Le défilé
Ils
étaient nombreux à défiler dans les rues de Liège. Généralement, leurs manifestations
avaient lieu le vendredi matin, vers 10 heures. Aujourd’hui, la foule s’était
monopolisée pour protester contre la fermeture de nombreuses usines en Wallonie
et contre les licenciements abusifs dans d’autres secteurs de la Province.
Kharate
Shalom, cet homme de quarante ans aux cheveux noirs et à la barbe drue, avait
entendu son voisin, Mounime Mouchi, Marocain comme lui, dire :
—
La situation est intenable, Kharate. On nous a dit que nous avons connu une
crise ? C’est faux ! Nous n’avons pas connu une crise, elle est devant nous,
nous la vivons maintenant, elle commence à peine, puisque nous sommes le pays
où les produits alimentaires sont les plus élevés de tout le système européen !
Comme les taxes ! Ce n’est pas fini ! Ça va faire mal, il nous faut
défiler pour montrer que nous savons que la situation est alarmante ! Viens, tu
prendras l’air, par la même occasion !
Et
Kharate s’était habillé chaudement, une grosse écharpe de laine blanche au tour
du coup, un cardigan presque jusqu’à terre, et s’en était allé après avoir dit
adieu à son épouse Zabria et à son fils Aylal, un garçon de dix ans aux cheveux
noirs tout comme ceux de son père.
Le
jeune homme avait demandé :
—
Je ne peux pas t’accompagner, papa ?
—
Pas aujourd’hui, c’est trop dangereux, il y aura des gens mécontents !
—
Pourquoi seront-ils contrariés ? demanda
le fils.
—
Je te le dirai quand je reviendrai, fiston ! dit le père, en se frottant les
mains l’une sur l’autre à cause du froid.
—
Alors, Kharate, tu te dépêches ? s’écria d’une forte voix Mounime.
Tout
avait débuté comme cela, ou presque. Mounime devait se souvenir que, quelques
instants plus tôt, Zabria ne comprenait pas pourquoi Aylal et elle ne pouvaient
pas l’accompagner, pour manifester à ses côtés, en ce vendredi. Quand Kharate
avait voulu embrasser son fils, celui-ci se détourna et se blottit contre sa
mère et, épouvanté par l’aspect inhabituel de son père, avait crié.
Toute
la famille appartenait au même parti politique et, lorsque les élections approchaient, Aylal collait des
affiches sur les panneaux autorisés. Lorsque dans les rues de Liège, la foule
se pressait au plus haut point, et que, debout sur les murs, Aylal et Zabria
observaient tout ce monde, Kharate discourait avec Mounime qui hurlait son
mécontentement les poings fermés levés vers le ciel.
Zabria
et Aylal auraient dû se traîner par les rues de la ville et sentir l’odeur de
la foule hystérique qui criait au scandale. En ce plus froid des jours, Aylal
imaginait la plupart des manifestants abandonner leur voiture dans les
différents parkings souterrains de la ville. Hommes et femmes allaient quitter
ces trous béants pour rejoindre le défilé, la goutte au nez, et on verrait les
mouchoirs sortir des poches pour dégager bruyamment les narines.
Mais,
la famille ne serait point soudée, présentement, sous le froid. Théoriquement,
la coiffure luisante de Zaria aurait dû se défaire, avec le fort vent glacial.
Cependant, était-ce uniquement parce que le défilé pourrait être dangereux qu’ils
ne fussent pas ensemble ? N’était-ce pas, songeait Aylal, parce que lors du
dernier défilé, Kharate avait défendu à Zabria de s’y rendre et qu’elle s’y
était montrée malgré tout ?
Elle
se tenait place de la Cathédrale, l’air fier comme Artaban, défiant Kharate ; ses
cils étaient chargés de Rimmel et les cheveux noirs de sa coiffure coulaient
telle une cascade sur ses droites épaules. Elle avait regardé la foule au
moment où elle pénétrait sur la place aux pavés encore habillés du givre de l’aurore.
Zabria
s’était dirigée vers Kharate et lui avait murmuré :
—
Tu m’en veux d’être venue malgré notre dispute de ce matin ?
Kharate
avait levé les yeux vers Zabria et avait dit : —
Oublions cela, ça n’en vaut pas la peine !
Il
l’avait abandonnée et s’était dirigé ver le café La Brasserie où elle savait qu’il y mangerait une succulente frisée
aux lardons ou au poulet avec une bière pression, dans une atmosphère
tranquille. Ce jour-là, les parents d’Aylal avaient été à deux doigts d’une
dispute plus importante que les autres.
Était-ce
encore le cas, aujourd’hui, pour que le père s’en aille seul au défilé ? Aylal
regarda son père qui se précipitait vers la colonne humaine qui se formait et
il hurla d’effroi lorsqu’il aperçut du seuil où il se tenait du sang qui
giclait dont ne sait où et qui aspergeait le cardigan de son père, pendant qu’une
partie des témoins de cet acte foulait aux pieds Kharate Shalom. Pourquoi un
tel mépris ?
Zabria
Shalom pleurait à chaudes larmes derrière le jeune adolescent effaré en se
demandant pourquoi il avait fallu que son mari, et ce père, s’inquiète d’un
gouvernement inapte à gouverner ? Il y aurait un hommage sur la tombe de
Kharate, ils feraient un beau discours, chercheraient les mots qui émeuvent et
qui font pleurer, pendant qu’elle regarderait l’horizon, seule à présent, sans
fortune aucune, tenue d’élever un adolescent en pleine transition entre les
âges.
Zabra
Ayouch, née à Rabat, veuve de Kharate Shalom, devrait faire face aux
difficultés de la vie ; elle devrait continuer à élever son fils Aylal dans l’amour
des belles valeurs. Quand Kharate Shalom serait enterré décemment, pourquoi l’idée
de prendre la suite de son mari dans les défilés politiques lui vint-elle-elle
?
Serait-ce
grâce à sa présence que le chômage n’existerait plus ? La crise
serait-elle enfin finie ? Les produits alimentaires, pour vivre décemment,
seraient-ils moins élevés ?
Pourquoi
s’entendit-elle dire à voix haute :
––
Faut pas rêver !
Tout à coup la pluie s’était mise à tomber
sur les pavés déjà gelés, il faisait froid, il faisait gluant.
Liège,
Belgique, août 2014
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