AURORE ET SA PEINE
Il
y a un an, je me promenais aux environs d’un petit village qui n’est pas sur
les cartes. Plus je vous en dirai, plus je mentirai et je ne suis pas payé pour
vous dire la vérité. Je rencontrai une femme d’une quarantaine d’années qui
semblait avoir envie de me parler. Sans deviner ce qui pouvait lui donner ce
désir, j’avais entrepris la conversation le premier.
Elle
avait une jeune fille qui était sa seule consolation, avait-elle dit, et qui
allait mourir, car elle était fort malade et abandonnée des médecins. Dieu sait
pourquoi, alors que nous ne nous connaissions pas, cette femme m’avait-elle
demandé de rendre visite à sa fille, afin de la réconforter. J’avais un
rendez-vous, avec un ami, à l’autre bout du village. Que faire ? La femme
pleurait. Pourquoi lui enlever le charme d’un moment d’espérance, acte stérile,
mais si doux, de plusieurs mois d’incertitude et de larmes ?
J’avais
sorti mon iPhone et, composant le numéro de mon ami, j’expliquai brièvement ma
situation. Je connaissais peu le village, je n’y étais venu que de temps en
temps. Je marchais en silence, derrière cette mère, à travers les genêts
fleuris et les touffes de bruyères, jusqu’à ce que nous soyons au centre du
bourg. La femme me montra le seuil de sa maison aux briques rouges et mal entretenues,
aux volets en bois d’un vilain vert et à la porte mangée des vers. Je n’aurais
pas voulu vivre pour tout l’or du monde dans cette maison.
J’en
fus vraiment persuadé lorsque, ouvrant une porte au gris douteux, j’avais été
introduit dans un living qui faisait plus chambre qu’autre chose. La jeune
fille reposait sur un vieux divan bordeaux craquelé de toutes parts qui servait
de lit. Elle s’appuyait sur un de ses bras ; ses yeux étaient hagards, ses
joues rouges et brûlantes, sa bouche haletante et pâle. Elle paraissait avoir
dix-huit à dix-neuf ans au plus, mais ses traits avaient peu d’attraits ;
on y remarquait seulement cette expression touchante et passionnée qui a le
pouvoir de tout embellir.
―
Aurore, lui dit sa mère, j’ai rencontré ce monsieur, tout à l’heure, dans la
montagne. Il guérira sûrement ton mal !
Je
n’étais pas et n’avais été ni docteur ni guérisseur de ma vie. La jeune fille s’était
tournée de côté et m’observait en affichant un triste sourire.
―
Mademoiselle… dis-je quelque peu embarrasser.
―
Appelez-moi Aurore, dit-elle dans un murmure.
―
Il ne faut pas vous laisser aller à cause d’une grande défiance ; c’est
injuste, certes, mais il y a des remèdes pour tout.
Elle
souleva la tête, et me regarda fixement.
―
En vous observant attentivement, je suis certain que vous avez assez de
caractère pour vaincre votre maladie. Je ne puis pas savoir les moyens de vous
soulager, aidez-moi un peu !
Elle
sourit à nouveau et me prit la main avec un léger effort. Sa mère sortit. Je ne
sais quel trouble s’était emparé de moi. Je marchais à grands pas dans la
maison, et mon imagination ne saisissait que des pensées vagues et inquiètes.
Cette jeune fille m’intéressait et je revins près d’elle. Je m’assis. J’entendis
un soupir. Je cherchais sa main. La mienne était ardente ; elle la pressa.
―
Aurore, m’étais-je alors écrié en appuyant ma main sur son cœur, je sais votre
souffrance. Vous aimez, n’est-ce pas ?
Ses
paupières s’abaissèrent avec un calme mélancolique ; elles étaient enflées et
tendues. Les cils réunis par faisceaux brillaient encore de l’humidité des
pleurs.
―
Vous aimez, ajoutai-je à mi-voix. Ce n’est pas grave.
Sa
poitrine se gonflait. Elle glissa ses doigts dans une boucle de ses cheveux
noirs, et la ramena sur son visage. Je l’enveloppai de mes bras, sans savoir
pourquoi. Je la couchai sur mon sein, avec un chaste intérêt. Mon haleine
effleurait ses lèvres. Elle parla. J’entendis à peine :
―
Ce n’est pas elle, murmura-t-elle.
Je
ne comprenais pas.
―
Ce n’est pas elle, répondis-je, mais ne doit-elle pas venir ?
Et
Aurore balança sa main autour de sa tête.
―
Peut-être la verrez-vous demain ? avais-je dit sans me rendre compte que j’ignorais
le sens de ces paroles.
Elle
ne répondit pas. Je craignais d’aigrir sa peine, et j’avais gardé le silence.
Elle me regarda encore, et je me mis à pleurer. Je sentis les larmes couler sur
mes joues ; elle les essuya du dos de sa main. D’autres étaient tombées sur
cette main, elle les recueillit avec sa bouche.
―
Vous êtes bien heureux, m’avait-elle dit, puisque vous avez pleuré.
Et
puis, m’observant davantage, elle avait ajouté :
―
Je vous aimerais, car vous avez une âme d’ange. Dites-moi cependant quel est
votre état ?
J’hésitais
à l’avouer. Cela coûte à dire devant le grabat de la misère. Je n’allais pas
lui dire que ma vie se résumait à écrire, et que ma maladie avait toujours eu l’avantage
qu’on me laisse m’occuper comme je l’entendais, ce qui avait été un grand point
dans ma vie.
―
Je gage que vous n’avez nul métier !
―
Vous penser bien : j’écris, ce qui n’est pas un métier. J’écris par besoin d’écrire
et j’écris pour que les autres soient heureux.
―
Ah ! dit-elle. Vous écrivez pour les autres. Ça vous rapporte combien ?
―
Le plaisir d’écrire et de partager les instants précieux de l’existence avec
autrui.
―
C’est tout ? Ça vous suffit ?
―
Amplement. Je trouve les journées trop courtes.
Je
n’avais pas besoin d’un éclaircissement douloureux pour lui donner ma pitié.
Nous nous entendions bien comme cela. Un peu plus tard, j’ai revu sa mère. Elle
attendait les mots qui allaient m’échapper, comme une révélation.
―
A-t-elle aimé ? demandai-je.
―
Hélas ! Jamais. Des jeunes gens du village se présentent encore, mais elle
refuse à tous et reste sage comme une image. Elle est indifférente à tous. Elle
aurait voulu qu’il y ait des cloîtres pour y ensevelir sa jeunesse. Le monde
lui est fâcheux. Il la gêne. Il est trop curieux et n’a nul respect de la vie.
Elle a perdu son père beaucoup trop tôt. Elle l’admirait. C’était un botaniste
remarquable. Je suis convaincue que nul homme n’a obtenu un baiser d’Aurore, si
ce n’est hélas une amie. Et, vous savez comment est le peuple, aujourd’hui,
lorsque l’on aime de cette façon ?
«
Elles ont le même âge, c’est une fille intelligente, son père est le directeur
de l’école catholique du village. Tandis que son amie était absente, elle a dit
: “Je sais que Claire va revenir, je lui donnerai tout ce qu’elle voudra…”.
«
Mais, son amie est allée à la rencontre d’un homme. Quand elle la vit
descendre d’une Jaguar blanche et embrasser cet homme en lui disant : “Regarde
comme mon amie est jolie ! Regarde ! Je ne tiens pas à ce qu’elle court les
rues et qu’elle hâle son teint aux ardeurs du soleil, car je l’aime comme une
sœur.” Le lendemain, elle était au lit, et n’en a plus bougé.
Par
la suite, je suis resté deux jours auprès de cette mère et de sa fille. Le
second jour, Aurore m’a dit :
―
Écoutez, voulez-vous faire quelque chose de merveilleux pour moi ?
―
Oui, répondis-je.
―
Alors, demandez à ma mère qu’elle me prépare ma plus belle robe. Cueillez-moi
une rose dans le jardin, près du ruisseau…
Je
n’ai pas demandé pourquoi ; quand le mystère est trop impressionnant, on
n’ose pas désobéir et m’en suis allé cueillir la rose. Sa mère l’habilla. En
descendant du divan transformé en lit, elle tomba, ses jambes ne la portaient
plus. La cloche de l’église sonnait l’heure. L’église était à deux maisons de
chez Aurore. Sa mère lui dit :
―
Viens voir le mariage de Claire, Aurore. Si tu n’avais pas été malade, tu
aurais pu aller danser comme toutes ces demoiselles, dans les grandes salles du
Relais du Roy. Pourquoi ne prends-tu pas courage ?
J’ai
été surpris par les paroles de la mère d’Aurore. D’ailleurs, Aurore n’entendait
plus rien. La pauvre ! Pourquoi lui parler ainsi du mariage de son amie ? J’avais
eu raison de penser qu’elle souffrait à cause de l’amour qu’elle n’avait jamais
connu, hormis celui de Claire. J’avais tout compris, lorsque sa mère m’avait
dit qu’elle n’avait jamais été embrassée, certes, mais elle l’avait été par son
amie Claire ! Elle l’aimait vraiment et non seulement comme une simple amie.
Aurore
dit qu’elle était mieux. Je n’en croyais rien. Nous nous étions approchés de la
porte, sa mère et moi, pour voir passer les fiancés. La jeune femme, Claire,
choisissait, avec une attention craintive, l’endroit où elle devait poser ses
pieds, pour ne pas flétrir les broderies de sa robe de mariée et ne pas salir
ses chaussures. Tous les mouvements de son beau corps étaient apprêtés, tous
ses gestes superbes et dédaigneux.
Dans
ses pas, dans ses regards, dans l’arrangement de ses cheveux, dans les plis
mêmes de sa robe, il n’y avait que symétrie. Ô Dieu ! qu’une
cérémonie commune et une fête simple, lui auraient inspirés un profond dégoût !
Sébastien venait après. Ses grands sourcils étaient baissés, sa parure
négligée, sa marche lente et soucieuse. S’était-il trompé sur Claire ?
En
passant devant la maison d’Aurore, Claire y avait jeté un regard sombre et
mécontent ; elle recula d’un pas en se mordant les lèvres, effeuilla le bouquet
que son futur mari tenait dans ses mains, et puis reprit sa route, et l’église
s’ouvrit.
J’étais
demeuré seul à la fenêtre, et je réfléchissais à tout cela, quand j’entendis un
grand cri. J’accourus aussitôt et vit la mère d’Aurore à genoux. Sa fille était
couchée.
―
Regardez, me dit la mère en pleurs.
―
Sainte Mère !
Aurore
était immobile sur le vieux divan qui lui avait longtemps servi de lit, sans
couleur, inanimée, morte. Morte de langueur. Son amour pour son amie qui se
mariait l’avait tué. Il sembla toutefois qu’elle venait aussi de se marier,
dans la mort. Je l’ai touchée, elle était presque froide. Je me souviens avoir
même mis mon oreille sur son cœur, pour m’assurer qu’elle ne respirait plus.
Mon
récit est terminé, la pluie tombe sur les pavés noirs de la ville. Il fait
froid, il fait gluant. Que se passe-t-il, aujourd’hui, dans ce petit village
inconnu sur les cartes ?
Liège, Belgique, août 2013
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