FAMILLE de BEAURAIN


       Luc de Beaurain patientait dans l’ombre d’un recoin de Liège à une taverne des quais de La Meuse. L’air enfumé que bien des gens auraient trouvé irrespirable ne lui causait plus de problèmes, et il appréciait de venir dans cet endroit ne payant pas de mine car il savait pouvoir y trouver une excellente bière brassée de chez Jupiler.
       Il était reconnu que Beaurain pouvait être trouvé ici par les employeurs successifs de la brasserie. La plupart de ses contrats avaient été négociés autour d’une choppe sur les tables usées de la salle. La population locale ne posait pas de questions et savait qu’il ne fallait pas se mêler des affaires des autres ; l’idéal pour un homme comme lui.
       L’individu qui entra n’avait jamais mis les pieds ici. Au-delà du fait que Beaurain ne l’avait jamais vu, il le constata à sa démarche hésitante, à ses regards légèrement apeurés qu’il tentait de ne pas montrer, à ses habits plus coûteux et mieux entretenus que la moyenne dissimulée sous un manteau sombre.
       Bref, quelqu’un venant de quartiers « mieux fréquentés », donc probablement un employeur, que cela soit destiné à Beaurain ou à un autre. Mais cette fois c’était visiblement pour lui. Après avoir regardé dans tous les sens, le nouveau venu s’approcha de la table, lentement, et posa sa main à plat dessus, juste devant lui.
       Beaurain ne bougeât pas ; son regard seul naviguait de la main au visage de l’inconnu, un visage jeune et peu marqué par les dures réalités de la vie. L’homme retira sa main, laissant en place sur la table une lettre à entête qui fit réagir Beaurain.
       — Assieds-toi, dit-il
       L’homme obéit prudemment.
       — Ainsi ma chère famille se dit que j’existe à nouveau… C’est fou comme les gens changent quand ils ont besoin de quelque chose.
       — Écoutez, monsieur de Beaurain…
       — Je ne suis plus monsieur de Beaurain, le coupa l’intéressé. La famille de Beaurain n’a plus voulu me voir depuis dix ans. Et tout à coup un petit jeunot de serviteur qui ne m’a jamais connu débarque sur mon territoire avec une lettre à en-tête. Avoue que j’ai de quoi être étonné.
       — C’est que… monsieur a un problème.
       — Fichtre ! tu m’en diras tant. Et il t’envoie ici pour me demander de l’aider.
       — C’est son fils, votre neveu, monsieur. Il a été enlevé et on demande une rançon. La police ne semble trouver aucune piste, l’ultimatum va bientôt expirer.
       — Et pourquoi mon cher frère ne paie-t-il pas la rançon ?
       — Il s’y refuse. Il ne veut pas céder.
       — Ou alors il n’a plus les moyens. Je sais que depuis quelques temps sa fortune a quelque peu baissé. Serait-il dans la gêne à ce point ?
       — Vous savez monsieur, je ne suis pas au courant de ce genre de choses. Mais ce que je sais, c’est que votre frère vous implore de retrouver son fils vivant et de le lui ramener. Il dit que vos connaissances seront au moins aussi efficaces que celles de la police, et il est prêt à vous payer. Le jeune Robert ne mérite pas de vivre ça, il est si gentil.
       — Que sais-tu qui pourrait m’aider, morbleu, si j’accepte ?
       — Eh bien pas grand-chose. Robert a été enlevé alors qu’il rentrait de l’anniversaire d’un de ses amis, un après-midi, en pleine rue, dans le Quartier des Pauvres. Un de ses compagnons qui revenait avec lui a été pris en traître et tué d’un coup dans le dos. Un témoin a vu alors deux scélérats en manteaux gris emmener Robert. La police est arrivée trop tard, le garçon avait disparu.
       — Bigre ! Vas dire à mon frère que je vais voir ce que je peux faire. Qu’il s’attende à avoir de mes nouvelles.
       À peine le serviteur de Maurice de Beaurain avait-il quitté la taverne que Luc de Beaurain se leva, paya sa consommation, et sortit de la brasserie. Une pluie automnale battait depuis le matin ; pas un chat à Liège, ils devaient se terrer. Mais par où commencer ? Déjà, pour s’en prendre ainsi à une famille influente en sachant quand, où et comment frapper, ils devaient avoir des relations, ce n’était pas un petit groupe de bas étage, ou en tout cas pas leurs commanditaires.
       Ils avaient réussi à s’introduire du côté du Quartier des Pauvres, autrefois nommé le Quartier Noble, en plein jour, donc ou bien ils étaient particulièrement discrets, ou bien des gens à leur solde avaient été payés. La police n’avançait visiblement pas dans l’enquête. Tout indiquait un coup minutieusement préparé par quelqu’un qui savait exactement ce qu’il faisait… et par quelqu’un de haut placé avec de bonnes relations.
       Luc de Beaurain commença à déambuler dans Liège. Il visita tavernes, arrière-cours et ruelles, interrogeant, questionnant et échangeant des informations. Son réseau était devenu conséquent avec le temps. Mais visiblement personne ne savait quoi que ce soit au sujet de l’enlèvement en question. La réponse lui vint finalement tard dans la nuit de la part du Manchot. C’était un homme au costume noir dont personne ne connaissait le véritable nom qui avait perdu son bras voici bien longtemps lors d’une attaque d’infidèles à la ville qui avait faits une descente dans son coin. Depuis il bossait en solo à Liège, faisant commerce d’informations et aussi de petites babioles ramassées à gauche et à droite.
       Au cours d’une de ses récentes ballades nocturnes, il avait effectivement vu un garçon correspondant à la description donnée par Beaurain. Il était tenu entre deux scélérats armés qui le traînaient dans une ruelle. Le Manchot étant toujours prêt à recueillir des infos pour nuire aux galeux, il les avait suivi discrètement et les avait vus pénétrer dans une petite baraque anonyme dont il indiqua l’adresse en échange de quelques euros. Voilà un bon début pour Beaurain ; en une nuit, il avait visiblement avancé plus que la police.
       L’aube se levait. Les scélérats de Liège étaient plutôt nocturnes et Beaurain pouvait profiter de cette opportunité. Mais en même temps, il était debout depuis de nombreuses heures et il aurait besoin de repos avant de s’attaquer à la demeure ; en attendant, une petite reconnaissance s’imposait. Il approcha donc discrètement dans les ruelles avoisinantes. L’endroit faisait partie de ces quartiers de Liège, anciennement bourgeois, et abandonnés quand cette frange de la société avait quitté la ville ; les maisons étaient belles et hautes, mais une population d’un autre genre avait décidé de les squatter : dealers, receleurs et passeurs constituaient le voisinage.
       La demeure en question faisait deux étages, construite en pierre de taille avec de jolis encorbellements, des corniches et des balcons. Toutes les fenêtres étaient fermées de solides planches. Beaurain remarqua la silhouette d’un scélérat aux aguets sur le toit ; ils avaient probablement une voie de passage par là, mais la porte d’entrée ne devait guère être praticable
       Beaurain passa l’essentiel de sa journée à se reposer, histoire d’être frais et dispos pour son excursion du soir. Le reste fut de la préparation, vérification de matériel. Il allait tomber en infériorité numérique, et il fallait mettre toutes les chances de son côté. Son matériel et ses compétences seraient ses atouts.
       Au crépuscule, il se mit en route vers la maison des scélérats. Il prit un chemin passant par les toits, approchant discrètement en restant au maximum collé aux tuiles et derrière des cheminées. Il arriva en vue de la demeure ; sur le toit se tenait un scélérat accroupi contre la cheminée, aux aguets. Beaurain se savait trop loin pour être repéré. Il sortit l’un de ses héritages de son passé dans une famille riche : un gros revolver avec silencieux ; heureusement qu’aucun policier ne l’ait jamais pincé avec ce matériel. Il se mit en place, visa et tira. Le projectile se planta dans la gorge de la cible qui s’écroula sans un bruit sur le toit.
       Beaurain combla le reste du trajet, toujours aussi discret. Aucun autre n’était en vue. Il se retrouva sur le toit de la demeure en question. Il y avait effectivement une trappe donnant dans le grenier, sur laquelle il posa son oreille. Aucun son. Prudemment, un couteau à la main, il entrouvrit la trappe.
       À l’intérieur, la faible lueur d’un néon éclairait un aménagement simple mais confortable : quelques tapis élimés, une table et des chaises, une armoire, et trois vieux fauteuils ; l’un d’eux était occupé par un enfant d’une dizaine d’années que Beaurain reconnut comme étant Robert, dans l’autre dormait un scélérat. Beaurain se faufila discrètement dans la trappe et posa les pieds en douceur dans le grenier. Il jeta un coup d’œil circulaire puis s’avança vers le scélérat endormi.
       Il avança son couteau près de la gorge de l’homme, lorsque soudain un bruissement lui fit tourner sa tête vers l’arrière. Il y avait là un autre scélérat, sorti de l’ombre, qui s’était discrètement approché et tentait de le poignarder. Son instinct lui sauva la vie et la lame de son couteau ne fit que déchirer sa manche. Dans son mouvement de rotation, il tenta une riposte en direction de son adversaire ; et il entendit bouger dans son dos : le scélérat du divan s’était réveillé.
       Le coup de Beaurain fut esquivé et il roula immédiatement pour se retrouver face à deux adversaires plutôt que pris en tenaille. Les deux scélérats se jetèrent sur lui. Il bondit de côté, esquivant un coup et en portant un ; son couteau se planta dans la poitrine du scélérat qui hurla de douleur, et elle y resta profondément fichée. Beaurain était maintenant désarmé face au deuxième scélérat.
       Au moment où il reprenait pied pour le regarder, il le vit lancer sur lui un couteau tout semblable au sien. Beaurain se pencha pour esquiver, mais la lame lui entailla l’épaule. Il se rua en avant et se jeta sur son adversaire pour le plaquer au sol. Le scélérat tomba sous le poids de son adversaire. Deux crochets de Beaurain le mirent KO.
       Beaurain se releva, ramassa le couteau du scélérat, vit Robert assis sur le divan, regardant la scène complètement hébétée.
       Beaurain avait ramené l’enfant dans sa planque. Il était tétanisé et ne disait plus rien. Probablement n’avait-il jamais vu quelqu’un mourir. Les choses ne s’étaient pas déroulées comme prévu, avec ce troisième scélérat surgi d’on ne sait où. Mais Beaurain avait pu embarquer l’enfant. Il lui fit avaler un fort café avec quelque alcool.
       Petit à petit, lentement, l’enfant repris pied dans la réalité. Il regarda autour de lui, ne reconnaissant rien.
       — Ca va mieux ? demanda Beaurain.
       — Oui monsieur. Qui êtes-vous ?
       — Je suis celui qui va te ramener à la maison.
       — Vous avez tué ces scélérats ?
       — Plus ou moins. J’y ai été forcé pour te sortir de là. Tu vas te reposer ici cette nuit et je te ramènerai demain matin au réveil.
       — Je peux au moins connaître votre nom ? Je vous dois la vie !
       Beaurain resta silencieux un instant. Il ne savait que lui révéler.
       — Ce n’est pas nécessaire, mon prénom est Luc, cela suffit…
       — Ah oui, fit l’enfant. C’est marrant. J’avais un oncle qui avait le même prénom que vous. Je ne l’ai jamais connu, on m’a dit qu’il était mort dans un accident de voiture.
       — Intéressant… On t’a dit qu’il était mort ?
       — Oui. En conduisant trop vite : il s’est tué ainsi que la dame qui l’accompagnait…
— C’est vraiment intéressant. Maintenant, tu devrais dormir. Demain tout ira mieux.
       L’enfant se coucha dans le lit qu’il lui avait préparé et, épuisé, s’endormit rapidement malgré les terribles émotions de la nuit.
       Luc de Beaurain le regarda un instant, puis il sortit de sa poche le petit couteau qu’il avait trouvé sur l’un des scélérats ; il étudia le couteau d’une main habile…
       Le lendemain matin, un jeune garçon frappa à la porte de sa maison, seul. Robert rentrait chez lui, dans le centre de Liège. La liesse envahit la maisonnée.
       Tout le monde était heureux de le voir revenir sain et sauf.
       Peut-être pas tout le monde...
       Tandis que l’enfant s’expliquait sur les conditions de sa libération, Lue de Beaurain s’avançait dans la brume matinale sur les pavés humides. Caché, il avait vérifié que l’enfant entrait tranquillement dans sa demeure puis il était reparti. Il ne pleuvait plus ce jour-là, mais l’air était toujours chargé d’humidité. Il ne croisa presque personne sur son chemin.
       Arrivé devant une belle demeure, Beaurain en fit le tour. Personne n’étant en vue, il escalada rapidement le mur à l’arrière de la propriété et sauta dans le jardin. Il n’y avait personne. Il avança rapidement jusqu’à la maison en elle-même. Construite en vieilles pierres de taille, sa façade offrait de nombreuses prises. Bien qu’ayant rejoint le monde de la pègre, Luc de Beaurain avait toujours un pincement au cœur lorsqu’il voyait ces vieilles demeures nobiliaires tombées aux mains de bourgeois, ces nouveaux riches clinquants ne connaissant rien de leur passé et qui en chassaient les familles tombées en désuétude.
       Il escalada jusqu’au premier étage où il s’approcha d’une fenêtre chichement éclairée. Les renseignements qu’il avait pris étaient justes ; il s’agissait du bureau du propriétaire et l’homme était là, assis, en train de consulter la toile de son ordinateur et de gros ouvrages remplis de colonnes de chiffres. Beaurain put facilement soulever le loquet, sans faire aucun bruit, et il entrouvrit la fenêtre pour se glisser à l’intérieur.
       Au moment où le bourgeois entendit un léger mouvement derrière lui, il était trop tard. Une main se fermait sur sa bouche pour l’empêcher de crier et une lame grossière se posait devant sa gorge.
       — Tu n’as plus d’argent. Tu as organisé l’enlèvement de Robert, de telle sorte que s’il lui arrivait malheur tu puisses mettre la main sur sa partie d’héritage... Tu as été jusqu’à essayer de me rendre complice de ton forfait ! Écoutes bien ceci, murmura Beaurain à son oreille. Plus jamais tu ne t’en prendras à cet enfant, ni à personne. Je t’ai à l’œil. Et si tu recommences, je te dessinerai personnellement un deuxième sourire ici…
       Un très mince filet de sang apparut sur la gorge de l’homme lorsque la lame du couteau se déplaça. Ses grands yeux trahissaient une panique qu’il ne pouvait exprimer par la voix.
— Quelques soient les circonstances, reprit Luc de Beaurain, ne t’en prends jamais au petit...
       Soudainement, Il lança sur le bureau le couteau portant les armoiries qu’il avait portées « Famille de Beaurain » et, quand l’homme assis à son bureau reprit son souffle constatant que la lame n’était plus là, il sentit une flaque chaude sur sa chaise, dans son pantalon.
Luc de Beaurain était sorti…

Liège, Belgique, juin 2013,

 

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