandonnée, si ce n’eût été le lambeau de rideau en guipure qui masquait la
petite fenêtre de la façade.
Elle
leur promit de les revoir bientôt et resta au bord de la route, leur faisant
adieu de la main, jusqu’à ce qu’ils aient disparu. Les garçons étaient arrivés
à la ville en amont quand ils s’aperçurent qu’ils avaient oublié de reprendre
le pardessus. Ils décidèrent d’aller le chercher le lendemain en retournant à l’université.
Quand ils frappèrent à la porte de la masure, une très vieille femme aux
cheveux blancs se présenta et les dévisagea de ses yeux bleus perçants. Ils
demandèrent Rose.
—
C’est-y que vous êtes d’anciens amis à elle ? s’enquit la vieille.
Soucieux
de ne pas attirer sur la jeune fille le courroux de sa famille en disant la
vérité au sujet de leur équipée, les garçons répondirent par l’affirmative.
—
Alors vous ne pouvez pas savoir qu’elle est morte, dit la femme. Il y a bientôt
dix ans qu’elle est au cimetière.
Les
garçons protestèrent que ce n’était pas de cette jeune fille-là qu’il s’agissait.
Celle qu’ils cherchaient, ils l’avaient vue la veille au soir.
—
Personne d’autre de ce nom n’a jamais habité dans les parages, dit la femme. Ce
n’était pas son vrai nom, d’ailleurs. Quand elle est née son papa l’a appelée
Rosalie. Il y avait des gens qui l’appelaient Rose, rapport à la belle robe qu’elle
ne quittait pas. On l’a enterrée avec.
Les
garçons repartirent vers la grand-route. Cent mètres plus bas, celui qui
conduisait freina.
—
Voilà le cimetière, dit-il en désignant quelques pierres rongées par les
intempéries, dans un terrain sans clôture envahi par les herbes folles, je vais
aller voir par curiosité.
Ils
trouvèrent la pierre tombale. C’était une petite dalle sur laquelle était gravé
un nom : « Rosalie », et sur le tertre qu’elle dominait, soigneusement plié, le
pardessus de tweed.
Voilà,
mon histoire a suivi le lit de la Meuse, je l’ai racontée à des fils de
seigneurs.
Liège,
Belgique, juillet 2014,
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