LA PARIADE


       À vingt ans, on a parfois trop d’idées et pas assez d’expérience. À soixante-huit ans, il arrive que quelques expériences cruelles, pour s’être gravées trop profondément dans la pensée, modifient la personnalité et obnubilent le sens critique. L’écriture est un art complet, comme les autres. Le travail des écrivains, quel qu’ils soit, fait appel à la couleur au même titre que la peinture, au mêmes sons que la musique. Je ne suis pas écrivain, je me tue à le dire,  je ne suis qu’un raconteur d’histoires. Tant mieux si ces histoires vous intéressent, auquel cas je vous les livre ; dans le cas contraire, je les remets dans mon stylo.
       Quand était-ce ? Disons, autrefois ! Le froid de novembre me faisait frissonner. J’étais las. Je ne songeais qu’à vous ; ce n’était pourtant pas de penser à vous que j’étais éreinté. C’était peut-être à cause de la lune. Je ne sais pas. J’avais toujours rêvé de devenir un homme respectable, d’importance, estimable, sans doute comme tous les petits garçons.
       J’avais compris assez promptement que l’on ne faisait que ce qu’on pouvait, et non ce qu’on voulait. N’était-il pas réellement difficile d’accomplir ce que l’on aimait ? Je luttais pour arriver à quelque chose que je savais, par avance, voué à l’échec. Je vivais seul, avec personne avec qui parler véritablement. Ma mère ne pouvait pas comprendre ma solitude et mon père, de son côté, voyait le monde sous un angle bien personnel : sans cinéma, peinture ou littérature.
       Alors, je m’étais demandé, à tête reposée, si la jeune fille que j’aimais aurait souhaité qu’un soi-disant notaire entre dans sa vie, et au surplus, qu’il passe ses fins de journées, là-bas, dans ce fameux immeuble de la place des Déportés. J’en doutais tellement qu’il faisait encore plus froid en y songeant et qu’il me semblait que la pluie tombait sale et drue sur les pavés noirs de la rue.
       Vous eussiez peut-être désiré que je me tienne au milieu d’une foule que je ne connaissais pas si ce n’était par vos dires ? La foule de ces gens de la petite bourgeoisie ne m’aurait pas recherché. Pourquoi l’eût-elle fait ? Les jours de marché, il y aurait eu, à Grivegnée, beaucoup de monde de toutes les conditions sociales : des ouvriers et des employés ou encore des notables.
       Parfois, pour des œuvres de bienfaisance, de jeunes chanteurs s’essaieraient sur un podium construit à la hâte, devant le micro dont se servait le curé pour parler en chair de Vérité, comme on disait autrefois. Tout ce folklore d’un jour où deux serait le bienvenu et avec votre regard aux yeux bleus vous m’auriez peut-être présenté au maire comme un écrivain notoire appartenant à un quotidien important de la ville. Vous auriez sans doute poussé le toupet jusqu’à prétendre que j’aspirais à devenir politicien.
       Tout aurait été faux.
       Pourquoi aurais-je été me perdre en politique, afin d’y devenir député ou ministre, et pourquoi encore, aurais-je perdu mon temps à écrire dans un quotidien de la ville ? Nous eussions été dans le bas d’une petite commune, parmi de petites gens.
       Le ciel se couvrirait de gros nuages lourds.
       Le vieux, à côté, assis et travaillant son cuir, coupant le fil d’un coup de dents, sans jamais regarder personne, je l’imagine d’ici en train de se moquer. Je ne lui en aurais pas voulu. C’eût été votre faute, vous eussiez cru bien faire, en parlant de la sorte de moi.
       Deux vieillards, plus loin, se seraient mis à marmonner à juste titre sur mon passé mélancolique avec ferveur. De mon avenir, ces hommes vénérables auraient parlés avec une grande délectation attristée.
       En se tournant vers son voisin, le premier aurait demandé :
       ― Vous croyez qu’il a une chance ?
       ― Une chance ? aurait dit l’autre.
       ― De devenir politicien !
       Comme il se serait moqué de moi ! Il n’estimait déjà pas le monde de la politique ni celui des arts. N’était-ce pas la même chose ? De la comédie ? Alors, il aurait avancé complètement hors sujet :
       ― Savez-vous que Benjamin a encore gagné aux boules ?
       Après un instant, celui qui aurait posé la question ferait un geste dont il ne s’apercevait même plus et, la main à la blague, l’index dans le fourneau d’une vieille, mais alors vieille pipe en écume qui lui venait d’un ami de son père, chargerait celle-ci, à la manière d’un canon, de tabac de la Semois, cependant que les premières gouttes d’eau lui tombaient sur son visage ridé.
       Il ferait craquer l’allumette tout en observant notre pariade, puisqu’on ressemblerait à un couple d’oiseaux. Je vous aurais peut-être demandé :
       ― Puis-je vous offrir une consommation ?
       Qu’auriez-vous répondu à ma question, devant un vieux qui aurait tout entendu ? Rien ? Par un signe de tête ? Sans doute.
       Ça se passait voici des années.
       On se disait encore vous.
       Je pense souvent au vieux travaillant son cuir, il était semblable à un forgeron dont je vous rapporte cette histoire dont rien n’est inventé.
       Lorsque tombait la nuit, la forge s’éclairait de ses yeux de braise, lesquels flambaient sous le soufflet de cuir. Très jeune, j’ai compris qu’un amour peu commun unissait l’esprit de l’homme à la nature de cet objet.

       Il était gai au temps de sa forge, quand l’azur entrait sous les rayons du soleil. L’enclume joyeuse répondait au marteau et ce dernier était le cœur de cette masse de fer montée sur un billot, car il était mu par l’âme de l’artisan.

       Cela ne ressemblait-il pas aussi à une pariade, cette belle saison où les oiseaux se réunissent par paires avant de s’accoupler ?

       N’était-ce pas pareil, dans notre cas ? Nous étions couchés sur l’enclume du Forgeron de la Vie ! Le marteau ? C’était le temps que nous allions passer l’un auprès de l’autre qui le rendait si important. Une pariade. L’art de vivre et d’aimer, tout comme le forgeron de l’histoire, c’est de se choisir un point d’attache et d’y concentrer sa force toute entière. Quelques grands efforts que cela lui aient coûtés, notre forgeron pensait avoir fait son devoir pendant plus de quarante années.

             
       Ce forgeron ne représente pas un symbole à lui seul ! Aujourd’hui, combien de jeunes songent-ils encore à leur passé ? À la maison natale, cette demeure paysanne, un peu désuète et vieillotte, où il faisait bon vivre ? Combien d’entre eux n’habitent-ils pas dans une de ces HLM, sans âme ?
       Pourtant, dans quelques années, je l’ai souvent remarqué, lorsqu’ils seront devenus de vieux oiseaux, ils reviendront à la chère et douce maison de leur enfance. N’était-ce pas là leur premier domicile, leur premier baiser, leur pariade ?
       ― Tu te souviens ?
       Ils se souviendront de la maison aux fenêtres en moabi, au cœur de la commune où tout était beau. Là-bas, on s’y connaissait toujours les uns les autres ; la tenancière du café les regarderait passer avec envie. Le cordonnier, nu-pieds, serait mort. Son fils aurait pris la relève. Lorsqu’il avait huit ans, il regardait son père fumer le cigare ; ça l’ennuyait de ne pouvoir le fumer. Le père disait qu’il était trop jeune. Il n’empêche, à présent, le cigare aux lèvres, il aurait préféré ne pas le fumer et que son père soit toujours de ce monde. Il ne s’était pas marié.
       Il y aurait eu une pariade pour tous les autres.
       Et c’est un jour que personne n’oublie !



Grivegnée, Liège, septembre 1999,

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité