L’écrivain public et l’amour



       Afin de faire comprendre tout ce que ce récit pouvait avoir de piquant et d’inattendu pour l’écrivain public, il faut ajouter que depuis quelques jours il avait installé son atelier dans les combles d’une maison, sise à l’endroit le plus obscur et le plus boueux de la rue des Poches, presque devant l’église de la Sainte-Trinité, à deux pas de son appartement qui se trouvait rue Bidet. La célébrité que son talent lui avait acquise, en aidant le peuple à rédiger, ayant fait de lui l’un des artistes les plus chers de la commune, il commençait à ne plus connaître le besoin.
       Au lieu d’aller travailler dans un de ces ateliers situés près de la rue Lemeunier et dont le loyer modique était jadis en rapport avec la modestie de ses gains, il avait satisfait à un désir qui renaissait tous les jours, en s’évitant un long trajet et la perte d’un temps devenu pour lui plus précieux que jamais. Personne au monde n’eût inspiré autant d’intérêt qu’Alain Bonnefont, s’il eût consenti à se faire connaître ; mais il ne confiait pas légèrement les secrets de sa vie. Il était l’idole d’une mère pauvre qui l’avait élevé au prix des plus dures privations.
       Madame Bonnefont, fille d’un gros commerçant de l’endroit, n’avait jamais été mariée. Son âme tendre fut jadis cruellement offensée par un homme riche qui la blessait par des paroles offensantes et par peu de délicatesses en amour. Le jour où, jeune fille et dans tout l’éclat de sa beauté, elle subit, au détriment de son coeur et de ses belles illusions, ce désenchantement qui nous atteint si soudainement, bien que nous voulussions croire le plus tard possible au mal, il nous semble toujours venu trop promptement. Ce jour fut tout un siècle de réflexions, et ce fut aussi le jour des pensées de la résignation pour Mme Bonnefont.
       Elle refusa de celui qui l’avait trompée ce qu’il lui accorda par bienveillance et renonça au monde. Elle se donna toute à l’amour maternel et dit adieu aux jouissances sociales, refusa que son fils portât d’autre nom que le sien. Elle vécut de son travail, en accumulant un trésor pour son fils. Aussi, plus tard, une heure la paya-t-elle des longs et lents sacrifices de sa grande pauvreté.
       À la dernière Foire du Livre de Bruxelles, bien qu’il fût simple écrivain public, il présenta une ébauche de roman et, tout étonné, il reçut le prix du roman ; les journaux, unanimes, retentissaient de louages en faveur d’un talent ignoré, et les écrivains célèbres reconnaissaient soudain Bonnefont pour un écrivain dont on parlerait dans l’avenir.
       Un futur Prix de l’Académie Royale de Belgique ? Bonnefont ne le désirait nullement, n’ayant rédigé ce roman que dans le but de s’amuser et non d’être renommé. Les éditeurs rendaient hommage à son génie, à son roman et, à vingt-cinq ans, Alain Bonnefont appartenait à ce qui lui déplaisait : la renommée !
       Il s’associait mal aux auteurs confirmés, assistait avec humeur à toutes les réceptions auxquelles il participait bien malgré lui, sachant qu’il paraissait en public grâce à sa mère qui lui avait transmis son âme romanesque, et qui avait, mieux que quiconque, compris que la situation d’Alain dans le monde atteindrait bien d’autres jouissances que celles qu’elle n’avait pas eues autrefois.
       Voulant vivre pour sa mère et lui rendre les jouissances dont la société l’avait privée pendant si longtemps, il vivait pour elle, espérant à force de gloire et de fortune la voir un jour heureuse, riche, considérée, entourée d’hommes célèbres. Bonnefont avait donc choisi ses amis parmi les hommes les plus honorables et les plus distingués. Difficile dans le choix de ses relations, il voulait encore élever sa position que son talent faisait déjà si haute. En le forçant à demeurer dans la solitude, cette mère des grandes pensées, le travail auquel il s’était voué dès sa jeunesse l’avait laissé dans les belles croyances qui décorent les premiers jours de la vie.
       Son âme adolescente ne méconnaissait aucune des mille pudeurs qui font du jeune homme un être à part dont le coeur abonde en félicités, en poésies, en espérances vierges, faibles aux yeux des gens blasés, mais profondes parce qu’elles sont simples. Il avait été doué de ces manières douces et polies qui vont si bien à l’âme et séduisent même ceux par qui elles ne sont pas comprises. Il était bien fait. Sa voix, qui partait du coeur, y remuait chez les autres des sentiments nobles, et témoignait d’une modestie vraie par une certaine candeur dans l’accent.
       En le voyant, on se sentait porté vers lui par une de ces attractions morales que les savants ne savent heureusement pas encore analyser ; ils y trouveraient quelque phénomène de galvanisme ou le jeu de je ne sais quel fluide, et formuleraient nos sentiments par des proportions d’oxygène et d’électricité. Ces détails feront peut-être comprendre aux gens hardis par le caractère et aux hommes bien trompés pourquoi, il ne fit aucune réflexion sur les deux personnes dont le bon cœur s’était dévoilé à lui, lorsqu’une voiture qu’il avait envoyé chercher au bout de la rue de la Sainte-Trinité s’arrêtât devant lui.
       Mais quoiqu’il répondît par oui aux demandes, naturelles en semblables occurrences, qui lui furent faites par une femme sur son accident de voiture et sur l’intervention officieuse des locataires qui occupaient le quatrième étage, il ne put l’empêcher d’obéir à son l’instinct, lorsqu’elle lui parla des deux inconnues selon leurs intérêts de leur manière d’agir.
       — Ah ! dit-elle, c’est sans doute mademoiselle Ulrich et sa mère qui demeurent ici depuis quatre ans. Nous ne savons pas encore ce que font ces femmes ; le matin, jusqu’à midi seulement, une vieille femme de ménage à moitié sourde, et qui ne parle pas plus qu’un mur, vient les servir ; le soir, un vieillard décoré comme vous, monsieur, qui possède une voiture avec chauffeur, arrive chez elles et reste souvent très tard. On ne sait s’il s’agit d’un parent.
       « Ces dames sont des locataires bien tranquilles, comme vous, monsieur ; et puis, c’est économe, ça vit de rien, semble-t-il. C’est drôle, monsieur, la fille se nomme comme sa mère et non comme son père. Ah ! quant elle se rend à l’Opéra, mademoiselle est bien mise. Elle ne sort jamais accompagnée de jeunes gens, auxquels la mère aurait fermé la porte au nez et elle aurait bien fait. Le propriétaire ne souffrirait pas... Mlle Ulrich est très belle, douce et parle distinctement…
       L’Audi était arrivée, Alain n’en écouta pas davantage et revint chez lui. Sa mère, à laquelle il conta son aventure, pansa de nouveau sa blessure, et ne lui permit pas de retourner le lendemain à cet atelier. Il s’évanouit aussitôt.
       Consultation faite, diverses prescriptions furent ordonnées, et Alain resta trois jours chez lui. Pendant cette réclusion, son imagination inoccupée lui rappela vivement, comme par fragments, les détails de la scène qui précéda son évanouissement.
       Le profil de la jeune fille tranchait fortement sur les ténèbres de sa vision intérieure ; il revoyait le visage flétri de la mère ; il imaginait les mains d’Ulrich, il supposait un geste délicat qui l’aurait frappé s’il l’avait côtoyé et les grâces exquises qui eussent été mises. Une attitude, comme les sons d’une voix mélodieuse, apparaissait tout à coup ; on eut dit des objets qui plongés au fond des eaux revenaient à la surface.
       Aussi, le jour où il put reprendre ses travaux, quitta-t-il de bonne heure son atelier d’écriture ; mais la visite qu’il avait incontestablement le besoin de faire à ses voisines fut la véritable cause de son empressement ; il oublia ses travaux commencés et qui ne souffraient nulle attente. Au moment où une passion brise un trouble, il se rencontre des plaisirs inexplicables que comprennent ceux qui ont aimé.
       Ainsi quelques personnes sauront pourquoi l’écrivain public monta lentement les marches du quatrième étage et seront dans le secret des pulsations qui se succédèrent rapidement dans son coeur au moment où il vit ouverte la porte brune du modeste appartement habité par mademoiselle Ulrich. Cette jeune fille, qui portait le nom de sa mère, avait éveillé mille sympathies chez le jeune écrivain ; il voulait voir entre elle et lui quelques similitudes de position.
       Devant la porte brune, Alain se livra fort complaisamment à des pensées d’amour, et fit beaucoup de bruit pour obliger les deux dames à s’occuper de lui comme il s’occupait d’elles. Il sonnait 19 heures, lorsqu’il pénétra chez ses voisines. Ensuite, il y dîna.
       Aucun écrivain public n’a osé m’initier, par pudeur peut-être, aux secrets intérieurs vraiment curieux de certaines existences liégeoises qui, riches au dehors, laissent voir parfois les signes d’une fortune équivoque.
       Si la peinture de cet écrivain public est ici trop franchement dessinée, si vous y trouvez des longueurs, n’en accusez pas la description du corps de l’histoire, pour ainsi dire ; et, l’aspect de l’appartement habité par les deux femmes influa beaucoup sur les sentiments et sur les espérances d’Alain Bonnefont, à tel point que sa renommée, d’écrivain public et d’écrivain reconnu, fut oubliée en quelques jours pour cause d’amour.


Liège, Belgique, juillet 2014






Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité