Le cierge, ou la piété populaire
Église
St-Julien le Pauvre. Des semaines durant, j’avais impatiemment attendu le moment
où je me retrouverais enfin dans cette ville de Paris que j’avais, autrefois,
si bien connue et tant aimée. Or, depuis que le train m’avait, ce matin-là,
déposé Gare du Nord, mon humeur n’avait fait que devenir de plus en plus mauvaise.
J’avais déjeuné au Terminus Nord, comme autrefois, puis j’avais pris un taxi
pour l’arrondissement et dans l’hôtel où, jadis, j’avais mes habitudes.
Je me
souvenais que l’on y mangeait bien. La chambre où, je séjournais, d’antan,
quand je passais en transit par la capitale était occupée par une « huile ».
Et, comme
l’hôtel était presque complet, après mille excuses, on avait fini par me caser
sous les combles, à côté de la chambre des bonnes. Elle était à peine meublée
et pas du tout chauffée. J’avais juste de quoi faire une toilette sommaire,
puis me changer avant de sortir.
L’après-midi,
après avoir fait, dans un vent glacial, une promenade de reconnaissance qui m’emmena,
pour commencer devant les Jardins du Luxembourg, boulevard Saint-michel, je
poursuivis ma promenade dans les dédales de toutes les petites rues chères à
mon coeur de cet arrondissement.
Ce coeur
se serra de plus en plus. Était-ce bien la ville charmante, amie des plaisirs,
où j’avais connu des jours si joyeux et des nuits exaltantes, où j’avais entendu
chanter « La Bohème » et fait tant de promenades en voiture par des rues qu’animait
une foule enthousiaste à célébrer la fête du vin nouveau ?
En venant,
je m’étais préparé à affronter des innovations matérielles de tous genres, à
trouver les établissements que j’avais très bien connus fermés et d’autres
ouverts. J’étais même prêt à ne plus trouver le spectacle mélancolique de la
Seine comme je l’avais connu.
La
télévision me montrait chaque jour des images d’un Paris que je ne connaissais
plus, d’un Paris révolté où l’on n’osait plus sortir le soir et dans lequel,
face au couvre-feu, on se serait cru soixante-dix ans en arrière. Mais, je n’avais
pas prévu ce désespoir fait de vide qui, tels des miasmes, pénétrait les rues grises
et sales d’une ville qui n’avait plus de lumière que le nom.
À mesure
que j’avançais, au hasard, hagard, une colère grandissait en moi, sourde
rancune envers les hommes politiques qui laissaient pareilles choses
arriver ; face à la révolte des jeunes qui n’avaient plus de repères à cause
de ces gens en place, je ne retrouvais plus ma ville.
Qui avait
encore le souci de faire le bonheur de la France ? Pour comble de malheur,
voici qu’il se mit à pleuvoir, tandis que tombait le froid crépuscule. Pluie
glaciale qui menaçait de transpercer l’imperméable que je portais sur mon
vêtement de laine. Plus j’avançais, plus je trouvais Paris impersonnelle. C’était
devenu une ville, où la solidarité ne semblait plus avoir court, où les gens
étaient tristes et ne devaient plus comprendre pour quelles raisons ils
vivaient encore. Faisait-on encore attention, à la détonation du gaz, au petit
déjeuner ?
C’était devenu naturel. Ces parisiens-là
écoutaient-ils encore le bourdonnement du frelon, par un bel après-midi d’été,
à la campagne ? Le claquement d’un fouet, en Camargue, le cliquetis des épées,
dans un gymnase et le crépitement du feu dans un âtre étaient choses oubliées
des sens des Français !
Le peuple
savait que ça existait, bien sûr, à la TV. Ce matin, avant de prendre le train,
le bruissement des feuilles était charmant dans ma ville natale et par ce jour
de grand vent. Ici, à Paris, belle entre toutes les villes, autrefois, le
crissement des pneus, le bruit d’une pétarade, le vrombissement des moteurs des
voitures et le son nasillard des transistors devaient être les bruits inhumains
qui hantaient les intérieurs des maisons parisiennes.
Ô Dieu ! Je me rendais compte que le
progrès n’était pas chose utile en tout. Pour me protéger de la pluie, je m’étais
réfugié dans la petite église St-Julien le Pauvre. Cette petite église me
rappelait mon Paris. Je me demandais si les parents de la jeunesse parisienne
avaient inculqués à leurs enfants le goût du Beau.
La vie des
jeunes était suspendue à des bruissements hétéroclites. Combien de fois les
parents n’affirmaient-ils pas : « Tu ne sais rien... », à leurs enfants au lieu
de leur expliquer ? Ce manque-là faisait aussi partie du changement parisien.
On n’expliquait plus rien à personne. Personne ne savait plus rien. Mais les
parents, aujourd’hui, en savaient-ils beaucoup plus que les jeunes ?
On vivait
dans le vide, ce vide que j’avais ressenti dès mon arrivée. Combien de
personnes n’avaient-elles pas besoin qu’on leur explique ? Tout simplement. Que
diable ! Il n’y avait pas que la coupe du monde de football qui comptait ! Il y
avait encore des hommes et des femmes qui pensaient à tout autre chose qu’à la
mode. J’avais toujours dit, comme Jacques Chazot avant moi, que la mode était
de ne pas la suivre.
C’était un
éternel recommencement.
La vie
aussi. Comme la mode. Dans notre univers, me disais-je, en écoutant tomber la
pluie, on suit le procès des dictateurs devant la lucarne, on ne se parle plus dans ces nouvelles cités et les gens
dans mon genre
n’ont plus rien à y faire ; ils ne peuvent pas
comprendre que le monde a changé !
J’étais à
l’intérieur de St-Julien le Pauvre et, à me voir, un jeune se serait demandé à
quoi je pouvais bien penser. D’autres m’auraient dit qu’il était bien inutile
de se mettre entre les mains d’un Dieu invisible. Peut-être. Je ne suis pas
certain qu’ils eussent raison. Je lui aurais dit qu’on parlait tout le temps de
Dieu à 75% des Américains croyants aux États-Unis pour 43% de pratiquants.
De ce côté-là, donc, on ne pouvait pas
prétendre que le monde avait changé. C’est simplement du bourrage de crâne à
des fins politiques. Ça a toujours existé. Si le monde a changé, ce n’est pas
de ce point de vue, mais sur les goûts des uns et des autres, sans pour autant
parler des jeunes.
J’avais connu, il y a des années, le
froissement des moires de vieil or, dans des superbes réceptions mondaines. À
La Pérouse ou au Grand Véfour, on y entendait le tintement des verres de
cristal, les accents aigus de la chanterelle des violons. C’était un autre monde,
me direz-vous, où on respectait un silence particulièrement difficile à obtenir
entre les différents étages des immeubles modernes.
Où était-il,
mon monde ?
L’intérieur
de l’église était vide, presque noir. Seule la faible lueur rouge de la lampe
du sanctuaire modelait les ombres. Avec quelque impatience, je m’assis pour
attendre que fût passé le plus fort de l’averse.
Soudain, j’entendis
un bruit de pas et, me retournant, je vis un vieil homme entrer dans l’église.
Il n’avait pas de pardessus. Sa haute silhouette décharnée se raidissait, bien
droite, dans un complet d’étoffe mince et raccommodée en maints endroits. Il
avait un air misérable. Tandis qu’il se dirigeait vers un autel des bas-côtés,
je constatai, avec étonnement, qu’il portait dans ses bras une petite fille d’environ
six ans.
Elle était, elle aussi, vêtue
misérablement. Une fois devant l’autel, le vieil homme posa doucement la petite
fille par terre. Je me suis aperçu, alors, aux mouvements impuissants de ses
membres, que l’enfant était infirme.
S’occupant
d’elle avec beaucoup de patience, l’homme la fit agenouiller, lui prit les
mains pour qu’elle pût les accrocher à la balustrade de l’autel et, quand il l’eût
installée à son gré, il lui sourit, comme pour la féliciter d’une réussite,
puis il s’agenouilla, mince et droit, auprès d’elle.
Pendant
quelques minutes, tous deux demeurèrent ainsi. Puis l’homme âgé se leva. J’entendis
le bruit léger d’une pièce tomber dans un tronc, je vis le vieillard prendre un
cierge et l’allumer pour le tendre ensuite à la petite fille. Je la vois encore
le tenir un long moment dans une main diaphane.
L’éclat de
la flamme vacillante projetait autour d’elle un faible halo éclairant : l’expression
de joie du menu visage aux traits tirés. Enfin, l’enfant plaça le cierge bien
droit sur le chandelier qui se trouvait devant elle. Face à l’autel, dans l’ombre,
elle admirait sa petite offrande, la dédiant d’un mouvement ravi de sa tête
rejetée en arrière.
Peu après,
le vieil homme se leva. Il souleva la petite fille et la transporta dans ses
bras hors de l’église St-Julien le Pauvre. Pendant tout le temps que je les
avais observés, j’avais eu l’impression de faire une intrusion dans la vie privée
de ces deux êtres ; je m’étais senti coupable d’une sorte de sacrilège.
Pourtant, et bien que ce sentiment persistât en moi, j’obéis à une impulsion
irrésistible. Comme ils sortaient, je me levai et les suivis sous le porche de
l’église.
Là, rangé contre le trottoir, il y avait
un petit fauteuil roulant, plus ou moins solide, dont les pneus étaient si
lisses qu’ils devaient dater de longtemps. Dans cet équipage, le vieil homme
déposa l’enfant et couvrit soigneusement ses jambes avec une vieille couverture
qui ressemblait à un sac à pommes de terre. La pluie s’était arrêtée de tomber.
Près d’eux, je pouvais nettement confirmer ce que j’avais déjà soupçonné.
Chaque ride
du visage tiré de l’homme, sa grise moustache coupée ras, son beau nez fin, la fierté
de son regard, tous ces traits révélaient un pur aristocrate, un de ces patriciens
français auxquels, soixante-dix ans plus tôt, peut-être un peu moins, la guerre
avait apporté, sans qu’il y eût de leur faute, la ruine totale.
Les pauvres
petits traits de l’enfant ressemblaient aux siens. J’avais la quasi-certitude
que c’était son grand-père.
–– Un
accident ? dis-je.
Le vieillard me répondit poliment :
–– Un de ces bolides modernes qui n’ont
point de respect pour autrui.
Il y eut
un silence. Mon regard se posa sur l’enfant aux grands yeux bleus.
–– Vous
venez souvent, ici ?
Je regrettai aussitôt cette question
directe, à peine m’eut-elle échappé, mais ce fut la petite fille qui dit :
–– Oui,
tous les jours, pour prier. Et pour montrer au Bon Dieu que nous ne lui en
voulons pas.
Le
vieillard ajouta, dans un murmure :
–– Également,
pour prier pour le Président de la République... Surtout, pour la France !
Je n’avais
rien trouvé à répondre. Et, tandis que je restais là, le vieil homme se
redressa, boutonna sa veste, saisit la chaise roulante et, après avoir eu à mon
adresse le même léger sourire, la même inclinaison courtoise de la tête, il s’en
alla, emmenant la petite fille dans l’obscurité qui s’épaississait.
À peine
avaient-ils tous deux disparu que je ressentis à nouveau un insoutenable désir
de les rattraper. J’aurais voulu les aider, leur offrir de l’argent, me
dépouiller de mon chandail chaud, faire quelque chose de spontané, de
spectaculaire. Mais je restai là, cloué sur place. Je savais qu’il ne s’agissait
pas ici d’un acte de charité ordinaire, que tout ce que j’aurais pu donner eût
été refusé. C’était eux qui venaient de me donner quelque chose. Eux, qui
avaient tout perdu, refusaient de désespérer et pouvaient encore croire.
Un
sentiment de confusion m’envahit soudain. Il n’y avait plus de place en moi
pour le moindre sentiment de colère, pour la moindre préoccupation mesquine à
propos de mes infimes privations. Je n’éprouvais plus qu’une grande pitié pour
moi, sachant maintenant que le vieillard et l’enfant n’en avait pas besoin.
J’étais
submergé par la honte. La pluie recommença de tomber. Je rentrai dans l’église
St-Julien le Pauvre et me dirigeai vers le petit flambeau de la fidélité. Il
brûlait toujours, près de l’autel, dans une église qui, maintenant, n’était
plus vide. Les cierges de la piété populaire y brûlaient. Heureusement, je
songeai que tant qu’ils brûleraient, il y aurait de l’espoir pour tout le
monde. Ce fut avec cette image d’espoir que je suis retourné, le soir même,
auprès des miens, en Belgique.
Liège, Belgique, août 2014
Commentaires
Enregistrer un commentaire