MEURTRES A NOLAND


         Je ne connais pas Noland, pour n’y avoir jamais mis les pieds, pour la bonne raison que cette petite cité Nolandoise n’existe pas. Il s’agit simplement d’une Principauté, et principalement d’une ville, où trois meurtres sont commis. Plusieurs personnes tentent d’élucider les mystères qui se déroulent dans la petite ville. Noland est pour moi comme une musique, malgré tous les lieux interlopes où se déroulent l’intrigue.

Christian Jean Collard



Chapitre premier

Noland, rue Édouard II, mercredi 19 juin, 8 heures,
   
La jeune fille avait demandé, d’une voix encore endormie :
— Quelle heure est-il ?
— Debout, Mademoiselle, il est plus de 8 heures.
Roland Harmelin, en robe de chambre, s’était mis à préparer le petit déjeuner. Encore toute une journée à vivre. Cette idée le faisait bâiller. C’était un jour comme les autres, un jour de juin, à Noland, sans air, et chaud dès le matin. La fenêtre de la cuisine donnait sur une arrière-cour, entourée d’un vieux treillis vert, sur lequel grimpait un lierre. La petite chienne du nom de cacahuète venait de sortir de son panier et d’étendre ses pattes de devant sur le carrelage de la cuisine.
Tout cela était typique. Vivre à Noland donne un certain état d’esprit. Mais les nolandois sont différents des autres. Leur monde est un monde à part. On y vit plus librement qu’ailleurs. En revanche, on y jouit des agréments apportés par une vie simple et sans prétention.
Ce matin-là, toutefois, il s’agissait de prendre une décision concernant une jeune fille de onze ans. C’était le dernier jour de classe et Roland ne voulait pas que France, sa fille, passât ses vacances dans les rues surchauffées de la ville. Jamais, au mois de juin, il n’avait fait aussi chaud. Parfois 30°C, souvent 37°C passés. En juillet, France irait voyager. Ça rappelait à Roland qu’il avait encore des achats à faire pour sa fille. Il avait horreur de demander des travaux supplémentaires à Mme Lefranc.
Il soupira.
La mère de France était morte depuis un peu plus d’un an à Noland-Capitale et Roland commençait à se réadapter, tant bien que mal, avec des hauts et des bas, à une vie de veuf. Un petit fait, de temps en temps, réveillait son chagrin. Alors, il se retrouvait seul, misérable et désarmé, devant ses responsabilités paternelles. Il songea, en ce mois, qu’il lui faudrait chercher un pavillon en banlieue.
France était une belle enfant qui allait devenir une vraie jeune fille et ça risquait de poser des problèmes.
En préparant le petit déjeuner, Roland songea, que, dans l’ensemble, il ne s’y prenait pas trop mal. Il était toujours debout à l’heure pour préparer sa fille à partir à l’école, même s’il était rentré tard la veille. Roland était rédacteur en chef adjoint à La Dépêche de Noland, le seul quotidien de l’endroit. Il se rendait au journal à 13 heures. À 13 h 30, Mme Lefranc, la gouvernante, venait mettre l’appartement en ordre. Ensuite, elle allait faire les emplettes, préparait le dîner de France, arrangeait l’appartement à sa guise jusqu’à l’arrivée de Roland qui rentrait généralement à temps pour embrasser sa fille avant qu’elle s’endorme.
France était une enfant que Mme Lefranc estimait énormément.
Jadis, France voyait ses parents autant que la plupart des enfants de son âge. Mais, à présent, elle avait de longues heures, pour songer que son père était la seule personne qui lui restait au monde.
Il était maintenant urgent de sortir de ce sinistre logement meublé que Roland avait été ravi de pouvoir sous-louer, à son retour de Noland-Capitale, l’automne précédent. Un cadre nouveau, une école nouvelle, voilà ce qu’il fallait à une jeune fille qui venait de perdre sa mère.
Roland pensa que Bertaud lui avait rendu un fier service en le faisant entrer à La Dépêche de Noland, dans la principauté de l’endroit. Bertaud était un homme à poigne, un journaliste formé à la rude école nolandoise. Il avait épousé la nièce de Robert Candat qui contrôlait toute une chaîne de journaux et qu’on surnommait le grand Patron dans quinze salles de rédaction importantes dans la Principauté nolandoise et au-delà des mers.
Bertaud n’avait pas la réputation d’être un homme à se pencher avec sympathie sur la vie privée de ses subordonnés. Alors qu’il était assis à la terrasse d’un des cafés des boulevards de Noland-Capitale, devant une bière pression, il interpella Roland :
— J’ai besoin de vous à La Dépêche…
À cette époque, Roland venait de perdre sa femme et ce n’était pas une chose aisée de s’occuper d’une enfant, tout en étant correspondant permanent de la feuille d’un certain Maurice Douet. Un propre à rien ! Son quotidien venait d’ailleurs de déposer le bilan. Bertaud lui donnait la chance d’avoir un emploi stable et s’interroger sur le véritable motif de sa décision ne servait à rien.
À Noland, en tout cas, France pourrait retrouver son milieu naturel.
         Elle entra dans la cuisine, vêtue du dernier jeans que lui avait offert son père et d’une blouse à la mode. Ils se mirent à table. Roland la regardait, tandis qu’elle mangeait allègrement des petits pains au chocolat de chez Pierre Bastard, le boulanger voisin. C’était une belle jeune fille, délicate, un rien trop timide, mais ses yeux bleus donnaient à son visage une expression malicieuse. Son appétit était prodigieux. Ayant englouti l’ultime bouchée du dernier petit pain, elle dit à son père :
— J’ai rencontré, hier, une jeune femme qui voudrait te parler… Je m’étais assise sur le seuil d’une maison pour reprendre mon souffle et rajuster comme il faut mes rollers, quand elle m’a demandé si tu étais ici…
Roland fronça les sourcils. Il n’aimait pas ça car si, dans la journée, Noland ressemblait à un village de province, les rues n’en débouchaient pas moins sur les dangers imprévisibles d’une petite ville.
— Tu sais bien que je n’aime pas que tu adresses la parole à n’importe qui, France, prononça Roland d’une voix ferme. Sois polie, sans plus ! Pourquoi veut-elle me parler ?
— Parce que tu es journaliste et qu’elle a une histoire à te raconter.
— Si elle sait que je suis journaliste, c’est que tu lui as dit… Tu vois que tu es trop bavarde !
— Elle lisait La Dépêche… Elle l’achète au Bar-tabacs des Arches où tu prends tes journaux. Dis-moi, tu voudras bien lui parler ?
— Je verrai, France. Comment s’appelle-t-elle ?
— Je ne sais pas. Elle habite rue de la Poste…
— Bon, je verrai ce que je peux faire pour ta protégée… (il ricana)
Là-dessus, France bondit de sa chaise et monta vérifier une dernière fois la boîte de réception de son personal computer. Roland l’entendit dégringoler les escaliers et l’imagina, sur le bord du trottoir, occupée  à mettre de l’ordre dans ses cheveux, avant de se rendre à l’école pour les trois derniers cours de l’année. Elle y fêterait la fin de l’année scolaire avec ses copines et ses copains.
Roland se versa une seconde tasse de café et soupira. Il achevait de se raser lorsque la sonnerie de son iPhone retentit. C’était la voix rude et brusque de Pierre Bertaud.
— Allô, Harmelin ? Seriez-vous libre pour le déjeuner ? 14 heures ? Candat est à Noland et voudrait vous rencontrer.
— Naturellement, je suis libre, monsieur…
Bertaud se fit un peu plus aimable.
— 14 heures dans mon bureau, c’est parfait. Laissez-moi vous dire, cependant, qu’on ne prendra pas d’apéritifs avant de nous attabler. Pas même un Ricard. Vous connaissez les idées préconçues de Candat au sujet de l’alcool ? Si vous avez besoin de vous remettre d’aplomb, faites-le avant d’arriver.
Bertaud n’en avait pas dit davantage.
Une question se posait : que se passait-il ? Roland retourna dans la salle de bains et se regarda dans le miroir d’un air soucieux.
Robert Candat avait coutume de passer l’hiver à Véron-les-Bains et l’été dans le Mont Crespin. Au printemps et à l’automne, il visitait les quinze villes de la Principauté Nolandoise où ses quinze journaux étaient publiés.
Généralement, il était attendu avec crainte. Son arrivée annonçait des calculs serrés, des bouleversements et des moments d’activité panique.
À son dernier passage dans la ville, il avait installé Pierre Bertaud comme directeur de La Dépêche, mais cela n’avait surpris personne.
Bertaud était le mari de la nièce de Candat et pendant des années s’était, en quelque sorte, attaché à résoudre toutes les difficultés, partout où il s’en présentait. Sans savoir, au juste, pour quel motif on le convient à déjeuner, Roland avait une petite idée sur la question. Le rédacteur en chef, Edmond Renaud, en poste depuis cinq ans, était en perte de vitesse. Dans les derniers temps le tirage de La Dépêche, ainsi que le volume des contrats, avait baissé. Renaud donnait des signes de fatigue.
Pourtant, c’était un homme difficile. Aujourd’hui, Roland se sentit peiné pour lui. Dans l’ensemble, Renaud avait toujours mené sa tâche à bien et n’avait commis d’erreurs graves que tout récemment, depuis que ses moindres faits et gestes étaient surveillés par un certain Hubert Marechal qui portait le vague titre d’adjoint au directeur. Hubert Marechal, était l’espion de Bertaud, en quelque sorte.
Roland posa son rasoir et appela Renaud sur son iPhone. Au bout d’un moment, une voix lourde de sommeil se fit entendre. Il était clair que le rédacteur en chef s’éveillait à peine. Bertaud n’avait pas appelé Renaud. Il se pouvait donc qu’il ne s’agisse pas du poste de rédacteur en chef.
— Ici, Harmelin… Bonjour, Edmond… Bertaud vient de me téléphoner. Il paraît que le grand Patron est dans nos murs ?
— Oui, depuis quelques jours… Ou plutôt embusqué dans la villa de la rue Picardie. Je ne l’ai pas encore vu.
— Il m’invite à déjeuner.
La voix de Renaud se fit plus acide.
— Bravo, Harmelin. Quand entrez-vous en fonction ?
Roland ne fut pas surpris.
Cette idée-là lui était déjà venue. Pour quelle mystérieuse raison était-il invité à déjeuner ? Si Renaud était mis à pied, qui le remplacerait ?
— J’espère qu’il ne s’agit pas de ça.
— Vous êtes un chic type, Roland. Mais je sais que vous convoitez la place. Ça devait arriver, je ne suis plus rien qu’une personne privée d’énergie, de ressort, un vrai loqueteux, quoi !
— Je vous assure sur l’honneur que je ne cours pas après votre place.
Il ne mentait pas. Il briguait un poste de rédaction, de préférence à Noland, à cause de sa fille.
— Trêves de plaisanteries. Vous seriez fou de ne pas y tenir. Si je suis balancé, je préfère que ce soit vous qui me remplaciez.
Renaud était un homme bourru et difficile. Roland l’avait appelé dans un mouvement de sympathie pour le préparer à la mauvaise nouvelle. En vain, il chercha une parole de réconfort, mais il sentit que tout ce qu’il dirait sonnerait faux.
— Pour moi, ça va bien, j’ai mon compte, poursuivit-il. En tout cas, je serai délivré d’Hubert Marechal. Quand je songe que c’est moi qui ai amené cet individu à Noland ! Quelle lourde maladresse, quel manque d’à-propos !  Lorsque vous m’avez demandé du renfort de “La Plume d’Or”, où il travaillait avec moi, je vous l’ai envoyé pensant en être débarrassé. Pas du tout !
« C’est une vermine. Il a tenu à jour une liste de toutes les erreurs que je pouvais faire, et ce beau catalogue était destiné à Pierre. J’ai commis des fautes, d’accord. Est-ce pour cela que le tirage et la publicité de La Dépêche sont en baisse ? Un conseil, Roland, n’acceptez pas leurs propositions.
— Je ne sais même pas s’ils vont me proposer le poste.
— Vous êtes invité à déjeuner ? L’affaire est dans le sac. Mais si vous suivez mon avis, vous refuserez tout net. Toute cette histoire n’est pas catholique. Vous ne pouvez pas exercer votre métier de rédacteur en chef avec cet individu dans les jambes.
« À moins, bien entendu… à moins que vous ne soyez un lèche-botte, et le seul moyen de s’en sortir avec Hubert Marechal, c’est d’être encore beaucoup plus flatteur que lui ! Bon, finissons-en. Je vous laisserai le bureau en bon état.
Il raccrocha brusquement.
Pour Roland Harmelin, cette amertume se justifiait. Il connaissait Hubert Marechal. Il l’avait eu sous ses ordres à Noland-Capitale et n’ignorait pas sa manière d’agir. C’était un homme qui ne méritait aucune confiance ; toujours aux aguets pour vous prendre en faute, épiant les moindres de vos faiblesses pour les dénoncer plus tard à qui de droit et, surtout, pour servir ses intérêts. Il s’était accroché à la fortune du ménage des Bertaud et Roland avait été le témoin de cette manœuvre bien calculée.
Au cours d’un séjour de Robert Candat à Noland-Capitale, Marechal lui avait montré la ville, s’était rendu indispensable et, en retour, Bertaud l’avait rappelé à La Dépêche. Depuis, ils étaient comme les deux doigts de la main. Pourtant, malgré ça, Roland savait qu’il accepterait le poste de rédacteur en chef si ce dernier lui était offert. Il devait songer à son avenir et à celui de France !
Quelle autre raison pouvait-on avoir pour l’inviter à déjeuner ?
Il choisit avec soin une chemise blanche, un nœud papillon bleu foncé, un complet sobre. Ensuite, il s’observa dans le miroir du petit hall et ne fut pas mécontent de son apparence. Roland se caractérisait par des yeux profonds et pensifs, un nez très mince, une bouche constante ; il était grand et ses épaules carrées impressionnaient. Aucun de ses traits ne trahissaient un manque de caractère.
Ce matin-là, il prit sa voiture et se rendit rue de la Poste, dans le Quartier Bellevue, pour y acheter ses journaux. Il avait l’habitude d’en parcourir un certain nombre avant d’arriver au bureau.
La partie de cette rue un peu retirée, à l’écart de la circulation, était agréable. Deux pâtés de maisons plus loin se dressait le pont des Arches, là où se manifestait l’autre personnalité de ce quartier. C’était un assemblage de luxe tape à l’œil et de vices. Mais ici, dans la rue de la Poste, vivait une communauté honnête et tout à fait respectable.
Les enfants du quartier étaient bien surveillés.
Il y avait d’abord le libraire, Sébastien Soulet, qui était un brave homme. Un peu plus loin, des épiciers tenaient joyeusement boutique depuis cinquante ans, et, à deux pas, les serveurs d’un restaurant Italien étaient toujours de bonne humeur.
Le sergent de ville au visage poupin, Hugo Demoulin, que tous les enfants surnommaient de pseudonymes différents, y vivait également.
Parmi tous ces gens, Sébastien Soulet était le personnage le plus en vue. Sa librairie était le lieu de rendez-vous de la jeunesse du quartier ; les « petits » venaient y acheter leurs cahiers ou les dernières aventures d’Harry Potter, les « grands » y achetaient leurs cartes de portables et y organisaient leurs sorties.
Le brave Sébastien surveillait les uns et les autres. Dans l’esprit de Roland, France se trouvait un peu sous la protection du libraire.
Harmelin choisit ses journaux à l’étalage et entra les payer. À cette heure matinale, Sébastien était seul avec une jeune cliente. Il eut des manières discrètes. C’était un homme mince et grisonnant. Quand Roland eut déposé son argent sur le comptoir, Sébastien dit :
— M. Harmelin, je vous présente Mlle Moreau qui désire vous parler.
La jeune femme sourit.
— Je connais votre fille, M. Harmelin. Je l’ai rencontrée, hier, à la sortie de l’école Sainte-Thérèse, et nous sommes devenues amies.
Elle pouvait avoir vingt-cinq ans. Elle n’était pas vraiment jolie, mais ses yeux noisette et son sourire avaient du charme. Malgré sa gaieté apparente, son visage semblait contrarié : elle avait un air terriblement inquiet.
        — M. Soulet m’a confié que vous passiez tous les jours acheter vos journaux chez lui. Je vous ai attendu. Pouvez-vous m’accorder quelques instants ?
Roland fit oui de la tête et s’assit sur une chaise en bois dur. Elle commença d’une voix douce et un peu traînante.
— J’ai une cousine, Isabelle Rivoire. Peut-être l’avez-vous rencontrée dans le quartier ?
–– Non.
— Eh bien ! Il est arrivé quelque chose d’incroyable, poursuivit Sarah Moreau. Elle avait un emploi, à Haut-les-Marais. Il y a deux mois, elle est venue s’installer à Noland. Elle y a loué un appartement, ici, au coin de la rue. Je suis venue pour la voir et je n’arrive pas à la joindre. Dimanche, je pensais qu’elle m’attendrait à la gare, mais je ne l’ai pas vue. Je suis allée chez elle, mais il n’y a personne… Sa concierge m’a bien conseillé de m’installer dans son appartement et d’attendre son retour mais elle n’est toujours pas rentrée et nous sommes aujourd’hui mercredi !
— Si vous êtes vraiment inquiète, prévenez la police ?
— C’est ce que j’ai fait, dès lundi. On m’a envoyé un inspecteur qui m’a dit de ne pas m’inquiéter, quand il a vu qu’Isabelle n’avait pas pris toutes ses affaires…
— Ensuite ?
— D’après lui, elle serait tout simplement partie en voyage…
— Ça doit être ça, dit Sébastien.
— Je n’y crois pas, M. Harmelin. Je lui ai envoyé un mail pour annoncer mon arrivée. Je pensais qu’elle avait pris sa tablette à Noland.
— Où travaille-t-elle, depuis qu’elle est à Noland ?
— Je ne sais pas. Elle m’avait dit qu’elle était employée comme vendeuse, mais sans préciser l’endroit !
Sarah Moreau regardait Roland avec insistance.
— Vous semblez penser, comme la concierge, que ma cousine est partie pour le week-end, probablement en compagnie de quelqu’un…
— Vous devriez au moins patienter un jour ou deux…
La jeune femme secoua la tête.
— Je ne comprends pas ! Isabelle m’aurait donné signe de vie ? Nous avions à parler d’une affaire importante : une affaire d’héritage ! Elle est ma cousine, comme je vous l’ai dit, et nos grands-parents sont morts… À Haut-les-Marais, ils exploitaient un domaine en se réservant la moitié des droits sur ses richesses… Une grande compagnie vient dernièrement d’y trouver du pétrole. Cela nous mettrait du beurre dans les épinards. Isabelle attendait avec impatience les nouvelles que je lui apportais…
— Savez-vous si elle a quelqu’un dans sa vie ?
— À Haut-les-Marais, elle sortait avec un homme que j’ai vu deux fois. Mais où le trouver ? Il s’appelait Georges Corbière, d’après Isabelle. Je le crois marier. J’ai raconté cela au policier qui n’y attache aucune importance…
— Que faisait-elle à Haut-les-Marais ?
— Elle était serveuse dans un restaurant. Seulement, elle avait l’ambition de chanter et de signer un contrat avec un cabaret.
— Avez-vous une photo de votre cousine ?
En disant ça, Roland consulta sa montre et demanda à Sarah de se dépêcher.
— Il y en a une chez elle, répondit la jeune femme. Quelle bonne idée ! Si vous publiez son portrait, quelqu’un pourra la reconnaître et nous donner de ses nouvelles… Avez-vous le temps de monter ?
Ils sortirent du Bar-tabacs-librairie, et elle le conduisit jusqu’à un ancien hôtel particulier qui était transformé en immeuble de rapport. L’appartement d’Isabelle Rivoire était situé au troisième étage. C’était un meublé étroit,  sombre et triste.
— La police a visité les lieux de fond en comble… Hugo Demoulin, l’inspecteur dont je vous ai parlé, a fouiné dans toutes les affaires d’Isabelle. Si vous aviez vu ça ! Une véritable perquisition ! Il a même rompu un pain pour s’assurer qu’il n’y avait rien de cacher à l’intérieur…
— Que cherchait-il exactement ?
— Une piste, disait-il. Il désirait savoir la somme d’argent qu’Isabelle possédait… Regardez son compte en banque ! En l’observant, je me suis dit que si j’ai besoin de l’héritage, ce n’est pas son cas ! Elle a gagné à la Loterie Nationale ou elle a trouvé un travail qui lui rapporte vraiment beaucoup !
Sarah Moreau tendit une fiche qui montrait un solde créditeur considérable. Au mois de mai, le compte s’était brusquement gonflé d’un versement très important.
— Vous ne savez pas d’où pourrait lui venir tout cet argent ? Peut-être d’une relation qu’elle se serait faite à Noland ? Ça arrive…
— Ma cousine ? Je ne crois pas. En tout cas, ce n’est pas le pétrole ! Le commencement des travaux est planifié et nous avons signé, mais nous n’avons encore rien touché.
— Elle aurait pu, par exemple, vendre une part de ses droits ?
— C’est fort possible, en effet…
La jeune femme prit une photo sur la commode, après avoir déplacé un bracelet qui servait de presse-papiers. C’était un bracelet indien, qui devait être assez lourd, en argent, orné de turquoises.
— Ce n’est qu’un instantané…
L’image montrait une belle fille en maillot de bain, grande et bien découplée, avec de longues jambes. Les traits de son visage étaient assez flous. Elle se tenait debout sur une plage. À quelque distance se dressait un phare, signalant probablement l’extrémité d’un cap ou d’une presqu’île.
— Je crains que cette photo ne soit pas assez bonne pour être reproduite, dit Roland.
— J’en possédais bien une autre, mais l’inspecteur l’a emportée ; sur celle-là, elle posait comme une vraie starlette… Je crois qu’elle était faite pour la télévision… Si je peux la récupérer, je vous l’enverrai à votre bureau !
— Un reporter se rendra, tout à l’heure, à l’Hôtel de Police, mademoiselle… En attendant, si j’étais à votre place, je ne m’inquièterais pas trop.
— Mais, vous n’êtes pas à ma place, voilà !
À 13 heures, Roland sortit de cet appartement qui sentait le renfermé, la vieille fille et la transpiration. Il se souvint, le sourire aux lèvres, d’une jeune adolescente chez qui on percevait tous les jours une odeur nauséabonde. Il entra dans sa voiture et, une fois la portière refermée, il avait encore eu un petit coup au cœur revoyant Nicole, morte. Dans la boîte à gants, il prit une pipe et son tabac préféré.
Soudainement, il ricana quelque peu, en pensant qu’il était sans doute naturel que la cousine fût déçue et bouleversée de ne point rencontrer sa cousine. Roland Harmelin considéra la détresse de Sarah Moreau d’une toute autre façon, en se disant qu’il n’était sans doute pas possible, à Haut-les-Marais, que les jeunes femmes disparussent aussi vite de la circulation.
À Noland, il n’y avait pas de quoi se frapper !
*
*        *
À 13 h 40, Roland pénétra dans la vaste salle de rédaction de La Dépêche de Noland avec un visage sur lequel se lisait l’attente des événements. Il avait donc le temps de formuler quelques mots à son collaborateur, Paul Verlaine, le chef des Infos du matin.
— Paul, demanda-t-il aimablement, voulez-vous bien téléphoner à Roger Chabanne à l’Hôtel de Police ? Demandez-lui si, par hasard, on a signalé la disparition d’une jeune femme, Isabelle Rivoire. Le cas échéant, qu’il recueille tous les tuyaux sur cette affaire.
Roland se sentait légèrement nerveux. Il était prêt à accepter le poste de rédacteur en chef et, déjà, il s’installait dans son nouveau rôle. Il savait qu’il en possédait toutes les qualités requises : sens aigu de l’information, expérience professionnelle, connaissance des hommes et des nouvelles techniques !
Pourquoi ne ferait-il pas un parfait rédacteur en chef ? À la rentrée, il était presque certain que l’intégralité de La Dépêche serait sur Internet, alors ! France aurait ainsi une vraie maison avec un jardin.
Ayant ajusté son nœud de cravate, il prit le couloir qui conduisait à la direction et sur lequel débouchaient différents bureaux. D’abord, celui du critique dramatique, ensuite le domaine toujours en ordre de Laurence D’amonville qui dirigeait, à La Dépêche, la rubrique de la mode. La jeune femme avait laissé sa porte entrouverte et elle lui sourit au passage. C’était une grande femme brune et réservée, très agréable à contempler.
Elle était généralement habillée à la dernière mode et toujours aussi élégante que son travail le lui permettait. Mais, en ce moment, seule dans son bureau, elle avait enlevé ses chaussures. Laurence avait une voix assurée et des manières quelque peu sophistiquées que compensaient l’expression de ses yeux bleu-vert et la douceur charmante de son sourire.
Roland rencontra Laurence pour la première fois trois ans plus tôt, quand elle s’était rendue à Noland-Capitale pour y voir les collections des grands couturiers. Elle avait rédigé un excellent reportage et personne n’avait été surpris de la voir, à trente-deux ans, diriger la rubrique de la mode, à La Dépêche de Noland.
Laurence avait l’éclat des jeunes femmes qui évoluent dans le monde de la haute couture. D’ailleurs, son sourire si naturel et l’aisance avec laquelle elle se débarrassait de ses souliers montraient bien qu’elle ne prenait pas son rôle trop au sérieux. C’était du moins ce que pensait Roland sans en être absolument certain.
— Un instant, Roland !
Elle s’avança vers lui, sans occasionner le moindre bruit, le regarda bien en face de ses yeux bleu-vert et murmura avec une voix douce :
— Je ne dois sans doute pas vous apprendre qu’Edmond Renaud est balancé… J’ai rencontré Robert, ce matin, qui m’a laissé entendre que nous aurions un nouveau rédacteur en chef…
— Dommage pour Edmond !
Il le pensait sincèrement.
— J’ai appris aussi que vous déjeuniez à la table de Robert Candat. C’est une bonne nouvelle ! Mon cher, vous entrez dans les petits papiers du grand Patron. Toutes mes félicitations.
— Je ne l’ai encore jamais vu, et, franchement, je ne sais pas ce qui m’attend…
— Chacun se fait de lui une image différente. Certains le tiennent pour un maniaque, parce qu’il est végétarien et obsédé d’hygiène. Ces petites faiblesses mises à part, je vous assure que c’est un homme loyal, amical et il ne manque pas de cœur. Voulez-vous mon avis ? Abordez-le de front ! Dites votre pensée sans détours. C’est un homme très puissant. Il n’a ni femme ni enfants, pas d’autre proche parent que sa nièce, et il ne sait jamais sur qui il peut compter. Il est obligé d’être méfiant. Il faut reconnaître qu’on ne le trompe pas facilement. Pierre Bertaud lui-même ne peut pas se vanter de l’avoir trompé.
— Vous semblez bien renseignée sur la personnalité de Robert Candat ?
— Mon père a passé quarante ans de sa vie dans les différents journaux de la chaîne. Et, figurez-vous, le grand Patron m’a fait sauter sur ses genoux, quand j’étais une enfant. À quelle heure est votre rendez-vous ?
— À 14 heures.
— Eh bien ! allez vite ! Ne soyez surtout pas en retard

Chapitre II
   
Les bureaux de la direction de La Dépêche se composaient de deux appartements très luxueux. Pierre Bertaud occupait le plus petit d’entre eux, l’autre étant réservé au grand Patron. Entre les deux, il y avait une salle de conférence que l’on traversait pour accéder à une salle à manger. Les murs étaient lambrissés de moabi. Pierre Bertaud attendait, dans la salle à manger, auprès d’une table ou quatre couverts étaient dressés.
—Entrez, dit-il. Je suis content de votre ponctualité, Harmelin...
         Bertaud était un homme lourdement bâti, avec de gros sourcils. Ses yeux sombres semblaient perpétuellement inquiets, même quand il souriait.
— Vous connaissez Hubert Marechal, naturellement.
Roland ne fut pas surpris de trouver là le mouchard qui suivait Bertaud comme son ombre. Marechal avait un visage maigre et crispé, des lèvres pincées et un regard impénétrable. Quand ses yeux se posaient sur vous, on avait l’impression qu’il remarquait aussi bien vos dents jaunies par le tabac que vos plus secrètes pensées. Avec un sourire faux, il tendit à Roland une main osseuse ornée d’une lourde bague dépassée par la mode depuis longtemps !
— Vous êtes juste à l’heure, dit-il.
Harmelin répéta machinalement juste à l’heure, lorsqu’une porte s’ouvrît à droite et que Robert Candat parût, l’air aimable, la tête un peu penchée.
— Je vous présente Roland Harmelin, dit Bertaud.
— Ah ! oui.
Roland pensa à cet instant : « Voici donc le célèbre grand Patron. Je le croyais plus grand. Il est même vraiment petit. Pas loin de soixante-dix ans, mais, il paraît beaucoup plus jeune, avec son teint clair et poli. »
Robert Candat avait une épaisse chevelure blanche, comme Jean Gabin, et des sourcils bruns très arqués donnaient à son visage une expression d’intelligence et de curiosité.
— Buvez-vous, M. Harmelin ?
— Oui, monsieur, avec modération.
Robert Candat sourit d’un air presque joyeux.
— Pierre, questionna-t-il soudainement d’une voix étonnement profonde, qu’avez-vous à offrir à M. Harmelin ?
— Je vous remercie, dit Roland, je ne bois qu’après ma journée de travail.
— Bravo ! Cela nous dispense de nous alcooliser ! Pierre, sonnez donc le maître d’hôtel, voulez-vous ?
Robert Candat étudiait Roland du regard, non pas à la dérobée, mais très ouvertement.
— Vous faites de l’excellent travail à La Dépêche, M. Harmelin…
Roland s’inclina.
— Merci, monsieur.
Le grand Patron poursuivit :
— Je suis à l’affut de talents comme le vôtre. Un journal comme celui-ci ne peut vendre que du talent et, dans le quotidien que contrôle Pierre, il y aura toujours de l’avancement pour les brillants sujets. Messieurs, prenons place !
Il s’assit au bout de la table.
Roland remarqua que le siège du grand Patron était surélevé de façon à le mettre au niveau de ses convives. Il paraissait souffrir fortement dans le dos à la place des vertèbres lombaires
— Mais je ne me contente pas d’engager des gens capables pour me reposer sur eux, continua Candat. Je tiens mon personnel en haleine. Savez-vous que je lis tous les journaux de mon groupe, chaque jour ? Je les étale sur ma table de travail pour les analyser ; je les compare les uns aux autres et les note respectivement selon leur valeur. Je puis vous dire que je mets La Dépêche de Noland très haut, particulièrement pour la façon dont les faits divers sont présentés dans cette ville. J’apprécie beaucoup la manière dont vous dirigez votre service, M. Harmelin ! Vous pouvez prendre cela comme un compliment !
— Cela me fait grand plaisir.
— Néanmoins, nous savons que le tirage et la publicité sont décevants. Il faut y remédier ! C’est pour cette raison que nous sommes réunis… Qu’avez-vous dans votre assiette, Pierre ?
— Des côtelettes d’agneau… Pourquoi ?
— Vous devriez goûter à cette terrine de courgettes aux amandes…
Bertaud s’efforçait de paraître tout à fait à son aise, mais Roland fut soulagé de voir qu’il était le seul à être invité à partager le petit plat du grand Patron. Il croyait comprendre pour quelle raison. C’était beaucoup plus amusant pour Robert Candat de donner Pierre Bertaud en spectacle à ses subordonnés, plutôt que de leur infliger une même pénitence à tous ! Pour la première fois, Roland eut l’idée que Candat ne chérissait pas particulièrement le mari de sa nièce, auquel il avait pourtant confié la direction de La Dépêche. C’était peut-être également le conflit de générations trop différentes.
Le regard du grand Patron se posa une fois de plus sur Roland.
— M. Harmelin, je pense que vous aurez tout ce qu’il faut, dans le futur, pour devenir un grand rédacteur en chef, et je voudrais que vous ayez le rôle qui vous convient…
— Je n’ai pas à me plaindre, monsieur.
— Le véritable secret, dans un quotidien est le travail d’équipe… C’est l’effort concerté d’hommes qui aiment leur tâche. Si nous obtenons ces démarches à La Dépêche, je pense que la publicité et la vente remonteront… Qu’en pensez-vous, Marechal ?
— Pierre m’a confié que vous aviez l’idée de lancer un concours. Ce serait, certes, une excellente chose…
— Voyez-vous, un concours amène toujours de nouveaux lecteurs ! Mais ce sera à vous qu’il appartiendra de maintenir le tirage !
— Je ferai de mon mieux, monsieur, répliqua Marechal.
— D’après ce que j’ai cru comprendre, vous avez travaillé ensemble à Noland-Capitale, Hubert et vous ? Pierre m’a affirmé que vous vous entendiez fort bien.
Roland, qui n’en croyait pas ses oreilles, s’appliquait à rester impassible.
— C’est exact, dit-il dans un murmure.
— Vous pensez donc que votre coopération sera bonne ?
— Je ne comprends pas.
Robert Candat se montra surpris.
— Comment ? Je croyais que vous étiez au courant ? Pierre, vous n’avez donc pas prévenu M. Harmelin ?
— Je n’ai pas pu mettre la main sur Edmond Renaud de toute la matinée… Et, naturellement, il me fallait le prévenir ?
Robert Candat était visiblement contrarié.
— Il est tout à fait possible que M. Harmelin se soit fait une idée fausse quant à ce déjeuner ? Je n’aime pas cela, Pierre.
Bertaud fixa un point mystérieux au plafond, pour éviter le regard de Roland. Après un court instant et avec une toux embarrassée, il dit :
— Edmond Renaud passe à la page magazine et, Hubert Marechal devient le rédacteur en chef de La Dépêche, dès aujourd’hui.
Pour Roland cette déception ne fut pas brutale car, depuis quelques instants, il avait compris. Il dit d’une voix mal assurée :
— Félicitations, Hubert.
Le nouveau rédacteur en chef ne broncha pas.
— Ce sont là, articula Candat, des mesures d’urgence. Et c’est une expérience que nous faisons. Je veux des résultats. Aussi dois-je savoir de quel attelage nous allons disposer. En ce qui vous concerne, M. Harmelin, êtes-vous prêt ?
Roland hésita. Son premier mouvement fut de refuser.
— Je ferai mon devoir, dit-il.
— Vous m’en voyez satisfait. Cet entretient ne m’a pas déçu, M. Harmelin, et je fonde de beaux espoirs sur la suite de votre carrière.
Robert Candat se leva de table, signalant par là que le déjeuner était terminé.
— Eh bien ! Messieurs, dit-il, nous verrons si ce jour marque une date dans la vie de La Dépêche ?
Quand il fut sorti de la pièce, Bertaud dit à Marechal :
— Ma secrétaire affichera tout de suite la nouvelle. Désirez-vous voir, dès maintenant, si votre nouveau bureau vous convient ?
— Je voudrais déjà prendre le départ…
Bertaud les précéda dans le couloir, puis les quitta et prit un des ascenseurs. Roland marchait comme dans un cauchemar, son sourire était lugubre ; Hubert et lui se dirigèrent vers la grande salle de rédaction. Roland en voulait profondément à Bertaud qui aurait dû tout de suite annoncer la couleur. Au lieu de cela, il l’avait enfermé dans un dilemme : collaborer avec l’ennemi ou partir.
Un secrétaire de rédaction vint vers lui.
— M. Harmelin, il y a une jeune personne qui vous attend depuis pas mal de temps dans l’antichambre. Elle s’appelle Sarah Moreau.
— Je vais la recevoir tout de suite, Gérard.
Hubert Marechal pénétra dans son nouveau bureau de rédacteur en chef où Edmond Renaud, la tête basse, ramassait ses affaires. Roland reprit son fauteuil de rédacteur en chef adjoint. L’assistante de direction avait déjà placardé une note qui attira beaucoup de monde. L’étonnement apparut sur tous les visages, et Roland sentit qu’on le regardait furtivement. Le seul commentaire fut celui d’un rédacteur qui grommela entre ses dents.
— Il n’y a pas de justice.
*
        *           *
14 h. 50. Roland venait de perdre une heure de travail. Il prit l’air naturel d’un homme qui se met à son travail comme chaque jour à la même heure. Paul Verlaine passait dans le couloir.
— Chabanne possède-t-il des renseignements sur la jeune femme disparue ? demanda Roland.
— Les flics pensent qu’elle se donne un peu d’air… Je vais devoir partir, nous avons des invités à dîner.
— Bonsoir à Jocelyne, ironisa Harmelin.
Il entendit son prénom murmuré à mi-voix :
— Roland…
Laurence D’amonville lui faisait un petit signe. Il quitta son bureau et s’approcha d’elle.
— Je ne trouve pas les mots... Surtout ne vous laissez pas abattre.
Il secoua la tête en souriant. Leurs regards se croisèrent et elle lui prit le bras amicalement.
— Vous ne sortez pas assez, mon cher. Je ne vous vois jamais nulle part.
— Je prends peut-être trop au sérieux mon rôle de père. Une fille de onze ans, comme France, à notre époque, c’est une grande responsabilité.
Elle eut un hochement de la tête et observa le carrelage.
— Roland, il faut que vous sortiez davantage, croyez-moi. Si vous ne savez pas ce qui se trame à droite et à gauche, tous les gens en place chercheront à vous atteindre dans votre dignité. Edmond Renaud a perdu pied. Ensuite ce sera votre tour, vous verrez, même si vous pensez que c’est une imbécile qui vous le dit…
Elle se détourna, comme gênée d’en avoir tant dit.
— Monsieur, dit le garçon de bureau, la femme de l’antichambre vient de s’en aller, elle en avait assez d’attendre. Elle a laissé une enveloppe pour vous.
Elle contenait une grande photographie. À l’instant même où Verlaine allait sortir, Roland, en rallumant sa pipe, lui montra la photo. Il poussa un sifflement d’admiration.
— Qui est-ce ?
— Isabelle Rivoire, la jeune femme disparue…
— Pas mal ! Je disparaîtrais bien quelques jours avec elle…
La photo montrait une très jeune femme bien en chair, avec de longues jambes, blonde comme on ne l’est que dans les magazines spécialisés. Elle avait des sourcils bien dessinés, une bouche sensuelle et, pourtant, ses yeux n’exprimaient pas une vive intelligence. Roland songea qu’elle était beaucoup trop provocante pour être honnête. Il se tourna vers David qui s’était approché pour regarder la photographie.
—Vous croyez qu’on peut éventuellement tirer quelque chose de cette photo ?
–– Je vais voir, dit David.
*
 *        *
À 15 h 30, comme tous les jours que Dieu fait, Roland téléphona à Mme Lefranc.
— Ça va bien, monsieur, lui répondit-elle. France est en train de surfer sur le Net, comme elle dit ; moi, je n’y comprends rien… Tenez, la voici qui descend de son cagibi pour sa collation… Je vous la passe… Oui, Monsieur… À demain, Monsieur…
— Allô, Roland ? Comment ça va ? Beaucoup de travail, comme toujours ? Je viens de rentrer avec Robert… L’école est finie ! À plus, oui…
À onze ans, France trouvait les fins de journées interminables. Lorsqu’elle s’en plaignait à Émilie, sa complice, cette dernière lui répondait invariablement d’aller prendre l’air. L’enfant trouvait les trottoirs du Quartier des Abbesses inférieurs à ceux de Noland-Capitale.
Les aspérités du macadam se répercutaient jusqu’aux genoux et finissaient par lui donner des crampes. Il y avait bien, de l’autre côté de Noland, un beau quartier plein de jeunes de son âge mais, la plupart du temps, il était écrasé de soleil.
En revanche, dans le Quartier Bellevue, juste avant la librairie de Sébastien Soulet, le début de la rue de la Poste restait à l’ombre tout l’après-midi. Elle entra dans le Bar-tabacs des Arches de Sébastien et lui demanda le dernier Harry Potter.
— Que dit ton père de ces histoires ?
— Il les trouve bien… Nous avons été voir le dernier film, avec Robert !
Robert Boudin était le petit ami de France. À seize ans, il fumait beaucoup trop pour son âge. Soulet prenait toujours des airs de martyr, quand les jeunes entraient acheter des cigarettes sur leurs rollers, mais il était trop indulgent pour les réprimander.
À vingt ans, il ne fumait pas et ne le fit jamais. La vie avait changé. Il tendait le paquet de cigarettes à Robert et, à chaque fois, murmurait entre ses dents : « Ça nuit gravement à la santé et provoque le cancer… »
Aujourd’hui, Soulet demanda à France :
— Connais-tu la personne qui habite au coin de la rue de la Poste ?
— Ce n’est pas celle que j’ai rencontrée hier et qui voulait parler à papa ?
— Ton père l’a vue, ce matin. Veux-tu lui porter  l’enveloppe qu’elle a oubliée ici ? Elle habite au 163. Tu verras, son nom est sur la boîte aux lettres.
— J’y vais tout de suite, M. Soulet.
France prit, sur ses rollers, le virage à angle droit, jusqu’au coin de la rue de la Poste, monta les quelques marches du numéro 163 et ouvrit la porte du vestibule. Elle songea que M. Soulet avait raison. Sur l’une des boîtes aux lettres était épinglée la carte d’Isabelle Rivoire ; le nom de Moreau avait été ajouté à la main. La boîte aux lettres indiquait : appartement A3ème.
L’enveloppe que France tenait à la main n’entra pas dans la boîte aux lettres. Réflexion faite, le mieux était d’aller la glisser sous la porte de l’appartement. France appuya sur le premier bouton venu dans l’espoir que la porte de l’escalier s’ouvrît. Le déclic joua aussitôt.
— Qui est là ? cria une voix.
— Pardonnez-moi, je me suis trompée ! dit-elle avec l’aplomb des enfants qui ont l’habitude des villes.
D’un pas silencieux, elle monta en chaussettes jusqu’au troisième étage. Arrivée en face de l’appartement A-3, elle se préparait à faire une vive impression, quand la porte du logement s’ouvrît avec précaution. Une ombre passa la tête dans l’embrasure et, voyant France, se rejeta en arrière. Les bords rabattus de son chapeau de feutre réussirent à cacher l’expression terrorisée de son regard. France avait aperçu, une jeune femme affalée à plat ventre sur un divan.
— S’il vous plait, monsieur…
— Qu’est-ce que tu veux ? Dégage !
— J’ai une enveloppe pour la personne qui dort…
— Donne-la-moi, fillette.
L’ombre prit l’enveloppe et claqua la porte. France Harmelin redescendit l’escalier, se rechaussa et repartit sur ses rollers. Elle se dirigea vers le Bar-tabacs des Arches. Au premier abord, si la rue de la Poste était tranquille, de ce côté-ci du pont des Arches, en dessous duquel coulait le fleuve Gaillarmont, les gens ignoraient aussi leurs voisins, comme partout.
Personne ne prêta attention à cette petite fille qui glissait sur l’asphalte, cheveux au vent ; personne ne l’observa entrer à nouveau au Bar-tabacs des Arches, sauf une ombre ; elle était debout derrière une des fenêtres de l’immeuble 163 situé à la fin de la rue de la Poste.
France Harmelin venait sans le savoir de parler à un meurtrier, face à face, et ce criminel savait où la retrouver.
   
Boulevard de la Chapelle au Bois, mercredi 19 juin, 16 heures,
   
Cet après-midi là, un incident devait préciser, aux yeux de tous, la position de Roland par rapport au nouveau rédacteur en chef. Un peu avant 16 heures, Hubert Marechal fit son entrée dans la salle de rédaction, en souriant aux félicitations des uns et des autres. Il s’arrêta devant le bureau de Roland, auquel le jeune David communiquait les renseignements qu’il avait recueillis au sujet d’Isabelle Rivoire, en regardant la photo qu’il avait déposée sur le bureau et en donnant une copie à Roland qui la mit dans son tiroir.
— J’ai du nouveau au sujet de cette fille Roland. Premièrement, elle n’a jamais été serveuse à Haut-les-Marais ; là-bas, elle y vendait des cigarettes dans un restaurant plutôt mal fréquenté. Un salon, comme on dit…
Roland prit la photo d’Isabelle Rivoire entre ses doigts et dit :
— Ça donnera un drôle de papier en première page. La jeune femme a certainement eu des ennuis. Elle s’est peut-être fait descendre…
— À la Une ? Que s’agit-il de mettre à la Une ?
Les yeux de Marechal tombèrent sur la photo que tenait Roland à la main.
— Quelle est cette histoire ?
— Voilà ! Une jeune femme, Sarah Moreau, m’a dit ce matin que sa cousine, Isabelle Rivoire, après avoir habité à Haut-les-Marais, est venue travailler à Noland. Sarah Moreau est allée rendre visite à sa cousine, rue de la Poste, dimanche, lorsqu’elle est venue à son tour de Haut-les-Marais. Et, Isabelle Rivoire semble avoir disparu, depuis trois jours.
— Je croyais que vous connaissiez votre métier, Roland. Vous n’avez jamais rencontré de ces petits malins qui veulent à tout prix que l’on parle d’eux ? Je vous préviens, avec moi, ce genre de cinéma, ça ne prend pas à La Dépêche !
–– Cette jeune femme a peut-être vraiment disparu ?
— Ben, voyons ! Évidemment, elle a disparu. Elle est terrée quelque part en attendant d’avoir sa photo dans les journaux. Regardez-la attentivement !
« Que ce soit à Haut-les-Marais ou à Noland, mon cher, il existe des centaines de restaurants dont les propriétaires sont des lascars capables d’inventer n’importe quoi en vue de récolter de la publicité pour leur établissement. Je constate, Roland, que vous êtes toujours un enfant.
Le visage d’Hubert Marechal s’était empourpré. D’un geste violent, il déchira la photographie en mille morceaux qu’il jeta dans la corbeille à papiers. Gérard, comme David, en resta bouche bée ainsi que les deux assistantes à la rédaction qui regardèrent la scène en écarquillant les yeux.
— J’ai à vous parler, Roland. Passons dans mon bureau.
Hubert s’éloigna, tandis que Roland essayait de retrouver son calme. Après cette insulte délibérée, sa colère était d’autant plus forte qu’il en gardait le contrôle. Finalement, il se leva et, à pas lents, il rejoignit Hubert Marechal qui se tenait debout, au centre du bureau, l’air cordial et sincère.
— Ne m’en veuillez pas trop, Roland. Ce sont mes débuts et j’ai l’impression d’avoir perdu les pédales. Je vous demande de me pardonner.
— Je n’apprécie pas cette technique de m’insulter en public et de me demander pardon dans le privé.
— Je n’ai pas du tout voulu vous offenser. Je voulais simplement arrêter une fausse manœuvre. Figurez-vous que je connais assez bien les combines de ces propriétaires de restaurants louches, tant à Noland qu’à Haut-les-Marais.
— C’est possible, Hubert. Mais je suis le rédacteur en chef adjoint à Noland et cette affaire me regarde. Vous êtes d’accord ?
— Sachez que nous ne sommes plus à Noland-Capitale, mon cher Roland (Marechal le fixait avec un sourire ironique). Là-bas, vous m’en avez fait baver mais, aujourd’hui, je ne suis plus sous vos ordres. À La Dépêhe, c’est moi qui commande, ne l’oubliez pas !
Roland ne se souvenait plus pour quelle raison une vieille rancune s’était installée entre les deux hommes. Il n’avait plus qu’à envoyer sa démission à Pierre Bertaud.
Il prononça, sans élever la voix :
— Vous l’aurez voulu, Marechal… À l’heure où la presse du monde entier a changé depuis longtemps, je retrouverai facilement de travail, croyez-moi ! Dans le monde actuel, tous les quotidiens demandent des hommes qui ont déjà travaillé dans le métier depuis nombre d’années. Les directeurs de journaux n’ont pas besoin de flatteurs dans votre genre, surtout à l’heure d’Internet...
Roland sortit lentement et retourna à son bureau sans gestes brusques. Quand il y fut installé, il alluma son MacBook et, d’une main ferme, rédigea le brouillon de sa lettre de démission sur le clavier. Ce n’est qu’après un instant qu’il eut un doute. N’avait-il pas exagéré l’affaire ? Se prenait-il trop au sérieux ? Il n’en eut pas l’impression. Il s’agissait, somme toute, d’une question élémentaire de dignité. Il éprouva soudain le besoin de parler à quelqu’un et se souvint de la grande gentillesse de Laurence. Il se rendit à son bureau et lui avança avec un large sourire :
— Je souhaite que vous soyez la première à l’apprendre…
Laurence D’amonville le fixa avec un petit sourire et lui répondit :
— Vous voulez démissionner !
Il fit un signe affirmatif de la tête.
— On parle de l’incident avec Marechal dans toute la rédaction. Je sais que vous croyez bien agir, Roland, mais j’aurais préféré que vous vous en sortiez autrement.
Roland secoua la tête.
—Pas question, Laurence. Réfléchissez bien ! Il est évident que Marechal veut se débarrasser de moi !
— Et du même coup, vous entrez dans son jeu ? Hubert marche sur vos pieds et, sans réfléchir, vous perdez le contrôle de vous-même ?
— Je suis très calme, mais la situation est intenable. Il ne me reste plus qu’à partir.
— Ça me rend furieuse de constater que Marechal est arrivé à ses fins. Sans vous, il n’y aura plus autour d’Hubert que des médiocres sans caractère. Je connais quelque peu le personnage. À Noland-Capitale…
         Elle hésitait.
— …il a su rendre de petits services à Bertaud. Je faisais, à l’époque, la saison d’automne chez les grands couturiers et c’était mon métier de tendre l’oreille à tous les potins. Hubert s’était lié à un mannequin peu farouche qu’il avait présenté à Pierre. Ils se sont probablement donnés du bon temps. Vous voyez le genre ? Alice était restée dans le Quartier Maritime, pendant tout ce laps de temps.
— Je n’aurais jamais imaginé que Pierre Bertaud était comme ça…
— Non ?
Laurence eut un sourire qui en disait long.
— Il m’a toujours paru très prudent ?
— Mettons qu’il soit discret…
— Et aussi, c’était Noland-Capitale…
— Vous auriez dû être au courant.
— À cette époque-là, Noland-Capitale était la routine d’un journaliste accablé de travail.
— Vous aviez tort ! Et j’ai bien l’impression que votre vie, ici aussi, n’est qu’une longue habitude.
— Je ne suis pas du genre noceur, Laurence.
— Mais, il ne s’agit nullement de ça, Roland. Vous n’aimez donc pas sortir et rencontrer des amis ? Presque tous les moments de la journée peuvent réserver des surprises agréables !
Les yeux de Laurence brillaient, sa bouche était merveilleusement dessinée. Roland songea qu’il ne s’ennuierait pas en sa compagnie ; tout serait plus léger, beaucoup plus joyeux. Soudainement, Laurence lui fit penser à France qui avait aussi cette sorte de gaieté à laquelle il ne savait pas répondre. Il prenait les choses trop au sérieux et vivait dans un état perpétuel de tension.
— Merci, Laurence, vous m’avez remonté.
— Comment, seulement remonté ? Je pourrais vous gonfler à bloc, si vous vous décidiez à combattre Hubert Marechal.
— À mon avis, toute cette affaire est préméditée. Hubert a toujours eu envie de se débarrasser de moi. Comme Candat appréciait mon travail, Bertaud hésitait à prendre des mesures. Marechal a eu l’astuce de provoquer ma démission, tout simplement !
Roland retourna à son bureau.
Il était 16 h 30 et le journal était en prise directe sur l’actualité. Chaque minute comptait. On n’était plus au temps où on serrait les formes dans un petit atelier de composition. Maintenant, le journal se structurait à l’aide  d’ordinateurs. Les journalistes et reporters envoyaient leurs copies par mails à l’aide de leurs portables. Sauf ceux qui étaient à deux pas et qui aimaient l’atmosphère et l’odeur du journal.
Les chefs de rubriques se réunissaient chez le rédacteur en chef pour soupeser tous les faits et dresser la maquette de la Une. En cette fin de journée, Roland savait qu’il ne participerait pas à la réunion.
Gino Fernandez, le rédacteur en chef adjoint de la nuit, venait d’arriver et ouvrait son courrier. C’était un homme taciturne. Roland, pipe aux lèvres, lui demanda :
— Gino, remplacez-moi à la conférence chez le rédacteur en chef. David vous mettra au courant d’une histoire de jeune femme disparue. Comme ce ne sera pas pour ce soir, je tiens absolument à ce que l’affaire paraisse demain…
17 heures venaient de sonner à l’horloge noire de la salle de rédaction. En quittant son bureau, Roland se dit avec mélancolie que c’était sa dernière initiative de rédacteur en chef adjoint.
Il avait débuté, à La Dépêche de Noland, par de petits reportages dans les commissariats de quartiers. Il y avait lentement appris les ficelles du métier, quand il était encore imberbe, bien avant de se trouver en présence de son épouse à Noland-Capitale. Puis, on lui avait confié, progressivement, de plus lourdes tâches. Il était devenu correspondant ininterrompu pour l’étranger. Il commença son apprentissage, certes, dans la feuille de Maurice Douet qui le mit au chômage pour une raison dont il ne se souvenait même plus.
Aujourd’hui, en quelques coups de téléphone, il était certain de pouvoir se recaser. Mais, boulevard de la Chapelle au Bois, dans le Quartier de la Presse, La Dépêche de Noland était devenue son journal et cet éloignement brutal l’attristait énormément. En ouvrant la portière de sa voiture, il songea que celle-ci ne servirait plus longtemps.
Il se dirigea vers le Quartier Bellevue pour questionner Sarah Moreau, curieux de savoir si cette disparition était vraie ou si, elle ne voulait qu’attirer l’attention sur elle, Dieu sait pourquoi. Il venait de sonner sans succès, redescendait les marches du perron, quand il entendit la voix d’une jeune demoiselle qui sortait du Bar-tabacs des Arches. France se dirigea vers son père qui la souleva de terre et la fit tournoyer rapidement. Ses yeux brillaient de joie.
— Tu as des projets pour ce soir ?
— Je sors.
— Tout seul, bien entendu ?
— Si nous sortions ensemble ?
— Magnifique ! Pourquoi n’irions-nous pas dans un resto à la mode ?
— C’est une excellente idée, mademoiselle. Allez vous changer à l’appartement…

Chapitre III

Rue de Fayin.
   
Roland se dirigea vers la rue de Fayin. Il savait que sa fille avait un amour nostalgique pour la cuisine nolandoise. Elle évoquait les souvenirs de la cuisine de sa mère disparue. Ce soir, pour la première fois, ils ne seraient que tous les deux à fêter le début des vacances et, ainsi, France allait un peu retrouver l’ambiance et les odeurs de la cuisine nolandoise.
Bien que sa mère fût décédée depuis un an, elle continuait à lui manquer cruellement. « À la Côte d’Agneau » se trouvait à gauche en montant, juste après le restaurant chinois « Aux Cheveux d’Ange », dans cette étroite petite rue qui débouchait sur le boulevard de la Chapelle au Bois. Roland n’y était jamais entré. C’était le genre de restaurant banal : verres de couleurs, lumières tamisées au-dessus de chaque table ; on n’y mangeait que de la cuisine nolandoise. On pouvait se demander comment, toujours plein à craquer, le patron de ce restaurant réussissait à supporter les frais face aux polyvalents. Il y avait cinq clients au bar, lorsque Roland y était entré. Il s’était fait servir un verre de vin et avait demandé à rencontrer le patron, un certain Max Cajot.
Le barman l’observa avec méfiance et fit un signe discret au chasseur, pendant que le journaliste regardait alentour. Il avait perçu une atmosphère quelque peu étouffante. Quelques minutes plus tard, le patron du restaurant apparaissait en costume. C’était un homme de grande taille, à l’air distingué, loin de dégager une odeur de salon de coiffure comme les patrons de certains restaurants.
— Vous désirez me parler ?
— En effet… Si vous êtes Max Cajot…
— Qui vous envoie ?
— Personne.
— Je ne comprends pas, dit Cajot en écarquillant les yeux.
— J’ai pensé que vous pourriez m’être utile. Je suis à la recherche d’une certaine Isabelle Rivoire.
— Elle ne travaille plus ici depuis vendredi dernier. À notre époque, nous ne pouvons plus compter sur ce genre de femmes. Oh ! Pardonnez-moi ! Vous êtes peut-être un de ses amis ?
— J’essaie de la retrouver.
— Ah !
— Elle est à la tête d’une certaine somme d’argent.
–– Ça doit être comme ses rôles à la télévision, son amant possédant des yachts, une piscine et de nombreux chevaux de courses ! Je vous avouerai qu’on ne l’a jamais vu ce riche homme, ni sa bobine sur l’écran. Vous permettez que je vous offre un scotch ?
— Oui. Vous n’auriez pas une piste à me suggérer sur Isabelle Rivoire ?
— Mon pauvre monsieur, je ne sais même pas où elle habite. Ces sortes de femmes, ça va et ça vient… Comment c’est votre nom, déjà ?
— Harmelin.
— Écoutez-moi, M. Harmelin. Ayez la bonté d’avertir Hugo Demoulin qu’il ne devrait pas me prendre pour un imbécile et qu’il ferait mieux de laisser tomber.
— Hugo Demoulin ? Je ne connais pas. Qui est-ce ? Un ami d’Isabelle Rivoire ?
— Oh ! Ce n’est pas la peine de jouer au plus malin.
Et sans autre forme, Cajot coupa court à l’entretien. Donc, si Max Cajot connaissait Demoulin, c’est qu’il avait déjà dû lui rendre des comptes. Roland se souvenait des propos de Sarah Moreau. Elle lui avait dit que Demoulin n’était qu’un simple policier aux yeux des enfants du Quartier Bellevue. En revanche, ce qu’Harmelin savait depuis longtemps, c’était que Demoulin était également attaché à la brigade des stupéfiants de Noland ! Il avait fait le rapprochement entre la petite serveuse qu’était Isabelle Rivoire à Haut-les-Marais et le resto « À la Côte d’Agneau », célèbre pour son gigot, bien entendu, mais aussi pour son trafic de drogue. Faute de preuves, jusqu’ici, Cajot n’avait pourtant jamais été inquiété ! Il était donc facile de comprendre ce que cherchait Demoulin chez une petite vendeuse de cigarettes.
Le front ridé, les sourcils plissés, Roland songea que tout ça commençait à prendre forme : « La police nolandoise déclare que la disparition d’Isabelle Rivoire n’a rien d’extraordinaire, mais la brigade des stupéfiants travaille de son côté. Isabelle Rivoire et « À la Côte d’Agneau » sont soupçonnés de trafics louches, et Max Cajot me prend pour un des hommes d’Hugo Demoulin, c’est clair. »
Roland avait voulu donner un coup de téléphone, se lever de table et se diriger vers une vieille cabine téléphonique, hors service, ce qu’il n’avait pas remarqué, puis s’était souvenu de la présence de son iPhone dans la poche intérieur de son veston. Il l’oubliait souvent, alors que c’était top ! Il appela La Dépêche. Ce fut la voix rauque de Gino Fernandez qui lui répondit :
— La Dépêche, j’écoute…
— Ici, Harmelin. J’ai du nouveau sur la jeune femme disparue. Il semblerait…
— Il n’y aura pas de femme disparue dans notre prochain numéro, Roland. Les flics nous ont demandé d’étouffer l’affaire, pour deux ou trois jours. De toute façon, s’il arrive quelque chose, nous serons les premiers informés. Ils ont donné leur parole…
— Vous savez ce que ça vaut la parole des flics, de nos jours ?
— Bertaud a-t-il pu vous joindre ? Il vous a demandé plusieurs fois.
— Passez-le-moi par le standard, voulez-vous ?
Après de nombreux déclics, le rédacteur en chef adjoint perçut une voix. Le ton de Bertaud était véhément.
— Je rêve ? J’essaie de vous atteindre depuis un bon bout de temps !
— Vous n’avez pas encodé mon numéro d’iPhone, monsieur ?
— Je ne m’y ferai jamais ! J’ai déchiré votre lettre de démission, Harmelin, vous m’entendez ?
— Je regrette, monsieur, mais ma décision est prise !
Il y eut un silence puis la voix de Pierre Bertaud se fit conciliante.
— Écoutez-moi, Roland ! J’ai eu une longue conversation avec Hubert. Il est prêt à vous demander pardon. Il faut absolument régler cette histoire ? J’en ai parlé aussi à Candat qui propose de nous recevoir ce soir, dans ma villa du Quartier Maritime, au bord de la mer. Nous reprendrons toute l’affaire depuis le début. C’est convenu ? Mon chauffeur, viendra vous chercher à votre domicile à 23 heures !
— D’accord, Monsieur…
Il poussa sur la touche rouge “éteindre” de son iPhone. La conversation était terminée. Hubert Marechal avait rentré ses griffes et, dans ces conditions, Roland était prêt à discuter. De toute manière, le reste de sa carrière à La Dépêche s’annonçait mal.
Il s’étonna que France ne l’ait pas encore rejoint ou appelé. Ses consommations payées, Roland rentra chez lui, absorbé dans ses pensées. Quand il introduisit la clé dans la serrure de son appartement, il entendit des voix à l’intérieur. Mme Lefranc, Laurence D’amonville et France parlaient avec animation de choses et d’autres assises dans les fauteuils du salon.
— Roland ! dit Laurence dès qu’elle l’aperçut. Je n’ai pas réussi à vous joindre avec mon iPhone, la batterie est morte et je suis venue jusqu’ici…
Sans qu’il sache exactement pour quelle raison, la présence inattendue de la jeune femme agaçait Roland.
— France, dit-il, c’est l’heure de nous mettre à table…
— Comment, Roland, on ne dîne plus au restaurant ?
— Nous irons une autre fois. Demande à Émilie de te préparer quelque chose à manger.
Laurence regarda Roland fixement. La responsable de la mode à La Dépêche se rendit dans le vestibule et prit sa veste au portemanteau.
— Pardonnez-moi d’avoir bousculé vos habitudes, Roland, j’ai la nette impression que vous n’appréciez guère ces initiatives féminines.
Il sourit d’un air contrarié.
— Je suis de mauvaise humeur. Pardonnez-moi, Laurence.
— Ben, voyons ! Et moi, je suis la mouche du coche, répondit la jeune femme. Je suis pleine de bonnes intentions. J’ai parlé au grand Patron.
         — Parlé de moi ?
— Oui, de vous. Je vais vous expliquer comment c’est arrivé. Alice Bertaud m’a téléphoné au journal pour avoir mon avis sur ce qui va se porter l’hiver prochain…
— Quel rapport ?
— Elle s’habille à l’étranger, chez Christian Dior, comme vous savez…
— Non, je ne sais pas. Mais si Bertaud lui paie le couturier des stars !
— Ne soyez pas toujours aussi cynique… Alice m’a demandé de me rendre chez elle, rue Picardie, dans sa propriété du Quartier Maritime, pour lui parler chiffons. Le grand Patron y était. Dans la vie, il faut savoir manœuvrer, je vous l’ai toujours dit ! J’ai donc fait allusion à l’émotion causée par votre départ. Candat n’avait pas été prévenu !
— Maintenant, je comprends. Bertaud veut me faire revenir sur ma décision. Il m’a invité à dîner avec le grand Patron.
— Je sais. C’est moi qui ai donné cette idée à Candat.
— Eh, bien ! Vous êtes vraiment un grand stratège, dit Roland en souriant. Merci infiniment, Laurence, c’est trop gentil de votre part. Merci aussi d’avoir bavardé avec France, j’aimerais pouvoir en faire autant. Ah ! que j’aimerais vous ressembler et de cette façon pouvoir rire plus souvent avec ma fille !
— Votre fille est un ange, Roland… Je n’ai pas besoin de vous le dire, vous le savez bien. Elle m’a raconté qu’elle allait faire un petit voyage ! Oh ! Roland, laissez-moi un peu m’occuper de votre fille ? Vous savez bien que les robes c’est mon affaire ? Je peux avoir des prix… Voyez-vous, une enfant a besoin que l’on s’occupe d’elle, en allant dans les magasins en sa compagnie, par exemple…   Elle sera la vedette du voyage !
— Si elle s’y rend, ce sera un miracle ! Ce n’est plus comme il y a quelques années. De mon temps, nous aimions partir en voyage, loin de nos parents et jouer en bandes. Aujourd’hui, les jeunes préfèrent rester chez eux et surfer sur le Net ! Comme papa ! Il y a quelques années, ils voulaient les nouveaux ordinateurs portables qu’on appelait “les Rolls des ordinateurs” ; aujourd’hui, tout ça est dépassé face aux MacBook Air, aux tablettes et iPad, aux iPhone de tous les numéros et au 4G… qui sera très bientôt dépassé à son tour comme tout en informatique.
Roland ajouta, après une pause :
— Vous voyez ! Vous ne pouvez plus, aujourd’hui, vous occuper d’une enfant comme jadis ! Emmener son fils dans les librairies, les filles comme France courir dans les grands magasins, si ce n’est pas à la recherche d’un vêtement “in” qui ne sera plus à la mode le lendemain… Non ! Merci… Vraiment, ce n’est pas la peine… Elle est encore trop jeune…
— On n’est jamais trop jeune pour être élégante !
— Vous ne croyez pas que c’est un peu prématuré ?
— Si vous songez à votre temps, évidement ! Vos parents ne vous laissaient pas parler à table, vous ne saviez rien des choses de la vie ni de ce qui se passait dans le monde et autour de vous, vous ne fumiez pas à onze ans, vous n’aviez pas Internet… À onze ans, on vous parlait comme à un petit vieux…
— Je me demande ce que mes parents diraient en voyant leur petite fille envoyer des mails à des garçons… Qu’est-ce que vous avez dit, avant ? Fumer ? Ce n’est pas son genre, même si c’est celui de Robert Boudin.
— Vous n’avez jamais senti une drôle d’odeur dans son cagibi ?
— Je croyais que c’était la fumée de ma pipe ; je constate que Robert vient lui tenir compagnie en fumant ses maudites cigarettes et il doit en passer à France… Quelle époque !
— Que décidez-vous, au sujet de nos sorties, vieux garçon ?
Roland n’avait aucune raison de se vouloir réticent. France n’avait-elle pas besoin d’une compagnie féminine ? Mais Roland n’était pas certain que Laurence soit la personne qui convenait à sa fille. Ce veuf de quarante-trois ans avait l’impression que Laurence, malgré sa grande expérience de la vie, se montrait un peu trop artificielle et mondaine.
— Laissez-la vivre comme tous les jeunes de son âge ; ne soyez donc pas toujours derrière elle comme l’étaient vos parents avec vous…
Laurence ramassa son sac à main et se dirigea vers la porte en évitant le regard du journaliste. En entrant dans la salle de séjour, celui-ci donna un violent coup de pied dans son fauteuil. France avait parlé de restaurant nolandois et elle en gardait le souvenir de sa mère. Dans cette tristesse intime qui rapprochait le père de sa fille, Laurence avait tout l’air d’une intruse.
Aussitôt après son départ, France pénétra dans le bureau de son père, qui s’y enfermait presque toutes les nuits pour y jouer, seul, aux échecs, quelques minutes, avant de travailler à sa table de travail ou de sortir pour un reportage. Les yeux de France pétillaient comme les étoiles.
— Qui est la personne qui semble fort bien connaître Mme Lefranc, Roland ?
— Une de mes amies… Elle te plaît ?
— Oh oui, alors ! C’est ta maîtresse ?
— Je n’ai pas de maîtresse, comme on l’entend la plupart du temps. Marivaux disait : “Le mot maîtresse veut dire une femme qui a donné son cœur et qui veut le vôtre”.
Soudain, Roland songea qu’il pourrait se remarier un jour et, il devait préparer France à cette idée en souriant, même si, aujourd’hui, les enfants de onze ans savaient beaucoup plus de choses sur la vie qu’il n’en avait jamais su à cet âge.
— Je n’ai pas de maîtresse ni de compagne, comme c’est la mode, du moins pas encore ; mais, il n’est pas impossible que, dans deux ou trois ans, je me remarie. Tu vois que je te parle franchement.
— Avec quelqu’un que j’aimerais, quelqu’un de drôle, comme Laurence ?
— Écoute-moi, France, il ne faut pas seulement rechercher ce qui te plaît, chez les gens ! Dis-moi, maintenant, tu es assez grande pour passer la soirée seule ? Émilie est épuisée et, je dois absolument me rendre chez mon patron, ce soir pour le travail…
Roland observa sa fille s’éloigner et songea avec tendresse, qu’il ne la voyait pas assez souvent. Ses affaires l’absorbaient beaucoup trop et il se voyait sans cesse obligé de remettre les problèmes de sa fille à plus tard.
   
 Rue Édouard II, quelques heures plus tard…
   
Le chauffeur de Pierre Bertaud se présenta à 23 heures précises dans une luxueuse voiture climatisée. Il dit à Roland, lorsqu’il fut installé :
— Pardonnez-moi, M. Harmelin, je dois prendre quelqu’un avenue des Tilleuls.
Ils s’arrêtèrent, quelques instants plus tard, devant un grand immeuble d’une douzaine d’étages dans l’avenue en question. Le chauffeur quitta la voiture. Après un court instant, Armand sortit de l’immeuble en compagnie de Laurence. Vêtue d’un pantalon noir et d’une veste en cachemire ornée d’une pierre précieuse, elle paraissait heureuse. On lisait sur son visage le désir de plaire.
— Alice m’a téléphoné pour m’inviter également, dit-elle. N’est-ce pas une surprise ?
— C’est une très agréable surprise, Laurence !
Ils s’assirent côte à côte en gardant leurs distances. Le souci d’extrême discrétion qu’ils avaient l’un pour l’autre créait entre eux une sorte de complicité. Roland voulut obtenir le pardon de Laurence pour sa rudesse de l’après-midi.
— C’est très aimable de votre part, l’offre de courir les magasins avec France !
— Vraiment ?
— Ça m’a beaucoup touché même si, tout à l’heure, mon humeur était massacrante… Je suis convaincu que vous avez vraiment l’intention de former ma fille et, qui sait, de m’aider ainsi à ce qu’elle devienne une femme comme l’était sa mère !
— Amenez-moi France, demain, au journal…
— Merci, Laurence.
— Et, je vous en prie, n’ayez pas cet air inquiet. On dirait que vous avez peur que j’habille votre fille comme un épouvantail. Ne savez-vous pas que j’ai du goût ?
— J’en conviens. Pourtant, je me demande ce qui vous a conduite dans cette voie.
— Ne pensez-vous pas que c’est une excellente carrière pour une femme ? Je m’y suis préparée sérieusement, j’ai suivi des cours. Et puis, la situation de mon père me facilitait les choses. Il a été pendant quarante ans l’un des ténors dans les journaux du grand Patron tant à Noland-Capitale que dans ses autres quotidiens. Quand il est devenu rédacteur en chef du journal “La Plume d’Or”, j’ai confié la page mode intitulée “La Fête des Robes” à d’autres pour commencer à réaliser de petits reportages sur la mode à La Dépêche de Noland…
— “La Plume d’Or” de l’époque était le journal où travaillaient Renaud et Marechal ?
— En effet, c’est là-bas que je les ai connus.
— Aujourd’hui, votre père travaille-t-il toujours pour Robert Candat ?
— Pas le moins du monde. Voici deux ans qu’il a quitté Noland-Capitale : quand Pierre Bertaud et Hubert Marechal sont venus réorganiser l’affaire à leur idée et que Bertaud a voulu faire main basse sur La Dépêche…
— À cette époque, M. D’amonville a été évincé ?
— Pas du tout. Il en avait assez du journalisme. Et il n’était plus très solide…
— Vous ne gardez aucune rancune envers Pierre Bertaud ?
— Pas du tout ! Mon père ne lui en a jamais voulu…
La voiture franchit une grille et s’engagea dans l’allée d’un parc. La maison, une vaste demeure de style colonial, se dressait sur une pelouse de l’autre côté d’une piscine. Les maîtres de maison s’avancèrent au-devant de leurs invités. Alice Bertaud avait une poignée de main amicale et des manières sympathiques. C’était une femme mieux que belle. Les yeux de l’hôtesse de Roland Harmelin et de Laurence D’amonville étaient profonds, d’un bleu sombre.
On eut dit la femme parfaite, trop belle pour Pierre Bertaud. Roland remarqua tout de suite le charme de son regard. Alice l’observait et son corps majestueux se dirigea vers un énorme meuble en chêne, transformé pour la circonstance en bar. Avant que Robert Candat n’arrivât, cette ravissante hôtesse proposa à ses invités de prendre des cocktails qui résultaient d’un mélange de plusieurs alcools.
— Allons sur la terrasse avant que l’oncle Robert descende. C’est ridicule, à mon âge d’être terrifiée par l’oncle Robert, n’est-ce pas, mais je n’ai jamais pu boire d’alcool en sa présence. Inutile de vous dire que Pierre n’a pas les mêmes scrupules.
Bertaud avait le visage congestionné et les yeux brillants ; il n’en était manifestement pas à son premier verre de la journée. Il précéda tout son monde pour leur montrer le chemin, avec l’air du propriétaire qui fait les honneurs de sa maison. C’était un vaniteux, immensément satisfait de sa position.
Pierre Bertaud se vantait d’avoir fait ordonner la maison selon ses goûts, pour que l’on oubliât que celle-ci appartenait en propre à sa femme !
Ils passèrent sur une terrasse dallée d’où l’on découvrait un bassin de mouillage abrité du large par une courte jetée. Un yacht de croisière s’y abritait, à demi caché par le feuillage des chênes de la berge.
— Aimez-vous la pêche en mer ? demanda  Bertaud.
— En effet, mais j’ai rarement l’occasion de la pratiquer, à cause de mon travail…
— Eh bien ! Je vous invite pour le week-end… Nous irons pêcher sur l’Abyssale.
— Mais, Pierre, vous y êtes allé samedi dernier !
— Pas pêcher avec un connaisseur, Alice !
Ils avaient tous vidé leurs verres, quand Robert Candat apparût sur la terrasse.
— Ma petite Laurence ! Comme je suis content de vous recevoir chez Bertaud !
Il lui donna un baiser sur le front et tendit la main à Roland.
— Vous nous avez causé bien du souci, Harmelin. Passons à table, nous discuterons de votre cas après le dîner...
Le repas fut silencieux. Robert Candat mangeait ses légumes d’un air ennuyé, Pierre Bertaud ne trouvait rien à dire. Heureusement, Alice entretenait la conversation d’une voix suave et enchanteresse ; sa grande beauté comblait non seulement Laurence et Roland d’émerveillement, mais elle captivait son auditoire.
–– On me déclare, M. Harmelin, que vous avez une charmante jeune fille ?
— Oui, elle s’appelle France.
— Quel âge a-t-elle ?
— Onze ans.
— Elle est jolie comme un cœur, dit Laurence. Roland a beaucoup de chance !
— Oui, beaucoup de chance.
Son regard explorait la grande solitude de cette maison sans enfant.
— Il faudra nous amener France un week-end ! Pierre pourrait organiser une promenade en mer…
— Bonne idée, dit-il.
— Je suis certaine que vous avez sa photo sur vous, dit Alice.
Roland tira de son portefeuille un portrait de France qui la représentait toute souriante.
— Elle est exquise. Regardez, Pierre, n’est-ce pas une adorable jeune fille ?
Pierre contempla la photo d’un air solennel et, en la passant à Candat, renversa son verre de Bordeaux sur la nappe.
Aussitôt, le maître d’hôtel répara les dégâts mais, le grand Patron n’en avait pas moins froncé les sourcils, agacé par cette maladresse.
À son tour, il se pencha sur la photographie et dit à Roland en souriant :
— Elle est vraiment charmante.
Un long silence suivit cette réflexion, après lequel Bertaud se ressaisit.
— J’ai une idée ! s’écria-t-il. Écoutez-moi, Harmelin. J’ai trouvé la solution…
Il avait le regard brillant d’un homme content de lui. Il but d’un trait son grand verre de Saint-Emilion et déclara avec emphase :
— Le bureau de Noland-Capitale !
Roland ne réagit pas.
— Eh bien ? questionna Bertaud.
— Je ne comprends pas, dit Roland.
— Pour vous, évidemment ! Vous êtes l’homme qu’il nous faut. Ne trouvez-vous pas, Robert, qu’Harmelin est justement l’homme dont nous avons besoin à “La Plume d’Or” ? Il en a l’expérience et il va s’y passer de grandes choses.
— Avons-nous un problème à résoudre à “La Plume d’Or” ? dit le grand Patron. Pas du tout ! Notre problème est ici, à Noland, et c’est d’y faire marcher La Dépêche...
— Nous n’avons pas envie de vous entendre parler affaires. Vous nous rejoindrez sur la terrasse quand vous aurez épuisé le sujet. Accompagnez-moi, Laurence ! dit Alice sur un ton d’autorité qui surprenait chez elle.
Laurence D’amonville se leva à regret et fit à Roland un petit signe de connivence. Pierre, tout en retirant d’une main mal assurée la bague de son cigare Corona, revint à l’attaque.
— Il me semble, Robert, que la solution rêvée serait d’envoyer Harmelin à “La Plume d’Or”, il y a déjà été et... et... ce subterfuge arrangerait tout le monde. Harmelin aurait un poste de premier plan...
— Dans un quotidien, il ne s’agit pas de tranquillité ! Une bonne rivalité entre les rédacteurs n’a jamais fait de tort à personne, au contraire ! Du moment que tout le monde garde l’esprit d’équipe…
— Vous avez probablement raison, dit Pierre avec un accent peu convaincu. Vous avez l’intelligence des hommes, Robert, tout le monde le sait.
Le grand Patron eut un sourire glacial.
— Drôle d’histoire. Une femme inconnue disparaît et on fait grand cas de cette affaire banale. M. Marechal veut s’en mêler et M. Harmelin prend la mouche. Mais que diable ! Un petit conflit n’est pas un drame. Ça peut toujours s’arranger ? Qu’en pensez-vous, Harmelin ?
— À la condition que cela ne se reproduise plus…
Bertaud dit d’un ton inquiet :
— Il apparaît donc que si M. Harmelin est d’accord, il reste avec nous comme rédacteur en chef adjoint à La Dépêche ?
— Oui. Le reste, plus tard ! Pour le moment, nos difficultés sont à Noland, et c’est à Noland que nous avons besoin de ses capacités professionnelles.
Malgré ce compliment, Roland n’arrivait pas à retrouver son optimisme. Bertaud venait de subir un affront, et, à en juger par sa mine, il en était profondément froissé.
   
Rue Picardie, jeudi 20, 0 h 10,
   
Tout le monde se levait de table, lorsque le majordome s’approcha.
— On demande M. Harmelin au téléphone, dit-il à mi-voix. Il s’agit d’une femme… Elle prétend que c’est urgent…
Roland suivit le majordome dans la bibliothèque, saisit le récepteur qu’on lui tendait et entendit la voix affolée de Mme Lefranc.
— C’est terrible, monsieur. La police est ici. Il y a eu un assassinat dans le Quartier Bellevue et l’inspecteur veut emmener France à l’Hôtel de Police. Que dois-je lui répondre ?
Une voix d’homme succéda aussitôt à celle de la gouvernante.
— Allô, M. Harmelin ? Ici, Demoulin… Une jeune femme, Sarah Moreau, a été trouvée assassinée dans l’immeuble 163, rue de la Poste, et nous savons que votre fille est passée chez elle dans l’après-midi… Elle a peut-être aperçu l’assassin et son témoignage nous serait d’une grande utilité… C’est pourquoi je voudrais l’emmener…
— Comment ? France est allée dans cet appartement ?
— Oui. Elle s’était chargée d’une commission. Mais, écoutez-moi, M. Harmelin, il ne faut pas ameuter le quartier. Nous soupçonnons que le crime est lié à une affaire de drogue. Dans ce monde-là, il n’y a pas de sentiments. Si votre enfant a vu le criminel, l’affaire est mauvaise. Ce que nous espérons, c’est qu’elle reconnaisse le type et que nous puissions mener la chose rondement…
Roland avait des sueurs froides. Il se maîtrisa pour dire sur un ton calme :
— Passez-moi France, s’il vous plaît...
Une voix, encore endormie, se fit entendre.
— Allô, c’est toi ? Pourquoi veut-on m’emmener ?
— Attends-moi, chérie, je reviens tout de suite.
Roland songea à sa femme et essayait de l’imaginer auprès de sa fille. Il fit un signe de la main pour essuyer les larmes qui coulaient le long de ses joues et il entendit à l’autre bout du fil une question :
— C’est très grave, ce qui est arrivé à la femme qui dormait sur le divan ?
— Je t’expliquerai à l’appartement.
Laurence entra dans la bibliothèque et se dirigea vers Roland. On discerna dans le haut-parleur du téléphone fixe la voix de France qui questionnait :
— Pourquoi ne viendrais-tu pas avec Laurence ?
— D’accord, ma fille, j’irai la chercher chez elle !
— Elle n’est pas à tes côtés ?
Laurence, appuyée tendrement sur l’épaule de Roland, prit le combiné du téléphone.
— France ? C’est moi… Ce qui se passe, je l’ignore, voici que je rentre du jardin.
Et, regardant Roland, elle demanda :
— Que se passe-t-il ?
— Sarah Moreau a été assassinée. France a peut-être vu son meurtrier. La police a besoin de son témoignage. Il paraît que France peut les aider…
— Moreau, dit Laurence. J’ai déjà entendu ce nom-là, au journal ; elle a été introduite dans l’antichambre par Gérard. N’était-elle pas venue vous voir ? Allô ! France ? Ils ont besoin de ton témoignage. Évidemment, tu peux les aider. Va à l’Hôtel de Police en compagnie de Mme Lefranc. On te rejoint immédiatement !
Pierre Bertaud envoya prévenir son chauffeur, tandis que Roland expliquait l’affaire. Tourné vers Laurence, il demanda :
— Vous m’accompagnez ?
— Bien sûr, dit-elle, posant la main sur son épaule.
La route pour aller dans le centre de Noland leur parut interminable.
Quand Roland vit les lumières de l’Hôtel de Police, il s’y précipita, entraînant Laurence par la main. Ils bondirent sur les marches du perron et Roland prit l’escalier qui conduisait au bureau des inspecteurs.
À quelques pas, ils y trouvèrent France les jambes croisées et détendues à souhait ; elle s’était installée dans un grand fauteuil en cuir, observant Mme Lefranc qui était pâle comme du fromage blanc. Quand elle aperçut son père et Laurence, France ne put résister à l’envie de se mettre quelque peu en valeur, en disant qu’elle était un témoin-principal, parce qu’elle avait peut-être reconnu un assassin. Roland l’embrassa tendrement.
Un homme en manches de chemise se présenta.
— Inspecteur Demoulin. Je suis content de vous voir, M. Harmelin.
Mme Lefranc, toute tremblante, tamponnait ses yeux avec un mouchoir. La brave femme n’était plus d’aucune utilité, dans une pareille situation. Roland Harmelin s’approcha d’elle.
         — Vous êtes brisée de fatigue… Rentrez rue Édouard II à présent, nous nous occupons de France.
         — On va vous reconduire, Mme Lefranc, ajouta Demoulin. Allons voir l’inspecteur Chabanne, dit-il en se tournant vers Roland, il souhaite vous parler.

Chapitre IV
   
L’inspecteur de police était un petit homme, mince, d’aspect doux et affable.
— Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir dû enlever votre enfant aussi tardivement, dit-il à Roland.
— Je ne suis pas encore au courant des détails de ce qui s’est passé…
— Je crois que vous connaissiez Mlle Moreau ? En tout cas, vous lui avez parlé ? Ce sont les propos de votre fille.
— C’est exact. Elle me demandait d’écrire un article sur la disparition mystérieuse de sa cousine.
— Ce soir, l’inspecteur Demoulin est monté chez elle et l’a trouvée morte. Elle a été étranglée avec un bas Nylon.
— Pauvre fille ! Je ne l’aurais jamais crue mêlée à une histoire de drogue ?
— Il n’est pas certain qu’elle y soit mêlée ! Nous ne savons encore rien de précis. Et vous ?
— En fait, nous allions sortir un article sur la disparition d’Isabelle Rivoire, quand quelqu’un de chez vous nous a prié d’étouffer l’affaire …
— En effet ! On ne sait pas où est Isabelle Rivoire. Nous avons trouvé son sac de voyage, son pyjama et sa brosse à dents. Nous pensons qu’elle était là, avec un homme, quand votre fille est montée. France n’a fait que l’apercevoir… Mais elle a vu l’homme, et cet homme, c’est le meurtrier de Sarah Moreau…
— À votre avis, inspecteur, quel est le mobile du crime ?
— Écoutez-moi, M. Harmelin, vous êtes journaliste, mais vous comprendrez que tout ceci doit rester entre nous. D’accord ?
— D’accord.
— D’ailleurs, je pense que vous avez tous les droits d’être au courant et c’est pourquoi je vous en parle. Il y a un certain temps que nous ouvrons l’œil sur Max Cajot et son resto « À la Côte d’Agneau »...
« Nous savons qu’Isabelle Rivoire y vend de l’ecstasy, refilé au client dans les lavabos, au-dessus des néons ou d’autres façons pour donner le change. Nous connaissons ses agissements, mais le menu fretin ne nous intéresse pas tellement… Ce que nous cherchons à pincer ce sont les gros, les fournisseurs, ceux que l’on nomme “Les gros bonnets”.
«  Notre idée était bien de prendre Max sur le fait, en train de recevoir une livraison de la marchandise. Nous avons donc surveillé le resto et pisté toutes les allées et venues d’Isabelle Rivoire. À mon avis, il y avait une provision de drogue dans l’appartement ; provision que je n’ai pas trouvée, et pourtant, je n’en suis pas à ma première fouille !
« Voilà comment je vois les choses, M. Harmelin. Bien qu’elle soit au courant de l’arrivée de sa cousine, Isabelle Rivoire doit poursuivre ses activités pour Cajot ou pour un autre. Un événement imprévu est arrivé au mauvais moment : la cousine Sarah ! Si elle trouve la drogue, elle sera au courant du trafic. Il n’y a plus qu’une solution : la tuer ! C’est ce que nous pensons sans en être certain.
— Un peu simple, en effet. Qui appelez-vous “les gros bonnets” ou le bonhomme ?
— Le grossiste, naturellement, le fournisseur du resto… Et c’est lui qui a ouvert la porte à France. C’est bien ce qui me tourmente. Hugo Demoulin a fait sa petite enquête, mine de rien, et a appris que France s’était chargée de porter une enveloppe au numéro 163, chez Sarah Moreau. Il l’a questionnée. Elle lui a dit qu’elle avait vu une femme étendue sur un divan et qu’un homme était là…
« J’aime mieux vous dire les choses sans détours, M. Harmelin. Votre fille a vu l’assassin face à face et c’est ce qui est grave. Il n’y a aucun doute : nous avons effectivement trouvé Sarah Moreau étendue sur le divan… Mais qui est l’homme ? Voilà ce qui m’inquiète : cet homme-là sera sans pitié…
— J’en ai bien peur, en effet… Mais est-il certain que Sarah est venue à Noland pour une histoire de drogue, puisqu’elle n’est dans la ville que depuis dimanche ?
— Nous nous sommes fait la même réflexion, au cas où elle serait venue dans notre ville non pour y rencontrer furtivement sa cousine, mais pour y trouver un emploi également… Nous avons donc voulu connaître le compte en banque de Mlle Moreau, mais elle n’en a pas ! Par contre, celui de Mlle Rivoire montre un solde considérable pour une serveuse, voire pour une intermédiaire ?
— C’est ce que je me suis dit, quand sa cousine m’a montré son relevé de compte… Vous pensez que…
— Oui. Dans l’appartement, il n’y avait plus aucun papier. Plus une trace de l’enveloppe chamois  que France avait portée. Rien. Nous ne savons pas s’il y a un rapport entre l’enveloppe chamois et le meurtre… Mais peut-être ! Isabelle a pu penser que Sarah avait compris, comme je vous le disais à l’instant.
«  On ne le saura peut-être jamais. Au fait, avant que vous ne partiez avec France, je voudrais qu’elle passe en revue quelques individus qui sont présents ici… Il est possible que le criminel soit parmi eux.
Dans le bureau voisin, pendant ce temps.
        
— Vous avez dit à l’homme que vous apportiez une enveloppe et, à ce moment-là, la porte était entrouverte ? Dites-moi ce qui vous a frappé. Dites-moi la première chose qui vous vient à l’esprit, interrogeait Demoulin à l’intention de France.  
— Il avait une grosse bague en or au doigt…
— Avec une pierre ?
— Non.
— Avec des initiales ?
France secoua négativement la tête.
— Vous avez vu son visage ? Quel genre de visage, France ?
— Je n’ai rien vu de son visage, étant donné qu’il avait un chapeau enfoncé sur le front qui lui donnait de l’ombre…
— Quelle sorte de chapeau ?
— Un feutre gris, un peu comme le vôtre, mais plus neuf !
— Comment était son costume ?
— Gris comme le chapeau, je crois…
— Vous n’avez rien remarqué d’autre ? Vous êtes certaine ?
L’inspecteur Roger Chabanne apparut sur le seuil de la porte.
— Venez avec moi, France, j’ai des gens à vous montrer !
Le policier la précéda parmi les dédales de la préfecture de police. Chabanne était calme ; il inspirait confiance. France et l’inspecteur pénétrèrent dans une pièce exigüe d’où ils pouvaient voir des individus par le biais d’ordinateurs sans être vus.
Cinq hommes étaient alignés contre le mur. Le troisième, en partant de la gauche, était Max Cajot en personne, le tenancier du resto « À la Côte d’Agneau ». Son visage portait des marques de fatigue et il avait l’air inquiet.
— Reconnaissez-vous un de ces messieurs ?
France voulut prendre son rôle très au sérieux, mais, après un instant, elle déclara :
— Il n’y en a aucun qui lui ressemble…
— Comment ça?
— Ils n’ont pas de chapeau. On peut voir leur visage.
— Ce qui n’était pas le cas, lorsque vous avez vu l’homme de la rue de la Poste ?
— Je l’ai déjà dit à l’autre inspecteur…
Chabanne n’était guère avancé. Ils sortirent de cette pièce où se trouvaient ces ordinateurs qui remplaçaient la glace sans teint d’autrefois. Chabanne se tourna vers Roland en secouant la tête.
— M. Harmelin, je voudrais que vous m’ameniez votre fille demain matin…
— Pourquoi ?
— Nous lui montrerons, dans le bureau voisin, des écrans d’ordinateurs dans lesquels sont encodés plusieurs portraits robots… Puis-je vous prendre à votre domicile vers 9 h 30 ?
Roland accepta d’un mouvement de tête. Chabanne se tourna vers Max Cajot et, du doigt, lui fit signe de s’approcher de la main.
— Qu’est-ce que vous me voulez encore ?
— Ne vous en faites donc pas Max, le témoin ne vous a pas reconnu. Mais je voudrais vous poser la question rituelle : quand avez-vous vu Isabelle Rivoire pour la dernière fois ?
— Dans la nuit de vendredi à samedi, inspecteur : parole d’homme !
— Elle vous avait dit qu’elle devait vous quitter pour une raison précise ?
Il fit un signe négatif.
— On m’a simplement signalé qu’elle devait se marier.
— Qui vous a dit ça ?
— Je ne m’en souviens plus… Une de ses copines m’a raconté qu’elle avait des ennuis et qu’elle allait être obligée de se marier en vitesse.
— Avec qui ?
— Je ne questionne jamais mes employées sur leur vie privée.
— C’est délicat ! Ça va, Max, mais tenez-vous à carreau, hein !
Roland regarda la pièce. France n’en pouvait plus après une telle journée ; elle s’était assoupie sur les genoux de Laurence et leurs têtes se touchaient presque. Le pantalon de Laurence était froissé et son visage bouffi de fatigue.
— Ça vous est égal, si je reprends ma fille ? dit-il à Chabanne. Elle devrait dormir à cette heure ! Et moi aussi !
— Bien sûr. Demoulin va vous accompagner, pour inspecter votre appartement. Il ne faut rien laisser au hasard. Enfermez-vous soigneusement ! Demain matin, j’irai vous chercher et nous prendrons les dispositions nécessaires pour protéger votre fille. D’ici là, vous ne devez pas la quitter d’une semelle.
Roland sentit sa gorge se serrer. Il se penchait pour prendre France dans ses bras, quand Laurence leva la tête et il effleura les lèvres de la jeune femme d’un baiser. Les deux employés de La Dépêche, jusqu’ici, continuaient à prendre pour une grande amitié l’attrait qui les poussait l’un vers l’autre.
Mais, au fond de leurs regards, grondaient, plus hautement, en ces instants, les tempêtes de l’amour. Avec l’âge, avec la science, une fougue indéfinissable, devait naître de cette idylle. Toute femme qui se pend au cou d’un homme accentue son état de femme, femme inconsciente, qu’une caresse peut éveiller.
Quand des amoureux s’embrassent sur les joues, c’est qu’ils cherchent les lèvres. Un baiser fait des amants. Ce fut donc par cette nuit d’été, aux lamentations des cloches de la Cathédrale, que Laurence et Roland avaient échangé un de ces baisers qui appellent à la bouche tout le sang du cœur.
Ce fut dans une sorte de rêve, que leurs lèvres s’étaient à nouveau rencontrées ; leur baiser, dans ce commissariat de la rue de l’Espoir, avait été long, avide. Tous deux étaient pleins de la sensation de leur baiser, des effusions leur montaient aux lèvres. Ils auraient voulu se remercier, s’embrasser encore, mais ils étaient honteux de leur bonheur cuisant et ils auraient aimé ne jamais le goûter une seconde fois, que d’en parler tout haut.
À mesure que le temps passait et se mourait, ils avaient vu l’apparition de leur amour se former. Laurence oscillait dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce infinie. Elle se fixa, enfin. C’était un visage gracieux, un buste, un foulard de couleur en soie, des yeux bleu-vert, une grandeur de fée, des longs cheveux. Alors, sachant tous deux qu’ils se comprenaient enfin, ils s’étaient fait des signes de tête.
Dans le premier moment, ils n’avaient même pas songé à parler. Quand ils l’avaient fait, le son étrange de leurs voix les avait étonnés. Ici, elles avaient pris une sourde et singulière douceur, dans cette préfecture de police aux lumières blafardes ; mais, il leur semblait qu’elles venaient de très loin, comme le chant léger des voix entendues la nuit dans les campagnes.
Les deux amants avaient compris, cette nuit, qu’il leur suffirait de parler bas pour s’entendre.
L’Hôtel de Police résonnait au moindre souffle.
— Je ne sais comment vous remercier, Laurence.
— Qu’allons-nous devenir, Roland ?
— Dans un instant, nous rentrerons avec France. Nous ne devons pas la laisser seule ne fut-ce qu’un court instant. Nous ne devons pas oublier les paroles de Chabanne !
— Je souhaiterais tellement passer tout mon temps libre avec France. Souvenez-vous que nous devions courir les magasins toutes les deux.
À ces mots, France leva la tête et regarda Laurence.
— Nous sortons ensemble ?
— Si cela vous agrée, Roland vous conduira jusqu’à mon bureau aux environs de midi. Vous êtes d’accord, Roland ?
— D’accord à la condition que tu ailles te coucher tout de suite, une fois rentrée rue Édouard II, si tu veux être en forme quand Chabanne viendra dans quelques heures te chercher pour aider la justice.
Après ces dernières paroles, la jeune fille avait été rapidement dans son lit. Il était 4 h 30.
   
Rue Édouard II, jeudi 20 juin, un peu avant 9 heures,
   
Quand Laurence et Roland étaient parvenus à se glisser doucement dans le sommeil, ils avaient trouvé à nouveau l’isolement qui plaisait à leur sauvagerie de nouveaux amoureux. Au journal, ces temps derniers, les bureaux s’étaient peuplés de gens curieux, les employés se poursuivaient dans les archives.
Il arrivait même que, l’un deux, plus hardi, vienne se cacher non loin de leurs bureaux ! Les bruits du boulevard de la Chapelle du Bois avaient grandis autour d’eux, à leur insu, à mesure que le temps passait, devenait plus chaud.
En ce mois de juin, ils s’étaient rendu compte de ce qui allait leur arriver ; ils commençaient à étouffer dans leur cage, dans leurs habitudes. Une fois rue Édouard II, les amants avaient pourtant réalisé qu’ils avaient beaucoup à apprendre l’un de l’autre, tout enfiévrés par leur amour, pour goûter au charme voluptueux de celui-ci. Ils allaient et venaient difficilement et, quand certaines idées s’étaient faites plus pressantes à leur esprit, ils avaient exhalé des odeurs qui les avaient grisés.
Laurence avait téléphoné à Mme Martin, la propriétaire de son appartement, rue des Tilleuls, pour lui signifier qu’elle ne renouvèlerait pas son bail. Elle lui paierait ce dédommagement. Roland se souvenait que Laurence lui avait parlé, cette nuit, d’un bungalow, Avenue des Prés des Mont, entouré de pelouses ; il serait le bienvenu pour France… et pour eux ! Les herbes leur monteraient jusqu’aux genoux.
Ils marcheraient avec crainte de peur d’écraser ces terres vertes qui seraient sèches et pourvues d’herbages ; ces derniers fumeraient sans doute comme des mémoires gustatives ! Pour la plus grande joie des bourgeois, alentour, ce serait l’herbe des prés !
Pris d’étranges lassitudes, ils s’adosseraient tout deux contre la muraille de leur havre de paix, les yeux demi clos, ne pouvant plus avancer tellement leur joie serait profonde. Il leur semblerait, enfin, que toute la langueur du ciel entrerait chez eux ; France serait ravie d’entrer dans cette nouvelle demeure, au milieu des champs, au milieu de ces plantes herbacées.
Malgré tout, après les vacances, la jeune fille devrait songer à cette pénitence qui serait de retrouver l’école Sainte-Thérèse. Elle y retrouverait  son grand ami Robert Boudin et, après les cours, ils se donneraient rendez-vous au Bar-tabacs des Arches chez Sébastien Soulet. En fin d’après-midi, dans sa nouvelle maison, elle embrasserait Mme Lefranc, sa complice, ferait ses devoirs en attendant Laurence et son père. Aux yeux de la jeune femme, cette nuit, toute la planification de France semblait déjà au point.

*
*          *       

L’inspecteur Chabanne arriva à 9 heures devant l’appartement du Quartier des Abbesses. Dans la voiture de police, il expliqua à Roland :
— Nous avons tous travaillé, jusqu’à ce matin, M. Harmelin, presque pour des prunes… Tout le monde était nerveux ! Nous avons lancé au public un appel sur Internet quant à la personnalité d’Isabelle Rivoire et nous avons contacté diverses chaînes de télévision étrangères.
« Dans l’appartement, le meurtrier n’a rien laissé au hasard. Nous avons bien relevé quelques empreintes, mais elles ne figurent pas dans nos fichiers informatiques.
— Ce sont peut-être les miennes ? Souvenez-vous que je me suis rendu dans cet appartement avec Sarah Moreau.
— Nous avons déjà vérifié, tout à l’heure… Ce qui est clair, c’est qu’Isabelle Rivoire n’a pas attendu son reste. À mon avis, le meurtre de sa cousine l’aura complètement affolée. Elle n’a même pas pris le temps de faire ses bagages et a même oublié son sac à main qui ne contenait que des objets de toilette et des flacons de Dramamine et de Touristil, tous deux des remèdes contre les nausées ! La Dramamine est un médicament contre le mal de l’air ; elle est peut-être partie en avion pour se faire livrer un stock de drogue, Dieu sait où !
La voiture de police pénétrait dans la cour de l’Hôtel de Police, avec ses colonnes de pierre de taille, après avoir traversé des quartiers sinistres. L’inspecteur les précéda, pour leur indiquer le chemin. Il les fit entrer dans le bureau des identifications criminelles. Dans cette vaste pièce, un secrétaire se trouvait devant cinq ordinateurs.
L’air sérieux, il en faisait surgir différents portraits d’individus suspects qui étaient tous plus ou moins compromis dans le trafic de la drogue. L’expérience se termina sans le moindre résultat. France ne reconnaissait aucun des visages avec certitude. Sa phrase rituelle : aucun n’ont un chapeau !
— En supposant qu’elle aperçoive l’homme, face à face, dit Thomas, elle ne le reconnaîtra pas. Nous devons nous contenter de ce que nous possédons ! C’eût été trop beau, pour une fois dans ma carrière, qu’on reconnaisse un coupable du premier coup. Vous avez entendu ce que je viens de dire ?
— Quoi ?
— Même si votre petite jeune fille voyait l’homme face à face, je vous affirme qu’il n’est pas certain qu’elle puisse l’identifier… À cause de ce maudit chapeau !
Il était 10 h 20 quand, ayant quitté l’Hôtel de Police, France et son père avaient pris un taxi et passèrent par le Bar-tabacs des Arches, dans le Quartier Bellevue. Ils n’avaient pas eu le temps de retourner chercher la voiture rue Édouard II. France se trouva aussitôt accaparée par une foule d’enfants de son âge. M. Soulet prit Roland à part et lui dit d’un air désolé.
— Si j’avais pu prévoir, je n’aurais pas insisté pour qu’elle porte cette enveloppe. Je suis plein de remords. Je lui avais pourtant bien dit de glisser l’enveloppe dans la boîte, mais non de sonner et d’entrer chez les gens…
— J’en suis persuadé, Soulet. Ne vous en faites pas…
— Regardez ceci, M. Harmelin !
Soulet déplia La Dépêche. En couleur, sur la première page, s’étalait la photo d’Hubert Marechal, le nouveau rédacteur en chef.
— Je peux me tromper, mais je suis quasiment certain d’avoir vu cette tête-là en compagnie d’Isabelle Rivoire, ici-même...
— Lui ? C’est peu probable…
— Je vous l’assure, monsieur… On ne peut pas oublier cette figure aux lèvres fines comme des lames de rasoir…
— Il vous rappelle probablement quelqu’un que vous avez vu avec Isabelle Rivoire, mais il est impossible que ce soit lui !
— Admettons que je me sois trompé. Personne n’est infaillible ! Et pourtant je le revois, à côté d’elle, choisir ses journaux, voici peut-être une semaine. Ils sont restés dix minutes à bavarder, à une table du bar, pendant que je servais d’autres clients. Malgré le va-et-vient, j’ai eu tout le temps de les observer !
Roland restait sceptique, mais son visage était de plus en plus soucieux.
Comme France et lui cherchaient un autre taxi pour gagner La Dépêche, Hugo Demoulin, le policier au visage poupin le croisa et voulut le mettre à l’aise en déclarant :
— Je garde l’œil sur la maison du coin, M. Harmelin.
— Merci Demoulin ! Dites-moi, auriez-vous déjà vu ce monsieur, par hasard ?
Roland, à son tour, montrait La Dépêche.
— Je suis un peu physionomiste… Montrez ? Bien entendu, j’ai déjà vu ce type-là dans le quartier ! Plusieurs fois, même… « À la Côte d’Agneau » aussi, rue de Fayin, chez Max Cajot… Vous connaissez ce resto, bien sûr, vous y étiez hier…
— C’est exact. Merci, Demoulin…
Dans le taxi, Roland se mit à réfléchir profondément. La scène de mercredi lui apparaissait maintenant sous un tout autre jour ! En fait, Hubert Marechal n’avait pas cherché à l’insulter en public pour provoquer sa démission. La vérité était beaucoup plus simple : il connaissait Isabelle Rivoire et il avait décidé d’empêcher, coûte que coûte, la publication de sa photo. À ce stade, l’affaire prenait corps.
Roland et France arrivèrent en peu de temps à La Dépêche. Ils empruntèrent, côté cour, l’ascenseur réservé au personnel et arrivèrent au troisième étage dans un étroit couloir. À la gauche de ce couloir, on remarquait les lavabos réservés au personnel de rédaction. À droite, une porte vitrée donnait dans le bureau du rédacteur en chef. À l’instant précis où Roland et France sortaient de l’ascenseur, cette porte s’ouvrit et Hubert Marechal apparut.
— Bonjour, Harmelin. C’est votre fille ?
Comme d’habitude, sa voix grinçait ; décidément, il était incapable de parler sur un ton naturel et franc ! Roland lui rendit son salut sans s’arrêter. Dès qu’ils furent à nouveau seuls, il demanda à sa fille si elle avait déjà rencontré ce monsieur. Elle secoua la tête. Puis, avec une hésitation et en fronçant les sourcils, elle dit :
— Tu veux dire, hier, dans l’appartement du Quartier Bellevue ?
— Oui ou non, as-tu déjà vu cette tête-là ?
La fine et douce main de France se contracta et l’enfant murmura :
— Je ne sais pas… Je ne peux pas le jurer ! Vois-tu, la porte s’est entrouverte, j’ai levé les yeux et elle se referma aussitôt quand j’ai déclaré que j’avais une lettre pour la personne qui dormait sur le divan…
— N’y pensons plus, France, ça n’a d’ailleurs aucune importance.
Lorsqu’elle aperçut Mlle D’amonville, France courut se jeter dans ses bras. Laurence lui dit avec gaieté :
— Nous allons bien nous amuser. Aller dans les magasins, c’est merveilleux, tu verras… Nous irons d’abord chez Cannelle, puis, dans le Quartier Haussmann, dans tous les autres magasins chics qui s’y trouvent. Tu verras, ce sera merveilleux ! Crois-moi, tu seras sans doute épuisée quand nous ferons route vers la plus belle des grandes surface : Morgan ! Le magasin le plus chic de Noland… Alice m’a dit qu’elle y a vu de très jolies choses pour toi… Tu es toujours d’accord pour me suivre dans mes divers déplacements ?
Roland observa Laurence dénouer ses deux longues tresses pour laisser tomber ses longs cheveux sur le dos. Au dehors, elle se permettait plus de fantaisies, ce qui n’était pas de mise au bureau ! Sauf certains jours.
Après leur départ, Roland se sentit plus léger.
Tous les jours, son travail commençait par la lecture de la presse concurrente. Il s’y appliqua, comparant La Dépêche aux autres quotidiens. Sans s’en rendre compte, il faisait les mêmes gestes que le grand Patron.
Chez tous les confrères, l’assassinat de Sarah Moreau s’étalait à la première page. La Dépêche les surpassait tous : la disparition d’Isabelle Rivoire y était signalée aussi, mais le public nolandois était prié de prendre part aux recherches.
Un pigiste, Louis Marigot, que Roland connaissait pour sa mauvaise humeur, souvent justifiée, parce qu’on ne pouvait pas comprendre ce qu’il ressentait quand son sujet passait à la trappe avant qu’il n’ait eu le temps de le proposer à l’épreuve ultime servant à vérifier la composition du journal, s’approcha du bureau de Roland.
–– Les morasses et moi ne faisons pas bon ménage, dit-il. Si j’avais pu prévoir, j’aurais étudié l’oncologie comme mon frère, au lieu de ce foutu métier.
Après un temps et un avis tout personnel au sujet de Sarah Moreau, le pigiste Marigot dit à l’intention du rédacteur en chef adjoint :
— Une fille roulée comme ça qui disparaît ! Je me demande comment elle s’y est prise pour passer inaperçue, Harmelin. Tenez, nous avons cette photo-là qui doit sortir demain. On finira bien par la retrouver…
Roland écoutait à peine les propos de Marigot. Ce dernier ne recevant pas de réponse gagna la salle de rédaction. Pour Roland, cette journée de travail s’annonçait semblable aux autres. Demain, l’assassinat de Sarah Moreau fournirait encore un titre, en tête des faits divers du journal, mais il y aurait bien d’autres nouvelles à couvrir.
Roland lisait tout, un crayon à la main quand une voix désagréable le fit tressaillir.
— Vous êtes encore là, Harmelin ? Eh bien ! Vous avez encore plus d’estomac que je ne le pensais ?
C’était Edmond Renaud, l’ancien rédacteur en chef, homme grand et maigre, avec un visage décharné. À demi chauve, il avait bien essayé, de se faire introduire des implants, au lieu d’être obligé de dissimuler sa calvitie avec les quelques cheveux qui lui restaient.
Roland fit un effort pour ne pas riposter brutalement.
— Ça va comme vous voulez, votre page magazine ? demanda-t-il doucement.
— Ça va ! Je suis bien tranquille dans mon coin, en train d’écrire un brillant article sur le mariage pour tous ; c’est d’une brûlante actualité ! Je regarde l’univers et je suis toujours étonné par la capacité des hommes à survivre…(il rit nerveusement) En tout cas, je suis rudement content d’être sur une voie de garage !
Roland haussa les épaules. L’inspecteur Roger Chabanne venait d’entrer dans la salle de rédaction. Il était accompagné d’une grande jeune femme blonde, en costume tailleur, la courroie de son sac passé sur l’épaule. Elle avait le regard vif, le menton volontaire.
— Dites donc ! poursuivit Renaud. Si vous avez difficile d’avaler les couleuvres, vous n’avez qu’à y mettre un peu de sauce piquante. Comment étaient-elles servies, hier soir, dans le Quartier Maritime ? Nature ou grillées sur toast ?
Roland se leva et attrapa vigoureusement l’importun par les épaules. Il savait bien, que, dans sa haine contre l’humanité entière, Renaud crachait son venin, tout autour de lui, un peu au hasard. Cependant, cette fois, c’en était trop !
— Écoutez, Edmond, je vous conseille de ne pas recommencer ce genre de plaisanterie avec moi, vous pourriez vous en mordre les doigts !
Roland appuyait sur chaque mot. Chabanne regardait Renaud s’éloigner. Il murmura :
         — Vous avez besoin d’un arbitre, M. Harmelin ?
         — Non, merci… Ce pauvre type a eu beaucoup d’ennuis ces temps derniers et il est très surexcité. C’est à croire qu’il se drogue…
         — Il le fait, intervint la jeune femme.

Chapitre V
   
Chabanne l’observa d’un air interrogateur.
— Vous croyez, vraiment ?
— C’est visible.
— Si Mélissa le pense, dit Chabanne en se tournant vers Roland plutôt sceptique, il y a de fortes chances pour que ce soit vrai. Elle les repère à deux pas, croyez-moi… Je vous présente Mélissa Brisollier qui est de ma brigade. C’est elle qui est chargée de surveiller France. Elle a un calibre 7,65 dans son sac et sait s’en servir, au cas où elle rencontrerait notre meurtrier.
Ils se serrèrent la main. Roland la trouva sympathique et pensa qu’elle s’entendrait bien avec France. Elle avait un regard bleu et calme et un visage résolu.
— Ma fille est partie avec une de mes amies. Je pense qu’elles seront de retour vers 17 heures… Peut-être plus… Installez-vous ici. Vous pourrez lire les journaux, en attendant…
Une jeune fille mince, assez jolie, s’approcha avec un air préoccupé pour dire à Roland que M. Marechal désirait s’entretenir avec lui. Nouvelle secrétaire, elle n’avait pas encore beaucoup d’assurance.
— Voici M. Harmelin, annonça-t-elle.
Hubert avait toujours son air contrarié. Il reprit son cigare et prononça sur un ton qui se voulait amical :
— Entrez, Roland. Vous pouvez fumer votre bouffarde… Je fume bien le cigare…
Il était très installé dans son nouveau rôle. Sur le grand bureau verni s’alignaient plusieurs objets de prix dont la coupe d’argent du “Prix de la Plume d’Or”, gagnée récemment par La Dépêche dans le concours des meilleures “Nouvelles littéraires”. Hubert se dressa dans une attitude un peu théâtrale pour faire une déclaration.
— Pierre pense que je vous dois des excuses et, après réflexion, je suis de son avis. Je vous présente donc mes excuses !
Roland, d’un geste de la main, exprima son indifférence.
— Bon, merci, n’y pensons plus !
— Je vous avais cru très affecter, dit Hubert, surpris.
Roland Harmelin regarda Marechal bien en face pour lui dire :
— Je suis convaincu que vous connaissez cette fille !
L’autre accusa le coup un instant, mais reprit aussitôt son sang-froid.
— Quelle fille ? Qu’elle est encore cette histoire ?
— Je veux parler d’Isabelle Rivoire. Vous la connaissez. Il y a, rue de la Poste, un marchand de journaux qui vous a vu en sa compagnie…
— Je ne sais vraiment pas où vous voulez en venir, répliqua Hubert d’un air pincé. Je ne connais cette fille ni d’Ève ni d’Adam et, votre marchand de journaux a des visions, s’il m’a vu avec elle !
— Vous avez voulu échafauder toute une histoire, hier, au sujet d’Isabelle Rivoire. Je me suis d’abord demandé pour quelle raison. Ensuite, je me suis souvenu que vous avez habité à Haut-les-Marais qui est justement l’endroit d’où elle vient… Ce n’est pas sorcier !
— Mon cher, il y a plus de deux ans que j’ai quitté Haut-les-Marais, et là-bas, je ne l’ai jamais rencontrée. Ici, je l’ai vue, comme tout le monde, vendre des cigarettes chez Cajot !
Il secoua la cendre de son cigare et ajouta :
— Un de nous deux est de trop à La Dépêche et celui-là doit partir. Je suppose que là-dessus vous êtes de mon avis ? Seulement, lequel des deux ?
— Je ne crois pas que ce soit à vous d’en décider, répondit Roland.
— Vous pensez vous en tirer en passant de la pommade au grand Patron ? Seulement, Candat part pour Noland-Capitale la semaine prochaine et Pierre Bertaud devient le patron ; j’aime autant vous le dire : vous n’êtes pas dans ses petits papiers !
— Ça m’est égal! Je voudrais cependant bien savoir ce qu’il y a là-dessous ? Il a dû se passer de drôles de choses à Noland-Capitale, pour que vous soyez braqué comme ça ?
— Vous jouez la comédie ?
— Non, je vous l’assure.
— C’est impossible ! Souvenez-vous du jour où Pierre Bertaud vous a demandé votre avis à mon sujet : vous lui avez tout bonnement répondu que je ne méritais aucune confiance. Vous avez même ajouté, je me le rappellerai toujours que j’utilisais mes relations de journaliste pour sortir avec toutes sortes de filles… Vous m’avez même traité de tous les noms : vous m’avez même traité de pédophile, non ?
— Je ne vous ai jamais accusé ni traité de quoi que ce soit, Hubert, dit Harmelin sèchement.
— Quelqu’un le lui a dit, en tout cas, et je pense que c’est vous…
— Alors, Hubert, c’est donc vrai que vous sortiez avec les filles de Noland-Capitale ? dit Roland  ironique.
— Sortez de ce bureau, Harmelin ! Vous entendez ?
Roland quitta la pièce d’un pas tranquille. Il eut souhaité rapporter cette conversation à l’inspecteur Chabanne, mais ce dernier était parti. Il était près de 17 heures, quand il se remit au travail. Laurence et France ne seraient certainement pas rentrées avant l’heure.
Pendant ce temps, France allait d’émerveillements en émerveillements. Après avoir été chez Cannelle et Au Jardin de Femmes, elle pénétrait seulement à 17 h 20 chez Morgan.
C’était nouveau pour elle.
Elle avait comme l’impression d’assister à une fête extraordinaire. Elle marchait comme dans un rêve et, si Laurence n’avait pas été à ses côtés pour lui servir de guide, elle se serait sans aucun doute perdue. France suivait sa grande amie à travers le luxueux magasin Morgan. Maintenant, elles avaient décidé de se tutoyer !
Elles avaient pris l’escalier traditionnel, en bois clair, qui conduisait aux rayons hommes et enfants, quand Laurence avait eu l’impression qu’elle ferait bien de donner un coup de téléphone à sa secrétaire. Laurence avait dans son sac son iPhone et demanda Marlène à La Dépêche. Elle avisa un tabouret. France se tenait à un pas.
Dans cette grande surface de chez Morgan, la chaleur y était étouffante malgré l’air conditionné.
— Le mieux serait que tu fasses le tour des rayons ! avait suggéré Laurence. Mais ne t’éloigne pas. Il ne faut pas que je te perde de vue.
— Je ne suis plus une enfant, Lo.
France resta d’abord docilement appuyée contre une console. Tout près d’elle, au rayon voisin, il y avait un étalage de chemises à la dernière mode. La jeune fille songea qu’il serait aimable de penser quelque peu à son père, après avoir tellement acheté pour elle. Cette chemise en soie blanche irait très bien avec son complet bleu et son nœud papillon.
France fit quelques pas vers le comptoir, bien que Laurence lui eût demandé de ne pas s’éloigner. La jeune fille n’était pas loin et la jeune femme pouvait toujours l’observer, assise sur son tabouret. Cette chemise était véritablement splendide ! Le vendeur la lui tendit pour qu’elle pût en tâter la soie douce. Elle allait s’enquérir du prix, lorsqu’un scrupule lui fit tourner la tête pour s’assurer que Laurence ne s’inquiétait pas. Un homme, sans doute, était à deux pas derrière elle, et il la fixait avec une grande attention.
Pourquoi cet homme la regardait-il ainsi ? Il portait un feutre gris rabattu sur le front, comme l’ombre qu’elle avait aperçue rue de la Poste. Tout comme l’ombre de la rue de la Poste, on ne voyait pas son visage. Qu’allait-il acheter ? Une chemise, lui aussi ? France le regarda à son tour, sans pouvoir bouger, puis saisie d’un étrange pressentiment, quand il fit un pas un arrière, la jeune fille se sentit défaillir, et se précipita vers le tabouret où était sa grande amie.
Arrivée devant Laurence, qui semblait en grande conversation, France dit en tremblant :
— Lo ! Je crois que je l’ai vu…

L’ombre avait disparue dans la foule, cependant que des gens regardaient sans comprendre cette belle enfant soudainement agitée de sanglots.
Chapitre VI

Avenue Le Couturier, jeudi 20 juin, 17 h 30,

Laurence prise de panique coupa rapidement la communication avec Marlène pour former le numéro de Roland.
— Allô, Roland ? Tu m’entends ? C’est terrifiant, non ? Écoute… Non, il n’est rien arrivé, rassure-toi, mais France pense avoir vu le meurtrier. Du moins, elle a cru le reconnaître… Il avait encore son chapeau sur le front, de telle sorte qu’elle n’a pas encore pu voir son visage. Pour elle, il ressemble à l’ombre qu’elle a vue chez Sarah Moreau… Il s’est perdu dans la foule, oui, chez Morgan…
— Ne quitte pas…
Roland se tourna vers Mélissa Brisollier.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Dites-leur de rester sur place : je vais prévenir Chabanne.
— Allô, France…
— Oui…
— On t’avait dit de ne pas quitter Laurence sous aucun prétexte.
— Je n’étais pas loin !
— Comment est-ce arrivé ?
— Les policiers ont pensé que je ne pourrais pas le reconnaître si je me trouvais en face de lui ; mais, je ne sais pas pourquoi mon sixième sens m’a dit qu’il était devant moi…
— Chabanne est prévenu, dit Mélissa qui interrompait la conversation. Qu’elles restent près de l’escalier traditionnel, et qu’elles cherchent l’inspecteur des yeux : il va les rejoindre d’une minute à l’autre.
Roland transmit les instructions et raccrocha. Les yeux dans le vague, il se souvenait des paroles de Thomas à la P.J., devant cinq ordinateurs : « Même si votre enfant voyait l’homme en face, avait-il dit, je vous affirme qu’il n’est pas certain qu’elle puisse l’identifier… »
— Qu’en pensez-vous, mademoiselle ? questionna-t-il revenu à lui.
— Je ne connais pas du tout votre fille, M. Harmelin. A-t-elle beaucoup d’imagination ? Elle lit beaucoup des romans policiers ? Cette histoire d’ombre, je ne la comprends pas… Je voudrais aussi savoir si elle est vite effrayée…
— Ni plus ni moins qu’une enfant de son âge…
— Bien ! Elle vient de passer des moments difficiles. J’ai appris son attitude de vedette au commissariat de la rue de l’Espoir. Supposez maintenant que France veuille garder ce rôle et qu’elle en soit fière. Ne serait-ce pas naturel, à son âge ? En tout cas, elle ne se rendra plus dans une grande surface sans être accompagnée par quelqu’un de chez nous !  
— Un grande surface comme Morgan n’est pourtant pas l’endroit rêvé pour réussir un enlèvement ?
— Il n’est pas nécessaire d’enlever une enfant. Croyez-moi, une piqûre est très vite faite, avec une seringue hypodermique ! Le tour est joué, ni vu ni connu ! Votre fille se trouve mal, l’homme se perd dans la foule avec elle… Nous avons peut-être eu une chance extraordinaire : elle a eu une mauvaise impression à temps… Cela aurait pu se passer en quelques secondes.
Roland serra les poings. Une telle angoisse, l’impossibilité d’agir, le mettait hors de lui ; et, cette situation se prolongerait tant que le criminel ne serait pas découvert, c’est-à-dire des jours, des semaines…Qui sait ? Roland se leva brusquement, se dirigea à grands pas vers le bureau du rédacteur en chef. Sans se soucier des protestations de la secrétaire, il ouvrit la porte.
— Maintenant, à nous deux, Hubert ! Nous allons jouer cartes sur table… Est-ce que vous connaissez Isabelle Rivoire, oui ou non ?
— Vous m’embêtez et je n’ai pas de temps à perdre, Harmelin. Je vous répète que je ne la connais pas et de toute façon cela ne vous regarde pas…
— Il se trouve que ma fille est montée dans l’appartement occupé par Sarah Moreau, hier, quelques instants après le meurtre et qu’elle a vu son criminel !
— Qu’imaginez-vous ?
— Je n’imagine rien. Je dis qu’elle a vu l’assassin de Sarah, et, elle vient de le revoir chez Morgan, tout à l’heure. Tant que cet homme est en liberté, la vie de France est en danger. Il faut absolument que je le trouve et je le trouverai…
— Votre enfant devrait écrire des romans : c’est la mode ! Tous les soirs, la télé nous présente quelqu’un qui a pondu quelques lignes pour se faire connaître. Tantôt en écrivant des livres de cuisine ou en racontant sa vie dans un quartier pauvre, une maison insalubre et des parents alcooliques. Et ils le disent !  Et c’est psychose !
— Sa vie est en danger et Isabelle Rivoire est la seule piste qui puisse nous mener au meurtrier  de Sarah !
— Allez au diable, avec votre fille…
Roland, exaspéré, détendit le bras.
Atteint à la mâchoire, le rédacteur en chef de La Dépêche tituba un instant avant de s’affaler sur la moquette. Roland claqua la porte derrière lui, figea du regard la jeune secrétaire et regagna son bureau en suçant son poing droit, dont la peau était arrachée. Dans la grande salle de rédaction, c’était un concert de clavier d’ordinateurs ; tous les rédacteurs étaient penchés, sur les dernières nouvelles, avec un air laborieux. Ce zèle inaccoutumé s’expliquait peut-être par la présence du grand Patron.
— Comment se porte votre séduisante petite jeune fille ? demanda justement ce dernier.
— Ça va mal ! Laurence l’a emmenée effectuer des emplettes, mais ma fille a cru voir le criminel de Sarah Moreau chez Morgan…
— Chez Morgan ? C’est étrange…
Le grand Patron prit une des photos d’Isabelle, dont la rédaction avait maintenant plusieurs copies grâce à David, sur la table de travail de Roland et l’observa très attentivement.
— C’est une superbe créature ! Elle n’a pas du tout le visage du vice… Ce serait plutôt une grande fille toute simple qui se porte bien… Tenez-moi au courant, voulez-vous…
Robert Candat s’éloigna, Roland le suivit.
— Monsieur, je dois vous dire que les choses ne vont pas très bien entre Marechal et moi. Il prétend que l’un de nous deux doit partir, et il a raison. Nous avons eu une discussion assez vive, et même…
Le grand Patron fronça les sourcils.
— Vous vous êtes battus ?
— Non, monsieur, c’est moi qui ai frappé.
— Mais, bon sang, comment en êtes-vous arrivé là ?
Roland pensa qu’il n’avait pas encore le droit de communiquer ses soupçons.
— C’est une affaire strictement personnelle.
— C’est ridicule, voyons ! J’ai de l’estime pour vous, Harmelin, et j’apprécie vos qualités professionnelles. Vous auriez dû garder votre sang-froid !
— Je suis dans mon tort, monsieur. Je vous présente ma démission.
— Je verrai cela avec Pierre. Pour le moment, rien n’est changé.
Roland retourna à son bureau. Un rédacteur sportif regardait la photo en ricanant.
— Ben, voyons ! C’est assurément une grande fille toute simple. Elle doit se nourrir également de légumes verts… Vous savez, ces végétariens comme le grand Patron, ces gens qui ne fument pas, qui ne boivent pas. Je me demande toujours quels sont leurs vices ?
— Pourquoi voulez-vous qu’ils aient des vices ?
Le rédacteur sportif reprit la photographie.
— Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir. Je me demande comment un homme peut affirmer au sujet de cette poupée qu’elle a l’air d’une grande fille toute simple ? Honnêtement, c’est la dernière expression qui me viendrait à l’esprit !
Laurence et France tardaient à rentrer et Roland trouvait le temps long. Mlle Brisollier expliqua que Roger Chabanne devait probablement enquêter sur place. Vers 18 heures, ils étaient de retour et Chabanne tenait France par la main, comme s’ils eussent été de jeunes fiancés.
— Roland, je ne me le pardonnerai jamais, dit Laurence les larmes aux yeux. C’est de ma faute…
— Nous avions sans doute tous besoin de cette leçon, dit l’inspecteur.  
On fit les présentations : France, détective Brisollier…
— Vous me plaisez beaucoup et j’espère que nous nous entendrons fort bien puisque nous ne devons plus nous quitter d’une semelle. Je préfère vous prévenir tout de suite, je ne suis pas tellement commode. Lorsque je vous dirai de vous conduire de telle façon, il faudra que je puisse compter sur vous ! D’accord ? dit Mélissa.
— D’accord !
Laurence fit entrer Mélissa et France dans son bureau. L’enfant était pâle et ses yeux semblaient agrandis. France s’assit devant la fenêtre, l’air pensif. À ce moment précis, il n’était pas possible de deviner qu’elle rêvait de posséder un MacBook, comme celui que possédait son père.
— Je me demande, dit Roger Chabanne, s’il s’agit bien de notre homme. Le vendeur de ce chic rayon de chemises n’a remarqué qu’une enfant qui choisissait une chemise pour offrir.
»–– Je n’y ai pas fait attention, a-t-il dit, cela aurait pu être une jeune fille qui offrait une chemise à son père et qui me demandait mon avis avant de l’acheter ! Je ne me suis posé une question que quand j’ai vu brusquement cette jeune fille terrifiée…
––Vous seriez-vous blessé, malencontreusement, Harmelin ? dit Chabanne.
–– Ce n’est qu’une égratignure qui fait mal, comme toutes les égratignures, répondit Roland à l’intention de Chabanne. Si vous voulez tout savoir, j’écris ma lettre de démission…
— Vous la rédigez avec du sang ?
— J’ai boxé le rédacteur en chef.
— Il ne manquait plus que cela pour mettre de l’huile dans les rouages ?
— Laissez-moi vous expliquer, commença Roland. Ce type occupe le poste de rédacteur en chef depuis hier ; il a été sous mes ordres à Noland-Capitale, avant d’habiter à Haut-les-Marais. Je pense qu’il connaît Isabelle Rivoire, et c’est à ce sujet que nous avons eu des mots.
— Vous êtes sûr qu’il connaît la fille Rivoire ?
— Sébastien Soulet les a vus ensemble. Vous savez, celui qui tient la librairie de journaux, rue de la Poste, dans le Quartier Bellevue. Vous pouvez aller l’interroger de ma part.…
— Si votre collègue sait la moindre chose et s’il ne le dit pas, il entrave le cours de la justice. Nous avons annoncé, à plusieurs reprises, qu’Isabelle Rivoire était recherchée par la police ? Comment s’appelle-t-il ?
— Hubert Marechal.
— Conduisez-moi jusqu’à son bureau !
Roland montra le chemin et frappa à la porte.
— Police ! hurla Chabanne.
Il n’obtint pas de réponse.
— M. Marechal n’est pas passé par ici, dit la jeune secrétaire, mais le bureau a une autre entrée au fond.
Tout le petit groupe entra et Chabanne, stupéfait, s’exclama :
— Vous avez frappé comme un sourd, grand Dieu !
Hubert gisait sur la moquette.
En le regardant, Roland pensa : « Il a changé de position ! Après mon coup de poing, je l’ai vu tomber en arrière et le voilà couché sur le ventre ! »
Chabanne, un genou à terre, tourna la tête.
— Votre homme est mort, dit-il.
La secrétaire poussa un cri.
Roland contemplait la victime d’un air incrédule.
— Il a reçu un drôle de coup sur le crâne, en tout cas, dit Chabanne.
La coupe du “Prix de la Plume d’Or” était sur le sol. Chabanne l’examina attentivement et trouva des traces de sang sur le socle d’acajou. Roland fit un pas et sentit quelque chose de dur sous sa semelle. C’était une turquoise montée en boucle d’oreille sur un petit serpent d’argent. Roland déposa le bijou dans la main de l’inspecteur. Il avait vu, dit-il, un bracelet d’argent, de même style, dans l’appartement d’Isabelle Rivoire.
— Isabelle serait donc venue visiter Hubert Marechal ici ? De toute façon, Marechal ne peut plus rien nous raconter… Depuis hier, France a vu le meurtrier de Sarah et Isabelle Rivoire a tué Hubert Marechal. Il est d’ailleurs probable que celle-ci travaille la main dans la main avec l’assassin. L’un à la poursuite de votre fille, l’autre réduisant Hubert au silence ! Je commence à y voir un peu plus clair dans tout ce micmac.
–– Vous avez de la chance, vous…
Il décrocha le récepteur et, avant d’obtenir la communication, dit à Roland :
— Excusez-moi. Voulez-vous m’attendre dans le bureau de Mlle D’amonville ? Je vous rejoins tout de suite…
Plusieurs rédacteurs attendaient devant la porte. Ils étaient impatients et curieux. La jeune secrétaire était très pâle. Roland lui demanda qui était venu visiter M. Marechal dans l’après-midi. Elle répondit sans hésitation.
— Personne d’autre que vous…
— Il faut donc que quelqu’un soit entré par la porte du fond. C’est l’évidence !
Le rassemblement devenait plus nombreux à mesure que la nouvelle se répandait ; Gino Fernandez et José Roberto demandaient des instructions. Roland reprit tout naturellement son rôle de rédacteur en chef adjoint.
— Donnez les faits !
— Quels sont-ils ?
— Marechal a été assassiné. Il a reçu un coup derrière la tête : l’assassin s’est servi du socle d’acajou de la coupe du “Prix de la Plume d’Or” qui a été prise sur le bureau… La police, le médecin-légiste et l’Identité judiciaire seront là d’une minute à l’autre… Mettez tout en train, José : photos d’Isabelle Rivoire et de sa cousine Sarah Moreau avec, comme toile de fond, le corps sans vie d’Hubert Marechal. Diagrammes, etc.… Merde ! Je ne dois tout de même pas vous apprendre votre boulot, les enfants ?
Dans le bureau de Laurence, Roland raconta les événements, et, sous son calme apparent, Mélissa perçut une certaine agitation.
— Je vais voir, dit-elle, si Chabanne n’a pas besoin de moi. Je vous confie France !
19 heures sonnaient à la Cathédrale Saint Paul, rue de l’Église. Mélissa revenait en compagnie de l’inspecteur. Celui-ci avait l’air préoccupé.
— L’adjoint du commissaire Crahay est là, dit-il. C’est Féraud. Il a pris l’affaire en main et je ne peux pas arriver à lui faire admettre que cette histoire a un rapport avec le crime du Quartier Bellevue. Il ne veut pas voir la relation…
— Et Crahay ?
— Il est partit hier soir pour Neutraplage avec sa femme et sa fille, jusqu’à mardi.
— Que pense Féraud au sujet de la boucle d’oreille ?
— Je lui ai posé cette question en premier. Je lui répète que toute cette histoire est liée à un trafic de drogue, mais Pierre Bertaud n’arrête pas de lui parler de votre querelle avec la victime.
Mlle Brisollier voulut reconduire la jeune France qui paraissait exténuée. Roland embrassa sa fille et lui promit de rentrer aussitôt qu’il le pourrait. Chabanne fit quelques en disant qu’il était décidé à remettre Féraud sur la bonne piste.
— Sur quelle piste est-il, maintenant ?
— Vous ne voyez pas qu’il fonce sur vous à pleins tubes, Harmelin ?
— Pourquoi ? cria nerveusement Laurence.
— C’est simple. Hubert Marechal n’a pas reçu d’autres visites, cet après-midi, que celle de Roland. Du moins, il est le seul visiteur qui soit passé par la grande porte. L’entretien s’est terminé par un choc des plus rudes. Marechal venait d’obtenir le poste de rédacteur en chef, une fonction également convoitée par Harmelin. Naturellement, le bruit court que notre rédacteur en chef adjoint avait une haine féroce envers Hubert Marechal ! Et voilà ! Marc Féraud est persuadé d’avoir trouvé toute la vérité. Mais, surtout, ne vous laissez pas abattre. J’ai une idée qui pourrait bien le faire changer d’avis.
— Je ne l’ai pas frappé avec la coupe mais avec mon poing ? Un coup de poing aurait pu, à la rigueur, mettre Maréchal K.O, mais non à le tuer.
— Allez expliquer ça à Féraud !
Laurence se tenait debout près de la fenêtre. Sur son visage, éclairé par les derniers rayons du crépuscule, se lisait une profonde détresse.
— Roland ? Je n’ai pas l’impression d’avoir commis une très grosse bêtise, or je me sens affreusement responsable !
— Je ne te formule pas le moindre reproche, ma chérie…
— Mais tu n’en penses pas moins ?
— Je songe simplement que nous allons fonder un couple merveilleux.
La jeune femme avait un air malheureux. Roland s’approcha d’elle tendrement, lui passa le bras autour des épaules et lui donna un très léger baiser sur la tempe. Laurence se tourna vers lui et aussitôt leurs lèvres se joignirent.
Après un instant, elle demanda :
— Roland ? Devons-nous, vraiment ?
— Tu as oublié notre nuit ?
— Certainement pas.
Alors, il répondit que cela lui paraissait impératif en l’embrassant à nouveau, pour mieux le prouver. Devant eux, autour d’eux, dans les lumières glauques de La Dépêche de Noland, il y avait comme un grand ruissèlement qu’ils ne voyaient pas dont le bruit continu ressemblait à la voix haute d’une foule. Ils ne se sentirent jamais aussi heureux, aussi séparés des autres, qu’au milieu de la beauté de cette journée, menacés d’être éloignés l’un de l’autre à chaque instant. Roland et Laurence étaient assoupis par la tiédeur de leur embrassement, par le roulement monotone des voix alentour.
Pendant ce moment sublime, Laurence était restée là avec cet amour qui faisait marcher les jeunes femmes par les temps d’orage. Beaucoup plus tard, les deux amoureux se souviendraient, de toutes ces journées, de ces soirées et de ces nuits chaudes, où leurs corps étaient moites. Tous les deux écoutaient, vivement assourdis, leurs cœurs battre. Roland se doutait qu’ils se perdraient encore pendant une heure, jusqu’à ce qu’ils quittent La Dépêche, mais l’inquiétude qu’ils avaient de cette nouvelle séparation fût un charme de plus jusqu’à tout à l’heure.
Les amants, dans une heure, se demanderaient s’il ne leur était rien arrivé. Ils s’interrogeraient pour voir, s’ils n’avaient pas glissé, s’ils n’avaient pas pu s’égarer sans le savoir, des craintes qui les occuperaient tyranniquement l’un et l’autre et qui rendraient plus tendre leur entrevue suivante. Laurence se serra contre lui, en étouffant ses larmes, et lui rendit son baiser. Après cet instant, elle se dégagea, doucement, de lui.
— Allez, Monsieur le rédacteur en chef adjoint, au travail ! Vous avez une affaire délicate sur les bras.
Roland Harmelin s’enferma dans son bureau. Toute la machine judiciaire était en marche. Détectives et photographes s’affairaient. On relevait des empreintes. Un policier montait la garde devant la porte du bureau d’Hubert Marechal. L’inspecteur Féraud traversa plusieurs fois la salle de rédaction. C’était un jeune inspecteur, non expérimenté comme Crahay, qui menait sa tâche à bien, procédant avec précision.
Roland s’en aperçut quand Féraud le convoqua dans le bureau de Pierre Bertaud. Bertaud et lui étaient assis côte à côte, Chabanne derrière eux, debout près de la fenêtre. Robert Candat, assis sur un canapé en cuir, tenait ses deux mains serrées sur ses genoux. Pierre prit la parole.
— Nous avons eu une conversation à votre sujet, Harmelin, et M. Candat a pensé qu’il était bon de nous réunir dans l’intérêt même du journal !
         Féraud se tenait immobile, la tête haute, le regard un peu fuyant. Sous cet angle, sa mâchoire prenait encore plus de volume qu’elle n’en avait en réalité.
— Naturellement, dit-il, mon administration ne peut pas porter atteinte au crédit moral de La Dépêche. Mais votre cas n’est pas clair, M. Harmelin, il faut bien l’avouer. Vous êtes le dernier ayant vu Marechal vivant. Vous vous êtes battu avec lui et votre main droite porte toujours des traces de sang…
Roland, suffoqué, reprit son souffle, respira profondément et montra par-dessus la table le dos de sa main.
— Voyez-vous même, Féraud. C’est une blessure superficielle, une éraflure…
— Admettons ! Il n’en reste pas moins que vous avez frappé M. Marechal. Est-ce exact ? Puis vous avez saisi la coupe…
— Non ! je l’ai frappé au visage, avec mon poing ! Pas avec la coupe !
— Vous l’avez frappé et, après vous, personne n’est entré dans son bureau. La jeune secrétaire postée dans l’antichambre n’a pas quitté sa table de travail de tout l’après-midi. Lorsqu’on a revu Hubert Marechal, il était mort !
— Il y a une autre porte au fond du bureau !
— Cette porte en verre n’était pas brisée et a un verrou ; il faut une clé pour l’ouvrir du dehors.
— Je suppose qu’on peut l’ouvrir de l’intérieur pour recevoir quelqu’un ?
— Mettons les choses au point. Hubert Marechal venait d’obtenir une situation que vous convoitiez également ; il y avait de la jalousie entre vous deux.
— Notre querelle a commencé à propos d’Isabelle Rivoire. Je suis convaincu que Marechal la connaissait depuis longtemps. Et cette boucle d’oreille, inspecteur, qu’en faites-vous ?
Roland prenait de l’assurance à mesure qu’il développait son argumentation.
— La boucle d’oreille en question a été trouvée, sur la moquette verte, tout près du corps d’Hubert, continua-t-il. Je vous répète que Marechal connaissait Isabelle Rivoire. Il en savait long sur le meurtre de Sarah Moreau et c’est pour ça qu’on l’a tué, j’en suis sûr…
— Permettez-moi de vous rappeler que la boucle d’oreille a été trouvée sous vos pieds ! Supposons que vous l’ayez apportée dans le bureau de Marechal ?
— Pourquoi, grands dieux ?
— Vous insistez un peu trop sur Isabelle Rivoire, Harmelin. J’ai l’impression que vous souhaitez nous lancer sur une fausse piste. Après avoir établi un lien, que vous jugez indiscutable, entre Isabelle Rivoire et M. Marechal, vous avez conduit l’inspecteur Chabanne dans le bureau du rédacteur en chef. La boucle d’oreille se trouvait sur la moquette, non loin du corps de la victime. Voulez-vous ma version ? Vous saviez que Marechal était mort et c’est après l’avoir tué que vous êtes venu déposer le bijou dans le bureau. Après tout, M. Marechal faisait peut-être une trop belle carrière ! La preuve : qu’est-ce qui vous permet d’affirmer qu’il vendait de la drogue ? Vous l’avez dit… Je me trompe ?
— Je ne possède pas encore assez de preuves sur ce dernier point, d’accord ! Tout ce que je sais, c’est qu’Hubert Marechal était un personnage douteux. À Noland-Capitale, il s’est trouvé mêlé à des histoires de pédophilie. Croyez que mes sources sont fiables. Vous pouvez demander à M. Bertaud, qui en sait plus long que moi là-dessus.
Pierre Bertaud leva les yeux au ciel.
— C’est la première fois que j’en entends parler.
— Hubert m’a dit que quelqu’un l’avait dénoncé auprès de vous, comme étant un homme qui sortait avec de nombreuses jeunes femmes… Il croyait même que c’était moi qui vous l’avais dit…
— Hubert était mon ami. Je ne pense pas qu’il ait eu besoin d’agir d’aussi basses façons…
— Autre chose : Hubert a résidé un certain temps à Haut-les-Marais ! Or, Sarah Moreau et Isabelle Rivoire viennent également de Haut-les-Marais. Étant donné qu’Isabelle Rivoire était serveuse dans un resto plutôt mal fréquenté de Haut-les-Marais, ce qu’on nomme un  salon n’est-il pas étrange qu’à peine débarquée, dans notre ville, elle trouve aussitôt un boulot très rémunérateur chez Cajot ? Hugo Demoulin, Roger Chabanne et tous les autres effectifs de la brigade des stupéfiants sont persuadés que cette histoire est une affaire de drogue, et je partage leur avis…
— L’inspecteur Chabanne commande la brigade des stupéfiants de Noland, coupa Féraud. Chabanne voit de la drogue partout ! Le seul lien apparent entre le criminel d’Hubert Marechal, de Sarah Moreau et le responsable de la disparition d’Isabelle Rivoire est une boucle d’oreille. Comment cette boucle d’oreille est-elle arrivée auprès du corps de Marechal ?
Robert Candat prit la parole de façon inattendue. Il parlait d’une voix douce qui, pourtant, emplissait toute la pièce.
— Quand vous pourrez appuyer votre hypothèse sur un fait concret, vos propos seront peut-être intéressants. Pour l’instant, nous avons un quotidien à faire tourner et, si vous n’avez pas d’autres questions à poser au témoin, monsieur Féraud, nous avons du travail…
— Pas d’autres questions pour le moment, M. Candat, mais je me réserve le droit de recontacter Harmelin une autre fois pour un interrogatoire plus approfondi… N’oubliez pas qu’il y a eu mort d’homme, chez vous…
Lorsque Féraud et Chabanne furent sortis, Pierre Bertaud prit une attitude d’importance et de satisfaction et fixa Harmelin d’un regard glacial.
— En ce qui me concerne, dit-il, je constate que vous avez donné un coup de poing à Marechal. Il a peut-être suffi à provoquer la mort… Pourquoi avoir frappé avec la coupe, ça ? Vous avez frappé le premier et, après toutes vos promesses de coexistence pacifique, c’en est trop : il est grand temps que vous repreniez votre liberté…
— Expliquez-vous, Pierre, l’interrompit Candat. Je ne vous comprends pas…
Et, sans attendre la réponse, il se tourna vers Roland :
— Oui ou non, Harmelin, avez-vous tué Marechal ?
— Non, Monsieur…
— Dans ce cas, tenez bon ! Comprenez bien, Pierre, que ce n’est pas le moment de lâcher Harmelin. Nous ne pouvons pas abandonner un homme qui est dans le pétrin…
— Je n’avais pas vu la chose sous cet angle, bredouilla l’autre. Évidemment, Roland, il vaut mieux que vous soyez des nôtres jusqu’à ce que la situation se soit éclaircie. Mais, que vous le vouliez ou non, vous êtes devenu une grande vedette… Vous feriez mieux de laisser toute cette affaire entre les mains de vos supérieurs hiérarchiques…
Roland se mordit les lèvres, malgré tout, fit signe qu’il était d’accord et sortit de la pièce.
Chapitre VII
   
Le bureau de Roland,
La cafétéria de la Dépêche, 20 heures,
   
À son bureau, il trouva Chabanne qui l’attendait en fumant une cigarette.
— Ne prenez pas les événements au tragique, dit celui-ci. Je pense amener Féraud à ma manière de voir. Mais je vous avertis : il gagne toujours, quand il a une idée en tête et surtout quand il est influencé… Et, dans le meurtre de Marechal, vous avez tout contre vous : le mobile du crime et les circonstances matérielles…
— Je m’en rends compte !
— Heureusement, tout à l’heure, par téléphone, le labo m’a certifié qu’on n’a pas relevé vos empreintes sur le socle d’acajou, mais celles d’Edmond Renaud et d’Hubert Marechal. Il est vrai que, comme la coupe a toujours été sur ce bureau, il n’y a là rien d’extraordinaire. Donc, la mort à l’aide de la coupe n’est pas votre fait !
— Dites-moi, Chabanne… À propos de drogue, je ne m’y connais pas beaucoup mais, sur le Net, par exemple, on nous montre que toutes ces drogues viennent de tous les pays inimaginables pour finir dans la Centre de la Principauté de Noland.
— Noland-Capitale est une des plaques tournantes de la drogue, mais est de plus en plus surveillée, croyez-moi ! La télé ne nous montre-t-elle pas tous les jours un nombre croissant d’arrestations ? À Noland-Capitale, il n’est pas un jour pour que notre télévision ne nous mette en garde contre ce fléau… L’ecstasy, lui, c’est un euphorisant. Il incite à un comportement sensuel désinhibé. À Noland-Capitale, comme ici, plusieurs pilules représentent souvent des fortunes et je n’exagère pas ! Je n’ai plus les chiffres exacts en tête. Ça dépend du nombre de pilules…
— Vous voulez dire que, dans un monde soi-disant civilisé, des hommes et des femmes dépensent tous les jours, ou presque…
— …des sommes considérables pour acheter des pilules d’ecstasy à ces saletés de revendeurs… Vous songez au compte en banque d’Isabelle Rivoire ?
— Oui.
— Ça a aussi été mon idée, depuis le début !
Roland s’était remis au travail. Après avoir lu les morasses, il lui restait encore le temps de prendre un café avant son rendez-vous de 20 heures avec Mélissa Brisollier. Il sortit. Un passant le salua et il ne répondit qu’avec retard. Sous le feutre à larges bords, il avait mis un moment à reconnaître les sourcils noirs et le regard vif du grand Patron. Il pénétra dans la cafétéria. Il allait s’attabler, quand il aperçut Edmond Renaud, seul dans un coin, l’air morose. D’un signe de la main, Roland lui fit signe de venir s’asseoir auprès de lui. Renaud, une fois assis, dit calmement, le sourire aux lèvres :
— Vous avez encore eu la police sur le dos ?
— Oui, j’ai vraiment essayé de convaincre Féraud que toute cette affaire était mêlée à un trafic de drogue… Vous manger quelque chose ?
— Merci, je n’ai pas faim…
— Christelle, tentez donc monsieur qui aime le vin et servez-lui une entrecôte Bercy, avec des échalotes…
— Non, merci. J’ai déjà dit à Roland…
— Vous n’allez tout de même pas me laisser manger tout seul ?
— Très bien. Alors, une bière. Mais vous n’êtes pas obligé de m’offrir un verre, Roland.
— Et pour monsieur, comme d’habitude ?
— Bien sûr. Une entrecôte marchand de vin, à la bordelaise…
Après quelques minutes d’un profond silence, Christelle arriva avec l’entrecôte marchand de vin à la bordelaise et la bière pour Edmond. Roland leva son verre de rouge, Renaud sa bière et les deux hommes se souhaitèrent une bonne santé.
         — Quelle affaire, toutes ces drogues, lâcha Roland.
Il ne remarqua pas, ou fit semblant de ne pas voir, que la main de Renaud tremblait.
— Connaissez-vous, Max Cajot ? dit-il.
Renaud reposa son verre si brusquement qu’il renversa la moitié de son contenu sur la table.
— Pour quelle raison devrais-je le connaître ?
— Il tient le restaurant « À la Côte d’Agneau ».
— Vous commencez tous à me porter sur les nerfs avec vos histoires d’ecstasy ! Que ce soit Chabanne ou vous…
Par l’irritation imprévue de Renaud, Roland se souvint des propos de Mélissa Brisollier. D’après elle, Renaud avait la mine d’un drogué. Hubert Marechal avait dû le savoir et, naturellement, en profiter.
— Vous connaissez Isabelle Rivoire ?
Renaud se leva d’un bloc, et, penché en avant, cria :
— Dites donc, Harmelin, de quel droit vous mêlez-vous de ma vie privée ?
— Calmez-vous, Edmond, voyons ! Je n’ai absolument rien contre vous ! Je vous questionne sur Max Cajot pour une simple raison : je le crois impliquer dans cette affaire ! Je suis sûr qu’il trafique de la drogue.
— Alors, c’est tout simple ! S’il trafique de l’ecstasy, je le connais sûrement ? C’est bien ce que vous pensez ?
— Écoutez, Edmond, je sais que votre vie privée ne me regarde pas !
Renaud repoussa sa chaise en arrière : il était de plus en plus furieux !
— Qui vous a dit que je me droguais ? Marechal, avant de mourir ?
— C’est un inspecteur de la brigade des stupéfiants.
— Hubert Marechal l’a appris bien avant vous : il m’a fait chanter. Voilà ! Vous connaissez la suite ! Ma place de rédacteur en chef. La merde, quoi !
— Comment l’a-t-il appris ?
Renaud haussa les épaules.
— Il m’a vu « À la Côte d’Agneau ». Il m’a surveillé. J’avais un sachet sous ma serviette. Un jour, je l’ai trouvé entouré d’une bague de cigare. La marque que fumait Hubert.
— Si vous connaissez Cajot, vous connaissez aussi Isabelle…
— Non… je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue !
— La police se doute qu’Isabelle Rivoire plaçait des pilules d’ecstasy « À la Côte d’Agneau »…
— Vous êtes de la police, maintenant, Roland ? Ce n’est pas possible ! Qu’est-ce que vous souhaitez ? Vous désirez une médaille ? Qu’est-ce qui vous prend, maintenant ?
— Il me prend simplement que la cousine d’Isabelle Rivoire a été assassinée, Renaud ; il me prend que ma fille de onze ans a vu l’assassin qui sait qu’elle peut le reconnaître ! Voilà ce qu’il m’arrive, Edmond : la vie de ma fille est en danger.
— Pardonnez-moi ! dit Renaud la tête basse, à la façon d’un chien battu.
— De quoi ?
— On ne me dit plus grand-chose, vous savez ! Je n’étais pas au courant.
Roland se doutait qu’Edmond était sincère. Il demanda à Christelle de remettre la même chose à Edmond. Il but la seconde bière d’un trait.
— Si vous savez la moindre chose sur Isabelle, dit Roland, ne m’oubliez pas…
— Même si elle se trouvait devant moi, maintenant, je serais incapable de la reconnaître, Roland. Je ne demande qu’à vous aider, vous le savez mais, honnêtement, je n’ai pas le moindre tuyau à vous donner. N’oubliez pas que, aujourd’hui, je ne suis plus qu’une épave dans mon coin, en train de composer une page magazine ! Merci pour les bières, embrassez Laurence et votre fille de ma part…
Edmond Renaud, après avoir pris congé de Roland se dirigea vers la porte, sans but, tandis que le rédacteur en chef adjoint rentrait rue Édouard II. Il s’était demandé pourquoi Mélissa Brisollier ne l’avait pas rejoint à la cafétéria du journal, quand il se souvint qu’elle avait reconduit France.
   
 Rue Édouard II, 20 heures,

— France va bien, Monsieur ! dit la jeune femme. Mme Lefranc et moi lui avons dit d’aller se coucher, malgré ses protestations… Elle mourait de fatigue…
Il la remercia et, quand Mélissa fut partie, entra dans la chambre de sa fille.
— C’est toi, Roland ? dit-elle d’une voix ensommeillée. C’est trop tôt pour dormir ! J’aurais bien voulu me rendre sur le Net pour voir ce qu’on disait sur ton site.
— C’n’est pas marrant du tout ! Tu le verras, demain. Aujourd’hui, tu as bien mérité de dormir, non ? Je viens te souhaiter une bonne nuit… Je serai vite au plumard, tu sais !
Il se pencha sur le lit et lui entoura le cou de ses bras.
— Cette Mélissa, tu l’aimes bien ?
— Oui. Et toi ?
— Oui, beaucoup…
Elle sourit, fermant les yeux, mais ne lâcha pas la main de son père. Quand il voulut se retirer doucement, la main de France se resserra sur la sienne.
— Ne pars pas encore, dit France.
— Je ne pars pas.
— Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi, à propos de cet après-midi, chez Morgan : je ne suis pas absolument sûre…
— France, aurais-tu inventé cette histoire ?
— Non, je n’ai rien inventé du tout.
— Explique-moi.
— J’ai vu cet homme et, sur le moment, il m’a terrifiée ; ensuite, j’ai songé que ce n’était peut-être pas du tout le même… Il ressemblait à l’ombre que j’avais déjà vue rue de la Poste…
— Dors, ma chérie ! Ne t’inquiète pas !
Roland entendit la clef dans la serrure et une voix féminine qui dit :
— C’est moi !
— J’entends. Tu as mangé ?
— Quand ? Je suis fourbue. Je n’ai pas bu une goutte d’eau de tout l’après-midi… J’ai bien cru que j’allais décrocher le téléphone, mon iPhone, mettre le répondeur sur les deux et rentrer aussitôt ! Je n’ai pas arrêté… Tu m’écoutes, chéri ?
— Ben, voyons !
Il l’écoutait, l’observait. On aurait dit un sanglier aux aguets.
                                                Chapitre VIII                                      

Rue Édouard II, vendredi 21 juin, 10 heures,
À La Dépêche de Noland, vendredi 21 juin, de 13 à 15 heures,
   
Laurence téléphona rue Édouard II. Il était 10 heures. Roland était resté au lit.
— Allô, c’est toi ? Écoute ! Je viens de parler à Alice. Demain, nous sommes samedi. Elle voudrait que l’on aille, avec France, faire une promenade en mer… Oui, dans la matinée, vers 10 heures. On fera un pique-nique. Qu’en penses-tu ?
— C’est une bonne idée. France sera ravie. Que fait-on de Mme Lefranc et de Mlle Brisollier ?
— Qu’elles viennent aussi. C’est beaucoup plus simple. Je vais prévenir Alice. J’ai appris quelque chose d’autre… C’est le grand Patron lui-même qui a rappelé cette invitation. Il dit que tu es dans une mauvaise passe et qu’il ne te laissera pas tomber… Quoi ? Je suis au courant par Alice. Elle m’a dit qu’il ne fallait pas oublier que Pierre était un grand nerveux. Elle parie qu’il t’en veut à mort.
— Et pourquoi ?
— Il n’a pas dû apprécier cette histoire de drogues et celle de pédophilie à Noland-Capitale. Il a toujours fait grand cas d’Hubert Marechal auprès de l’oncle Robert. Alice m’a dit qu’il a pleurniché toute la nuit… Naturellement, il était ivre.
— Si Bertaud m’en veut à mort, est-ce tellement indiqué d’aller se promener en mer avec lui ? Si nous emmenons France…
— Il ne viendra sûrement pas. Dans l’état où il est !
— J’aime mieux ça. Le temps de me raser, de manger un ou deux croissants …
— …de boire un grand bol de café au lait avec deux sucres et tu arrives pour 13 heures, comme toujours !
— À tout de suite, ma grande. Bisous.
France, très excitée à l’idée de la croisière, choisit méticuleusement le short, le pullover et les sandales qui convenaient pour l’occasion. Quand Mélissa arriva vers midi, elle lui fit part du projet avec enthousiasme. Comme à l’ordinaire, Roland prit la voiture et acheta ses journaux au Bar-tabacs des Arches, rue de la Poste.
La photo d’Isabelle Rivoire s’étalait en première page avec de gros titres :
Une jeune femme disparaît. Le mystère d’un visage. Les nolandois sont priés d’aider la police.
         L’enquête suivait son cours. Au journal, le jour du meurtre de Marechal, les garçons d’ascenseur n’avaient rien remarqué. À supposer qu’Isabelle Rivoire fût montée pour atteindre le bureau d’Hubert Marechal, elle aurait dû forcément traverser un couloir très fréquenté.
Personne dans l’immeuble n’avait reconnu une jeune femme correspondant de près ou de loin à son signalement.
–– C’est un peu fort, avait dit Paul Verlaine, une fille comme ça recherchée par la police à grand renfort de publicité sur Internet et qui pourrait se promener inaperçue dans les couloirs du journal !
Chabanne vint s’asseoir à côté de Roland.
— Féraud m’a dit de retourner à mes drogués et de lui laisser l’affaire. Je maintiens pour ma part que les deux meurtres sont liés à une histoire de drogue, mais il ne veut rien savoir. Pierre Bertaud lui a bourré le crâne, et il se représente Marechal comme le bon rédacteur en chef, franc comme l’or, tout à fait incapable de fréquenter la môme Rivoire !
— Et s’il avait raison ?
— J’ai vérifié le compte en banque d’Hubert ! Il y a un versement important au mois de mai, sur le compte d’Isabelle Rivoire.
— Vous en déduisez qu’ils travaillaient ensemble ?
— J’en ai l’impression… Ils ont dû se partager la vente d’un grand nombre de pilules d’ecstasy…
— Venant de Noland-Capitale ! Hubert avait gardé des relations dans la capitale. Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne… Si Marechal avait tué Sarah Moreau, je crois que France l’aurait reconnu, quand nous avons monté l’escalier en revenant de chez Soulet… Or, Marechal n’a jamais porté de chapeau.
— C’est probablement le fournisseur de la drogue  qui est le criminel, après tout…
Roland tirait à petites bouffées sur le tuyau de sa pipe. Il y avait une pile de journaux sur la table. Chabanne en prit un exemplaire.
— Regardez-moi cette fille ! Nous avons eu, une quantité incroyable de tuyaux, à son sujet ! Nous avons cherché dans toutes les directions, mais toujours sans résultats. Il ne nous reste plus que deux hypothèses : ou bien Hubert Marechal a été tué par Isabelle Rivoire ou bien la boucle d’oreille a été posée sur la moquette pour égarer l’enquête…
— La seconde est celle de Féraud ?
— Il soulève toutes les pistes l’une après l’autre et procède ainsi par élimination. Je fais la même chose ! Que voulez-vous ? Les flics sont les flics ! Tout ce qui s’applique à Marechal peut s’appliquer à vous… Vous avez bien gardé des amis à Noland-Capitale ?
— Vous pouvez vérifier mon compte en banque. Il ne s’y trouve malheureusement aucun versement récent semblable à ceux d’Isabelle ou d’Hubert. Et, à Noland-Capitale, je m’y suis fait des amis involontairement, à mon mariage, la fade famille de ma femme… À part ça !
— Je m’excuse.
— Vous n’avez pas à vous excuser, vous ne pouviez pas savoir à propos de la famille de ma femme…
— Je ne crois pas que vous vendiez de l’ecstasy dans les salons ou dans les restaurants, mon cher Harmelin, reprit le policier, ni que vous soyez le meurtrier de Sarah Moreau et d’Hubert Marechal.
— Merci.
— Je suis peut-être le seul policier de Noland, à penser de cette façon !
— Je suis très touché.
Ils se quittèrent chaleureusement.
*
       *        *
Roland n’avait pas encore levé le nez de son clavier. Il était, en fait, 15 h 15. C’était l’heure où, dans la salle de rédaction, l’activité allait croissant et l’actualité ne manquait pas ! Pourtant, à 15 h. 30, Roland donna son coup de téléphone traditionnel.
— Allô, Roland ? Oui, tout va bien… Mélissa et moi avons été sur le Net… Elle dit que c’est très amusant. Sauf, sur le site de La Dépêche : ce n’est pas marrant du tout ! Comment va Lo ?
— Nous n’avons pas encore eu l’occasion d’être seuls une minute…
— Demande-lui de te parler d’un MacBook !
— Je suis au courant, ma puce. Tu l’auras ton MacBook Pro, je te le promets, bien que l’avant-dernier qui est sorti de chez Apple soit le MacBook Air, avant celui qui va sortir d’un jour à l’autre !
Le combiné une fois déposé sur son support, Roland se dit : « Pauvre petite, je lui donnerais n’importe quoi, en ce moment… Et si l’homme de chez Morgan n’était pas le criminel ? Si elle le voyait une fois de plus, il est possible qu’elle ne le reconnaisse toujours pas ? Si cette ombre existait vraiment ? Cette angoisse est intolérable. »
L’équipe de la nuit prendrait son service à 17 heures. Les reporters, qui n’avaient pas envoyé leur copie par mail étaient ceux qui faisaient les chiens écrasés à Noland même. Ils arriveraient lentement de l’extérieur avec leur papier.
Tout cela finissait par tuer le temps un peu plus vite. L’après-midi se traînait. Après la conférence, Roland entra dans le bureau de Laurence. Elle lui demanda des nouvelles de France, depuis la nuit dernière. Roland lui avait raconté avant qu’ils s’endorment que sa fille n’était plus certaine quant à l’identité de l’homme de l’Espace Morgan et qu’elle pensait même s’être trompée.
— Je me demande, en effet, murmura Laurence.
— Que Dieu veuille que ce ne soit pas lui ! s’exclama Roland. Si c’est lui, cela voudra dire qu’il ne l’a pas oubliée. Quelquefois, je me demande pourquoi il la poursuit. Il n’a de chances de la rencontrer que s’il est arrêté comme suspect. On dirait qu’il court après le danger, c’est invraisemblable… À moins qu’il ne soit amené à la voir fréquemment ou qu’il appartienne à nos relations. Si c’est quelqu’un du journal, il peut se trouver en face d’elle, par hasard, à chaque instant…
— Si je comprends bien, à La Dépêche, il faudrait qu’un journaliste soit mêlé à un trafic de drogue et à deux assassinats par-dessus le marché ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
Laurence lui prit amicalement le bras. Ses yeux bleu-vert le regardèrent tendrement.
— Une promenade en mer te fera du bien. Tu penseras à autre chose.
— Seriez-vous libre ce soir, Mlle D’amonville ? dit Roland avec ironie.
— Vous m’invitez à dîner, M. Harmelin ? questionna la jeune femme.
— Nous pourrions nous rendre au resto ? Quand dis-tu ? On libère Mélissa…
— J’accueille avec plaisir votre invitation M. Harmelin : je suis disponible ce soir… Votre fille est au courant de l’invitation que vous me faîtes ?
— Pourquoi ne viendrait-elle pas avec nous ? C’est trop injuste de devoir se terrer comme des cloportes, dit Roland.
— C’est le soir des métaphores, je le sens, ironisa Laurence. Le brave Edmond Jaloux est mis à la sauce Harmelin. Tu n’as pas honte ? Où irons-nous manger ?
— Il vaudrait mieux que je demande la permission de sortir à France !
— Je te parie qu’elle sera d’accord… Ça va la changer… Elle surveille tous les jours la petite amie de son père ! Après tout, pour elle, je ne suis qu’une femme toujours habillée comme la rédactrice de mode dans le petit quotidien nolandois… Mais ça plaît à France, je le sens… Hier, elle m’a posé différentes questions.
— Ah !
»— Depuis combien de temps travailles-tu avec Roland, Lo ? m’a-t-elle demandé.
»— Ça fait trois ans que nous nous connaissons, lui ai-je répondu.
»— Tu étais déjà dans la mode ?
»— Oui. C’est comme ça que j’ai connu ton père…
»— Maman aussi ?
»— Elle était à Noland-Capitale comme comptable. Tu te souviens, tu avais huit ans ?
»— Je t’aime bien, tu sais ? m’a-t-elle dit tout à coup.
»— Pourquoi tu me dis ça ?
»— Tu es gentille avec papa et avec moi… Ça me fait penser que je t’aime bien ! Tu fais bien à manger pour une femme qui est toute la journée dans un bureau…
»— Je vais t’expliquer, ai-je dit la voix tremblante. Figure-toi que je ne suis pas aussi gourde que j’en ai l’air… J’avais quinze ans, quand j’ai commencé à m’occuper de la maison de mon père. La haute couture ne m’empêche pas d’apprécier les activités culinaires. Comme dit ton papa, pour me taquiner, j’ai des ongles trop longs, je ne pense qu’à mes toilettes… C’est vrai, quand je suis au bureau, mais ici…
»— Pourquoi penses-tu autant à tes toilettes ?
»— C’est mon métier. Roland, son métier, c’est d’écrire, pas vrai ? Moi, c’est de présenter des robes…
Roland observait Laurence à la dérobée, en souriant. Ils arrivèrent devant l’appartement et les deux amoureux montèrent libérer Mélissa.
Roland la reconduisit jusqu’à la porte quand, soudain, il s’avisa qu’il avait oublié d’ouvrir sa boîte aux lettres pour prendre son courrier. Il n’y trouva qu’une enveloppe avec son nom et son adresse, tracés à la main, en gros caractères. Probablement quelqu’un qui voulait maquiller son écriture. Il n’y avait aucun tampon de la poste.
Roland déchira l’enveloppe. Sur une feuille A4 s’étalaient deux lignes qui semblaient avoir été travaillées sur une ancienne machine à écrire. En gras, on lisait :

EMMENEZ VOTRE FILLE LOIN D’ICI : C’EST DANS SON INTERÊT.

Roland monta quatre à quatre les escaliers, tendit la feuille à Laurence, sans dire un mot.
— Mon Dieu ! dit-elle en réprimant un sanglot, c’est donc bien la fameuse ombre qu’elle a reconnu. Elle n’a rien inventé…       

Rue Édouard II, vendredi 21 juin, 22 heures 20,
         Cette nuit-là, ils devaient s’embrasser, en pleurant, quand France fut au lit ; ils maudissaient la nuit lorsqu’elle venait trop vite, toute noire, quand elle les surprenait dans la quiétude de cet appartement de la rue Édouard II. S’ils parvenaient à se glisser l’un près de l’autre, ils ne trouvaient plus l’isolement qui plaisait à leur sensibilité.
Pourquoi leur fallait-il payer ces quelques minutes de bonheur ? Quand ces beaux jours étaient montés des nuits douces dans ce flot de vie coulant du ciel, montant du sol, au milieu des ivresses de la saison, ils étaient seuls, l’un contre l’autre ; aujourd’hui, les amoureux se surprenaient à regretter le temps d’une autre solitude : quand ils croyaient n’être que de simples camarades.
Ils se souvenaient des nuits, pendant lesquelles ils étaient si perdus, si loin de tous bruits humains. Ces nuits mémorables qui avaient vu les amoureux se tutoyer maintenant seulement bien qu’ils se connussent depuis trois ans. Il leur fallait, à présent, affronter les difficultés. Roland avait donné trois coups de téléphone : Chabanne, Brisollier et Mme Lefranc. Laurence, avait les larmes aux yeux, assise dans un fauteuil relax. Le petit appartement de Roland n’était pas l’abri rêvé pour des gens qui s’aiment et qui étaient traqués au même instant.
À la lecture de la lettre anonyme, il semblait aux amoureux que toute la nuit pût entrer par la fenêtre : la nuit inquiétante de Noland, avec ses petites rues obscures, où l’on sait que la police est mal faite. Dans quelques instants, cinq personnes discuteraient à voix basse pour ne pas troubler le sommeil de France. Laurence avait insisté auprès de Roland pour qu’ils se servent des cognacs. Ça ne pourrait pas leur faire du tort ! Au point où ils en étaient !
Ils n’avaient rien dit à France, au sujet de la lettre anonyme. Mme Lefranc avait été réveillée dans son sommeil par Mélissa et Chabanne ; elle avait eu peur quand ils lui avaient demandé de se vêtir.
Les coups de sonnette. Ils entrèrent. Chabanne, aussitôt, après avoir scruté la lettre et donné quelques coups de téléphone restait immobile sur le bord d’un fauteuil, son chapeau sur les genoux, le regard sombre.
— Cette note signifie que le criminel a des attaches à Noland, dit le policier. Il ne peut pas ou ne veut pas s’éloigner d’ici. Quelque chose d’important le retient car, sans ça, il aurait pris le large depuis longtemps. Il a peur de France.
« On sait bien que les souvenirs d’une enfant de onze ans s’effacent à la longue, pourtant, il a peur d’avoir laissé un souvenir dans la mémoire de votre fille et il ignore si ce souvenir va s’effacer… Si le criminel ne part pas, c’est qu’il est retenu, à Noland, d’une façon impérative ! A-t-elle vu son visage, ses yeux, son regard impénétrable ? Il ne sait pas que France n’a vu que son chapeau…
— Il me dit d’emmener ma fille. C’est bien ce que je vais faire. Et le plus tôt possible !
— Ne vous laissez surtout pas gagner par la panique, Roland ! Vous pouvez envoyer France au loin, d’accord, mais vous ne pourrez certainement pas l’accompagner ! Féraud ne vous laissera pas quitter Noland, mon vieux !
— Mais si l’assassin voit que nous ne bougeons pas, il est sans doute capable de prendre l’initiative ?
— Notre mission principale est d’assurer la protection de l’enfant, continua Mélissa. Si celle-ci est bien gardée, l’homme ne s’y frottera pas. Ce n’est pas la peine de vous faire du mauvais sang…
— Nous allons nous barricader ici ? dit Roland.
— Et pourquoi pas ? En tout cas, la nuit ! Il s’agit de votre fille. Pendant la journée, France ne sortira que flanquée de Mlle Brisollier, poursuivit Chabanne. Et encore ! Nous avons une chance, dans tout ce foutoir : l’immeuble sera continuellement surveillé ! Je demanderai du renfort à la criminelle, sans passer par Féraud… Je connais pas mal de gens qui me sont redevables ; ils ne demanderont pas mieux que de me renvoyer l’ascenseur.
— Nous avions fait le projet de passer la journée de demain sur l’Abyssale, en face du Quartier Maritime. Mélissa et Mme Lefranc devaient nous y accompagner.
— Je n’ai pas d’objection. En tout cas, cela vous changera les idées. Je garde la lettre. On fera une analyse des caractères et du papier pour étudier de quelle façon ces mots furent rédigés. Nous verrons si le personnage n’a pas laissé des empreintes en retirant la feuille de sa machine à écrire ou de son imprimante ; il peut très bien s’être servi d’une police d’ordinateur plus rare dans la composition d’un traitement texte ; bref, ça peut donner quelque chose…
— Si je louais une voiture, pour la journée de demain, c’est réglementaire, dit Mélissa.
— Bien sûr. Surtout, n’oubliez pas : l’inconnu a des attaches à Noland et il peut très bien être le chef d’une entreprise commerciale …
— Comme le resto « À la Côte d’Agneau », par exemple ?
— Non, ce n’est pas Max Cajot, puisque France l’a identifié sans le reconnaître.
–– Il était sans chapeau. S’il avait eu un feutre rabattu sur les yeux…
––…on aurait pu avoir des doutes, certes, mais il eût fallu coiffer tout le monde, et ça revenait au même… Non ! si ce n’est Cajot, ça pourrait être un homme de paille ou le tenancier d’un autre restaurant… Que sais-je ? Ces gens-là ont toujours une bonne couverture pour masquer leur trafic. Mais Cajot est un solitaire. La seule chose à faire c’est de ne pas lâcher France d’une semelle.
— Vous espérez que ma fille va attirer l’assassin ? dit Roland. Ça non !
— Nous en reparlerons ! Je pars. Félicitations à vous deux ! Notez, ça ne pouvait pas mieux tomber, pour veiller sur France ! Je vous dépose, Mme Lefranc ?
— Si M. Harmelin le permet, je voudrais passer les nuits ici… Il y a des années où je connais monsieur et France…
— O.k. !
Roland gardait les mains de Laurence dans les siennes. Ils entrèrent, sur la pointe des pieds, dans la pièce où France dormait, une fois Chabanne sortit. Une brise assez fraîche pénétrait par la fenêtre entrouverte. Les deux tourtereaux, dans les bras l’un de l’autre, finirent par s’endormir tout habillé dans un fauteuil, au chevet de cette petite jeune fille de onze ans qu’ils devaient protéger ! Mélissa avait atteint la pension de famille toute proche, Mme Lefranc dormait déjà !

Rue Édouard II, samedi 22 juin, 9 heures,

Dès le matin, une puissante chaleur embrasa Noland. Mélissa arriva à l’heure dite et, quand elle sentit la bonne odeur du café, ça la réconcilia avec l’existence.
En fait, ce matin, elle n’était pas bien dans sa peau, elle avait mal dormi ! Elle avait beaucoup pensé et ça n’avait servi à rien. Au contraire. Elle avait dû prendre des médicaments contre la migraine.
— Combien de croissants ? dit Laurence.
Après les événements de la veille, Mlle Brisollier sursauta ; elle se frotta les yeux pour voir si elle n’était pas en train de rêver. Elle observa la désinvolture subite de Laurence. Celle-ci ne songeait, pas à autre chose, qu’à ses croissants.
— Alors, Mélissa, combien de croissants ?
— Deux.
— Du thé ou du café ?
— Du café avec du lait. Sans sucre. Vous avez bien dormi, vous ?
— On s’est endormi dans le fauteuil deux pièces de la chambre de France. Roland a dormi comme une marmotte, toute la nuit. Je ne savais pas que ça ronflait toutes les nuits, les marmottes !
France entrait dans la cuisine pour embrasser Laurence, allait donner de gros bisous à Mélissa. Madame Lefranc n’arrêtait pas. Elle s’était levée à 6 heures.
— Tu as du café, Lo ? dit France.
— Oui. Voilà…
— Merci…
— Chéri, ton café va être froid ! s’exclama Laurence. Passe un peignoir et viens dire bonjour à Mélissa. Dans une heure, on doit être au Quartier Maritime.
— Pourquoi avez-vous dormi dans ma chambre ? demanda France.
— On ne peut pas avoir envie de dormir près de toi ?
Roland sortit encore mouillé de la salle d’eau, une sortie-de-bain blanche autour de la taille, embrassa Lo et sa fille, puis se dirigea vers Mélissa.
— Et bien, voilà ! dit Laurence.
— Je vais m’amuser avec deux femmes sur le dos, Mélissa ! dit Roland. Trois, avec vous…
Ils ne seraient pas au Quartier Maritime pour 10 heures. Si Laurence avait fait sa toilette, Roland devait encore se raser. France allait certainement choisir un short neuf, d’une couleur bien voyante, et une blouse légère. Roland surveillait la rue Édouard II, prêt à faire face au danger.
Chapitre IX
   
 Rue Picardie, samedi 22 juin, 11 heures,
Sur L’Abyssale, quelques minutes plus tard,
   

Rue Picardie, Alice Bertaud attendait sur la terrasse de sa villa, une corbeille de pique-nique à ses pieds.
— J’espère que l’un de vous s’y connaît un peu en navigation, dit-elle d’un air navré, sinon comment ferons-nous ? Je suis vraiment attristée, l’oncle Robert devait venir, mais il a une crise de sciatique. J’ai envoyé chercher le docteur Pierlot…
— Je sais plus ou moins barrer, dit Roland.
Le regard bleu sombre de Alice s’éclaira.
         — Bravo ! Nous sommes sauvés ! Pierre s’excuse beaucoup : il s’embarque ce soir pour Chalou-les-Bains où il doit retrouver des amis… S’il passait la journée en mer, il serait fourbu… Bien entendu, il regrette de ne pas voir France ! Avant de partir, il a des affaires à conclure au journal…
Ils étaient descendus jusqu’au bassin de mouillage, où l’enfant fut vite captivée par le petit yacht dont les cuivres brillaient au soleil.
— Il s’appelle Le Rutilant, lui dit Alice en désignant le bateau. Voyez, le nom est peint à l’arrière en jaune et rouge…
Roland qui aimait la mer appréciait le bateau en connaisseur. C’était un très bon bateau de pêche sportive et de petite croisière. Le cockpit était suffisamment grand et, on était à l’aise, dans la cabine entre les deux couchettes. La cale avant comportait un caisson pour les chaînes et une penderie. Roland mit le moteur en marche, prit la barre et se dirigea vers l’appontement qui s’avançait dans la mer pour permettre aux navires d’accoster ou de s’avancer. L’idée d’Alice était d’aller jusque l’île Harvart où l’on pourrait jeter l’ancre, nager et déjeuner sur la plage.
Elle apporta à Roland une carte marine de la région. L’île Harvart, avait-elle expliqué, portait le nom du célèbre navigateur Jean-Luc Harvart qui s’était échoué, une dizaine d’années plus tôt, sur cette pointe de terre. Il y avait trouvé la mort, ainsi que son épouse Lisette et ses deux filles, Brigitte et Joëlle.
Bientôt, ils furent dans le Détroit, toujours sous un très beau soleil qui faisait miroiter l’eau. Des voiles blanches se découpaient à l’horizon. France demanda à tenir la barre et s’y appliqua avec beaucoup de sérieux, les yeux fixés sur l’aiguille du compas pour bien tenir le cap, échangeant avec son père un sourire heureux, quand leurs regards se croisaient.
Les alouettes volaient haut, au-dessus de La Baie des Anges de la Mort, à droite. Roland vira sur tribord. L’entrée de l’île Harvart était indiquée par un vieux phare désaffecté dont les pierres patinées se détachaient nettement sur la verdure des roseaux.
Soudain, Roland passa une main devant ses yeux. Ce phare lui rappelait quelque chose ! Mais quoi ? Un souvenir récent. Une photographie… La photo d’Isabelle Rivoire ! Il était sûr de ne pas se tromper. La jeune femme en costume de bain avait été photographiée ici même avec le phare pour fond !
Il appela Mélissa, après un moment.
— Voulez-vous jeter l’ancre, Mélissa ?
Elle déclencha le petit treuil qui se mit à grincer sous le poids de la chaîne. Roland rejoignit Alice, Laurence et Mme Lefranc dans le cockpit.
— N’est-ce pas un joli coin, sur la droite ? demanda Alice. Bientôt, il sera envahi par la foule, mais nous n’y serons plus.
— Il y vient beaucoup de monde ?
— Pour les week-ends… Les vacances… Beaucoup de gens aiment l’endroit.
— Vous devez vous y promener souvent ?
— Non. Je ne suis pas venue dans ce coin depuis des siècles. Probablement, parce que c’est trop près de chez moi… Nous allons plutôt jusqu’à Chalou-les-Bains dans la journée. Ou bien, parfois, nous mouillons dans le port Marzouk situé non loin de la Vieille Ville. Je préfère le côté gauche de l’île. Voulez-vous m’aider à mettre le canot à l’eau ? dit Alice en se levant.
On pouvait seulement y tenir à quatre. Roland prit les avirons et fit un premier voyage pour conduire à terre Mélissa, Laurence et France. Ensuite, il revint prendre Mme Lefranc et Alice. Il s’amarrait au Rutilant quand un petit voilier qui courait sur eux se mit debout au vent et affala sa grand-voile. On le vit culer, poussé par le courant et Roland reconnut l’homme qui se tenait sur le pont.
— Ouah, Edmond ! dit Alice.
Et de lui lancer :
–– Venez avec nous, nous allons pique-niquer…
Mais le voilier à moteur s’éloignait, entraîné par le reflux ; Renaud ne fit pas un geste pour jeter l’ancre. Une jeune fille se trouvait à bord. Son visage était dissimulé par une casquette à visière.
— Quelle surprise ! dit Roland. Ce voilier est à vous ?
— Je le loue dans la Vieille Ville, au port Marzouk, pour le week-end… Je le sors pour faire plaisir, sans plus !
Edmond Renaud s’engouffrait dans le cockpit et l’on entendit ronfler le moteur. Le bateau se dirigea vers l’entrée du port.
— Comme le monde est petit ! dit Alice. Je me demande qui est cette belle qu’il ne veut pas nous montrer…
— Ce qui est sûr c’est qu’il ne recherche pas de compagnie… En tout cas pas la nôtre… Bizarre… Tiens, comme c’est bizarre, comme disait Jouvet.
Ils gagnèrent le rivage et, après avoir nagé un moment, Roland sortit son jeu de boules.
— Comment ! Vous êtes bouliste et vous ne le disiez pas ? dit Alice.
Alice était aux anges. Roland tira, pointa et gagna la première partie. Il voulut se venter, mais ça ne lui allait pas. Ils rirent de bon cœur puis, sans transition, sans ajouter un mot, il se dirigea vers Laurence. Elle paraissait heureuse et détendue, observait France qui riait aux éclats et qui s’était mise à pêcher des crabes dans les anfractuosités des rochers. Mélissa, un peu à l’écart, prenait un bain de soleil. Alice rejoignit Mme Lefranc qui avait pris son tricot.
Laurence et Roland, assis sur le sable, écoutaient le vent et savouraient les rayons du soleil ; ils écoutaient le silence et protégeait la divinité de cet instant digne d’un repas gargantuesque, pantagruélique.
— Avant ton lever, j’ai téléphoné à mon père  à Noland-Capitale, pour lui demander des renseignements sur Hubert Marechal…
— Et que t’a-t-il appris ?
— Qu’il avait dû le congédier de “La Plume d’Or”, voici deux ans, un peu avant qu’il prenne sa retraite.
— Tiens ! Je croyais que c’était Edmond Renaud qui avait fait venir Hubert à Noland ?
— En partie. Hubert, comme à son habitude, s’était retourné contre Renaud, pour Dieu sait quel motif, et lui avait ainsi demandé un poste à Noland.
— Pour quelles raisons ton père l’avait-il congédié ?
— Il m’a dit qu’il y en avait plusieurs. En fait, Hubert utilisait ses relations professionnelles pour spéculer sur l’achat de terrains… Il était mêlé à toutes sortes de combinaisons plus ou moins louches : pots-de-vin, trafic d’influence, corruption de fonctionnaires, etc.… Tout ça est bien dans le personnage !
–– Il ne t’a pas parlé des terrains dont avaient hérité Sarah et Isabelle à Haut-les-Marais ?
–– Non. Pourquoi ?
–– Quand j’ai rencontré Sarah Moreau pour la première fois, elle m’a parlé de l’héritage que sa cousine et elle venaient de recevoir de leurs grands-parents…  Je me disais que Marechal aurait pu spéculer sur l’achat des terrains des deux cousines, puisqu’une grande société y a découvert du pétrole ? Maintenant, on ne le saura que si nous retrouvons Isabelle ! Au fait, ton père a-t-il entendu parler d’affaires de stupéfiants ?
— Non, mais il n’a plus d’informations récentes… Il n’a plus revu Hubert depuis que Pierre Bertaud et lui sont venus soi-disant réorganiser le journal ! C’est à ce moment-là que mon père a donné sa démission.
Les deux amants furent interrompus.
— Ça suffit, les messes basses, là-bas ! dit Alice de loin. Il est grand temps de déjeuner !
— Tout le monde aurait été étonné, s’ils avaient réorganisé quoi que ce soit ! ajouta Laurence en se levant et en secouant le sable de ses jambes nues. Ils vivaient dans un hôtel de luxe et menaient, d’après les uns et les autres, une vie de débauche, avec parties fines dans les bas quartiers et retour au petit matin… C’est ainsi que Pierre se conduit quand il est loin d’Alice… En fait, c’est un beau salaud !

Plage de l’île Harvart, samedi 22 juin, 15 h 30,
À bord du Rutilant, 16 h 15,
Rue Picardie, 18 heures
        
         Leur pique-nique achevé, ils eurent encore toute la plage pour eux pendant une grosse heure, après laquelle Laurence fit observer que France commençait à avoir froid et qu’il vaudrait mieux retourner à bord.
— Nous ne pouvons pas tenir tous ensemble dans le canot, dit Alice.
— Je sais. Laurence et moi vous rejoindrons à la nage, dit Roland.
Les amoureux restèrent un moment sur la plage, l’un à côté de l’autre, Roland allumant sa pipe, Laurence regardant dans le lointain. Les autres étaient déjà à bord depuis longtemps. Roland secoua sa bouffarde, la mit dans un sac imperméable avec son tabac et, enfin, ils se jetèrent à l’eau. En arrivant près de la coque du petit yacht, ils entendirent la sonnerie de l’iPhone d’Alice.
— Allô, dit une voix, ici Noland, qui appelle Le Rutilant… M’entendez-vous ?
On reconnut la voix de Marc Féraud.
— Je vous entends, M. Féraud…
–– Madame Bertaud, l’inspecteur Brisollier est-il près  de vous ?
Laurence tendit une serviette éponge à Roland. Pendant qu’il se frictionnait, Alice tendait son iPhone à Mélissa.
— Brisollier.
— Mélissa, il y a du nouveau. On a retrouvé Isabelle Rivoire… Dites à Harmelin que son cadavre a été repêché dans le Gaillarmont, juste en-dessous du pont des Arches, par un pêcheur à la ligne…
Roland et Laurence se regardèrent en silence.
— Elle est morte depuis huit jours, poursuivit Féraud. Elle avait mon âge. Selon le légiste, la cause de la mort n’est pas la noyade. Elle aurait été étranglée et, toujours d’après le légiste, tuée d’un coup de pierre, bien avant d’être étranglée…
 –– L’assassin n’était pas sûr de sa mort qu’il s’en est pris à deux fois ? Il a laissé des empreintes sur le cou ?
–– L’autopsie n’a pas encore été faite.
–– Son corps a subi d’autres violences ?
–– Non. Ça n’a pas l’air d’être sexuel, d’après le légiste. Ses vêtements ne furent pas lacérés et, cela ne ressemble pas, à première vue, à un vol, puisqu’elle portait une boucle d’oreille, en argent, ornée de turquoise… L’autre manque…
–– La seconde boucle d’oreille se trouvait par terre, dans le bureau de Marechal, lorsqu’on l’a découvert mort, dit Roland.
––Ah ! oui. Lors de sa mort, elle était habillée d’un jeans déchiré partout, d’un chemisier à bon Marché blanc sale et d’une veste en imitation cuir de couleur brune… Si vous désirez des détails croustillants, elle ne portait pas de culotte…
— Voilà qui remet tout en question !
— Quoi ? La culotte ? dit Féraud.
–– Elle ne pouvait pas être dans le bureau de Marechal pour l’assassiner, jeudi ? Souvenez-vous que Max Cajot m’a dit qu’elle ne travaillait plus dans son restaurant depuis vendredi dernier, dit Roland. Elle travaillait donc toujours « À la Côte d’Agneau », jeudi… Demandez à Cajot si, jeudi dernier, Isabelle était dans son restaurant, Féraud… Ça pourrait peut-être nous avancer…
 –– Harmelin, ça vous embêterait de faire un saut jusqu’ici ? Venez avec Brisollier.
— Très bien.
Il était 17 heures. Mélissa laissa tomber son iPhone. Elle soupirait ferme.
–– Nous allons rue de l’Espoir, M. Harmelin ?
— Pourquoi ? dit France.
— Encore un nouveau mort.
— Il y a un mort à toutes les pages dans ton livre ! dit la jeune fille.
— Comme tu dis ! Et il faut absolument que je me rende à l’Hôtel de Police.
Ils tinrent conseil dans la cabine. Alice insistait pour que Roland laissât France, rue Picardie. Elle y serait en toute sécurité. Armand, le chauffeur, ancien agent de police, possédait un revolver et avait toujours son permis de port d’arme. France, pendant l’absence de Mélissa, serait sous sa garde.
— Je serai rentré dès ce soir, dit Roland, très sûr de lui. Féraud semble dépassé. Il hésite quant aux mobiles des uns et des autres au sujet des meurtres… Quand Isabelle Rivoire a été tuée, elle portait sans doute ses deux boucles d’oreilles… On n’en a retrouvé qu’une sur son cadavre… L’autre a donc été perdue autre part… La question est : où ?
— Bien, dit Mélissa. Féraud a peut-être trouvé quelque chose dont il nous réserve la surprise ? Quant à France, il faut la surveiller !
— Croyez-moi, dit Alice, l’oncle Robert veillera personnellement à ce que toutes les précautions soient prises…
— Je reste avec France, ajouta Laurence. Nous ne la quitterons pas une minute.
Roland approuva d’un signe de tête et se mit à la barre. On aperçut le petit voilier de Renaud qui se dirigeait vers le port Marzouk. Laurence vint s’asseoir auprès de Roland, la tête rejetée en arrière, les cheveux au vent.
— Féraud voit juste, dit-il,  au moins sur un point : la boucle d’oreille a été déposée, tout exprès, par le meurtrier d’Hubert Marechal, pour faire croire qu’Isabelle Rivoire était encore en vie.
— Mais je n’arrive pas à comprendre, dit Laurence, pourquoi, outre Sarah Moreau, on a tué Isabelle en premier, voilà huit jours, et, Hubert ensuite, jeudi ? Qui avait intérêt à les supprimer ?
— Je ne sais pas, peut-être l’acheteur de la drogue ? Avaient-ils trafiqué le prix de la marchandise fournie ? La marchandise elle-même ? J’en ignore le pourquoi, je suis maintenant certain que Marechal ne savait pas qu’on allait trucider Isabelle. Il la connaissait uniquement de Haut-les-Marais, quand elle travaillait dans un salon.
— Tu penses à qui, alors ?
— Je ne le sais pas. Mais, en discutant l’autre soir avec Renaud, il m’apparut que Marechal ne s’occupait tout compte fait que du commerce de la drogue. Et à une faible échelle. Je ne le vois pas tuer quelqu’un… Marechal était-il du genre trouillard ? Non. Il était prudent. Était-il violent ? Non plus. Il avait une grande gueule, ça s’arrêtait là ! Il agissait un peu comme tout le monde dans le milieu des revendeurs, mais ce n’était pas un “gros bonnets”… Et, dans un sens, la boucle d’oreille l’innocente…
« Question : quel intérêt aurait eu Hubert en tuant Isabelle ? Réponse : aucun. Bien au contraire. N’était-ce pas elle qui organisait les trafics, les rendez-vous avec les dealers ? Le lieu, le jour et l’heure de la transaction, comme c’est l’usage ?   
« Les revendeurs écoulent peu d’ecstasy, aujourd’hui, car ça ne rapporte pas comme le haschisch ; et, même le haschisch n’est plus ce qu’il était, puisqu’en moyenne un revendeur ne vend plus que 100 à 200 g par semaine, pour 10 à 20 euros la barrette. Il y a quelques années, cette activité était très rentable, même pour un petit revendeur ; actuellement, l’augmentation du prix du haschisch, l’augmentation du nombre d’intermédiaires, et la diversité des qualités de haschisch l’ont rendu de moins en moins profitable : de nombreux dealers ont un revenu mensuel à peine équivalent au SMIC.
–– On croirait entendre Chabanne, dit Laurence.
–– Il m’a un peu expliqué le topo, en fait. La baisse importante des revenus du revendeur final a provoqué dans quelques villes une réorganisation des circuits de distribution : les dealers se sont organisés pour acheter dans d’autres pays et revendre sans intermédiaire, récupérant ainsi de fortes marges.
–– Ça ne répond pas à nos recherches, si Marechal n’a pas été mêlé aux meurtres de Sarah et d’Isabelle ?
–– Je jurerais qu’Hubert n’a tué personne. Sa mort prouve son innocence. Le meurtrier d’Isabelle Rivoire ne s’attendait pas à ce que l’on trouve le cadavre de sa victime aussi rapidement ; il pensait pouvoir rester tranquille pendant que la police courait après un fantôme… Après une ombre, comme dirait France.
S’il ne fallait écarter aucune hypothèse, le phare n’était plus à prendre en considération. L’instantané avait été pris au moins quinze jours avant le meurtre d’Isabelle. Les vêtements que portait Isabelle étaient beaucoup plus soignés sur la photo du phare. Roland ne comprenait pas pour quelle raison le corps d’Isabelle était trouvé sous le pont des Arches.
La petite jetée du mouillage se dressait devant eux. Ils étaient arrivés. Pour Roland, la première chose à faire était de mettre France en lieu sur dans le Quartier Maritime, rue Picardie.
— Il ne peut rien lui arriver ici, dit Laurence. Nous allons former autour d’elle un barrage infranchissable. Avec Armand comme garde du corps…
— J’aime mieux savoir France sous votre garde que sous celle de qui que ce soit…
Il embraya en marche arrière et il lui murmura à l’oreille.
— France a besoin de toi, moi aussi…
— Que dois-je faire ? demanda Alice, debout sur le pont avant.
— Sautez sur le quai, cria Roland.
Laurence suivit Alice, tenant Mme Lefranc par la main. La brave femme prit le petit cordage de chanvre qui servait d’amarre de poupe, en disant qu’elle n’y arriverait jamais. Roland leur donna un coup de main et serra France dans ses bras. Tout le monde souriait. France aurait bien voulu que son père ne la quittât pas. Bien qu’elle aimât beaucoup Alice, elle ne pouvait que trop comprendre que son père avait des ennuis.
— Tu aimes bien Alice, hein ?
— Évidemment !
— Et Lo ?
— Bien sûr.
— Tu n’as donc plus besoin de moi ?
France tourna le dos à son père, en haussant les épaules. Il aurait tant voulu lui affirmer que tout ça n’était qu’un malentendu et que ça allait s’arranger en un rien de temps.
Quand France avait haussé les épaules, Roland se souvint d’une phrase de Saint-Exupéry, dans Le Petit Prince : « Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours devoir leur donner des explications. »
Aurait-il dû comprendre que sa fille n’avait pas perpétuellement besoin d’un journaliste auprès d’elle, mais d’un père comme les autres ? Elle devait se féliciter d’avoir Lo, comme elle disait, pour amie. Au moins, avec elle, on était sûr de comprendre quelque chose à la vie.      Comme Saint-Exupéry, France avait déjà eu beaucoup de contacts avec des tas de gens sérieux. Elle avait vu des grandes personnes de très près et ça n’avait pas changé son opinion sur elles…
C’était ça qui était écrit dans Le Petit Prince. C’était France “Le Petit Prince”, et elle était “La Petite Princesse” d’Émilie, de Lo,  de Robert Boudin, de Sébastien Soulet et, bien entendu, la sienne, en premier !
Tout à coup, la petite princesse de Roland se retourna, le regarda droit dans les yeux et lui demanda, la main dans la main, en traversant la pelouse, de ne pas rentrer trop tard. Alice essayait de joindre Pierre, au bureau, sur son iPhone. Elle voulait lui dire que Le Rutilant était à sa disposition et qu’il pouvait partir pour Chalou-les-Bains.      Mélissa s’entretenait avec Armand, le chauffeur, des mesures de sécurité à prendre. Cet Armand était un gaillard qui semblait sûr de sa force. Il dit, en montrant France :
— Je veille sur la gamine. Ne vous en faites pas, M. Harmelin !
— La gamine ! s’exclama France. Vous voyez une gamine ici, vous ?
Il valait mieux, se dit Roland, qu’Armand ne joue pas à ce jeu-là avec sa fille. Il était sûr de perdre. Alice revenait, l’air désappointé.
— C’est bien contrariant. Je n’ai pas pu joindre Pierre. S’il s’embarquait maintenant, il aurait encore deux heures de jour devant lui. Mauricette, sa secrétaire, est en congé et on l’a cherché à travers toute la rédaction sans arriver à mettre la main sur lui. Je me demande pourquoi il travaille même le samedi… Il n’y a rien de spécial…
— Peut-être préfère-t-il mettre au point quelques détails, loin du bruit, pour les numéros de la semaine prochaine. Votre mari prend son travail à cœur, vous savez, dit Roland.
— Sans doute. Je suis certaine que tout va s’arranger, M. Harmelin, je vous attends pour le dîner.
— Merci. Je ferai mon possible pour être à l’heure, dit Roland en souriant.
— Avez-vous le temps de dire deux mots à l’oncle Robert ?
–– En vitesse, oui.

*
        *        *

L’entretien fut court.
﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽sse, oui.oit. Roland m soieanche...urs faites une très grande facilité de gagner de l'  Cajot au restaurant "Dans l’escalier, Brisollier expliqua qu’elle avait appelé l’inspecteur Féraud au téléphone ; elle n’avait pas pu le joindre parce qu’il poursuivait son enquête à l’extérieur. Il serait de retour à 20 heures. Roland embrassa France et lui dit à l’oreille :
— Tu me promets d’être bien sage avec Lo, n’est-ce pas ?
— Comme d’habitude !
— Je te téléphonerai, sur ton iPhone, dans une ou deux heures. Nous allons peut-être partir en voyage, ma puce !
— Nous deux ?
— Avec Lo…
— J’ai du travail jusqu’au-dessus de la tête, Roland, dit Laurence, s’approchant. Si tu veux voir ma planification pour lundi, mon cher…
— Lundi, tu es en vacances pour deux ou trois mois… Ordre du grand Patron !
— De ma vie, je n’ai jamais entendu une histoire aussi grotesque !
— Qu’attends-tu pour aller lui demander ? Au-dessus de l’escalier… Première porte à droite…
— Je rêve ? Si c’est vrai…
Alice, Laurence et France le regardèrent s’éloigner. Il était doux de voir France et Lo, bonnes amies, la main dans la main.
Il en eut un sentiment de réconfort. Par-delà le cauchemar immédiat, un avenir proche se laissait deviner, clair et chaleureux ; après un dernier regard vers le Quartier Maritime derrière lequel se dressait le Serein, Roland prit la route qui le conduisait dans le centre de Noland.
Le Serein était plus qu’une simple montagne. C’était un monument ; le seul monument, peut-être, qui était digne, après celui de Paul-Henri Noland, fondateur de la petite cité, d’être contemplé.
C’était la légende de la ville. Son ascension, sur l’autre versant, n’était pas classée comme difficile. De jeunes enfants de douze ans et des septuagénaires s’y étaient aventurés avec succès. Il n’était guère de pic au monde dont la renommée et l’attirance fussent aussi grandes. Cela tenait en partie à son aspect farouchement impressionnant, lorsqu’il étendait son ombre géante, au crépuscule, sur L’Abyssale.

Chapitre X
   
La Dépêche de Noland, samedi 22 juin, 19 heures,
Rue de l’Espoir, Hôtel de Police, 19 heures 40,
   
   
En arrivant dans le centre de Noland, Mélissa et Roland avaient encore un peu de temps devant eux ; Marc Féraud ne serait à l’Hôtel de Police qu’à 20 heures.
— Pouvons-nous passer par La Dépêche ? demanda Roland à Mélissa. J’ai quelques papiers personnels à y prendre.
— Est-ce donc si important ?
— Je ne suis pas balancé du journal, ma chère, mais c’est tout comme. Bertaud a demandé à Candat de choisir entre lui ou moi. Je suis théoriquement en congé de six mois. En fait, on ne me reverra jamais plus à La Dépêche de Noland ! Je veux vider les tiroirs de mon bureau et, après mon entretien avec Marc Féraud, rentrer chez moi, faire mes bagages et partir au loin avec France…
Mélissa secoua la tête d’un air sceptique.
— France est témoin dans l’affaire. On ne la laissera pas quitter notre bonne vieille ville.
— C’est ce que nous verrons.
— J’ai écouté ce que vous avez dit, au sujet de vos vacances. Le grand Patron vous a bien proposé des vacances avec Lo, n’est-ce pas ? A-t-il parlé de vacances avec France ?
— J’ai très bien compris le sens du mot, oui... Vacances forcées pour que je ne trouve pas quelque chose... Je ne peux tout de même pas laisser France, ici, toute seule ? Ce serait de la folie !
Mélissa entra avec Roland dans l’ascenseur. À un bureau, Paul Verlaine, Gérard, David et Martine regardaient à la T.V. une série policière. C’était samedi, jour calme pour le quotidien. Pas de Bourse, pas de Tribunaux. Sauf dans les séries télévisées américaines. La plus grande partie de La Dépêche était composée d’avance. Roland ouvrit ses tiroirs et y retrouva des souvenirs oubliés de Noland-Capitale. Une photo de France dans le jardin du Luxembourg, un permis de conduire et une photo de Nicole…
— Pressons-nous, Roland, cela vaut mieux, je vous assure !
Il se retourna en parlant, embrassa du regard cette grande salle de rédaction où il travaillait tous les jours et il songea : « mercredi matin, après le coup de téléphone de Bertaud, je croyais être nommé rédacteur en chef. Foutaises ! …»
Dans le couloir, il se trouva soudain en face de Pierre Bertaud. Le directeur fronça les sourcils.
— Puisque vous êtes déjà revenu, je puis partir pour Chalou-les-Bains, dit ce dernier.
— J’ai eu un entretien avec M. Candat. Il ne m’a pas laissé ignorer ce qui m’attendait !
Ils entrèrent ensemble dans l’ascenseur. Bertaud dit d’un air embarrassé :
— Vous croyez que je suis un faux jeton, Roland, mais vous devez essayer de comprendre la situation.
— Je sais bien qu’Hubert Marechal était de vos amis, mais vous n’avez pas attendu sa mort pour diriger les soupçons sur moi…
— Nous avons discuté de la chose. De la conjoncture, bien entendu, mais je ne suis pas responsable des soupçons de l’inspecteur Féraud à votre égard…
         Bertaud posa amicalement la main sur l’épaule de Roland.
— Je vous affirme que je n’ai rien contre vous, Harmelin, je vous assure…
Pourquoi sembla-t-il à Roland que la voix de Bertaud tremblait ? Ils étaient arrivés au rez-de-chaussée. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Les deux hommes prirent des directions différentes.
Mélissa conduisait sans rien dire, tout en observant de temps en temps le visage sombre de son passager. Arrivée devant l’Hôtel de Police, elle lui dit :
— Un conseil, Roland. Restez calme. Ne sortez surtout pas de vos gonds devant Féraud !
— Soyez tranquille, Mélissa, je sais me contrôler.
–– Parfois, oui.
Féraud n’était pas encore dans son bureau. L’inspecteur Brisollier, dans un coin du couloir, appela Chabanne sur son iPhone. Roland arpentait ce même couloir en tirant sur sa pipe à petites bouffées nerveuses. Mélissa revint avec un visage radieux.
— Chabanne et Féraud sont ensemble… Il y a du nouveau !
— De quelle sorte ?
— C’est strictement entre nous… Chabanne a eu un tuyau par un homme de l’entourage de Max Cajot… Cet homme est une crapule, mais il nous a déjà été utile. Max Cajot aurait fait, récemment, une affaire de drogue. Il aurait très bien pu, avec un complice, user de violence envers Isabelle Rivoire, pour lui extorquer la marchandise.
— Et ils l’auraient tuée ?
–– Je ne sais pas au juste.
— La marchandise est probablement entre les mains de l’associé ; Max va se charger de la livraison… D’après notre homme, l’acheteur attendrait dans une voiture en stationnement rue de Fayin. La rue est surveillée.
— Ah ! S’il pouvait se faire pincer, morbleu !
— Ça se présente bien… Mais prenez patience… Les choses peuvent traîner encore un peu…
Les aiguilles de la montre de Roland tournaient lentement : 20 h 25, 20 h 30… Chaque fois que Mélissa passait devant la voiture, son iPhone à la main, il l’interrogeait du regard. À 21 heures, elle appela encore.
— Pas de chance. L’acheteur ne se présente pas. Max a réussi à semer l’inspecteur qui l’avait pris en chasse. C’était peut-être un tuyau crevé…
— C’était trop beau ! s’exclama Roland.
Roland était trop accablé, pour en discuter avec Mélissa ! Pourtant, la jeune femme gardait bon espoir…
— Nous y arriverons. Donnez-nous un peu de temps.
À 21 h 30, Féraud revint, flanqué de Chabanne. Bien qu’il eût toujours l’œil vif et fureteur, ce soir-là, il marchait d’un pas pesant, et Roland remarqua une expression étrange sur son visage !
— Vous voilà, dit Roland.
Marc Féraud hésitait, cherchant ses mots.
Après un toussotement, qui trahissait son embarras, il se décida :
— Nous pensions réussir à boucler ces meurtres aujourd’hui, mais il n’en est rien. Maintenant, prenez votre courage à deux mains, monsieur Harmelin ! Soyez fort ! C’est une très mauvaise nouvelle.
Roland ne respirait plus, il avait la gorge serrée. Un frisson glacé le parcourut. Il avait tout compris, tout deviné, avec la sureté d’un instinct lucide, aiguisé par l’angoisse.
— Nous venons d’avoir un coup de téléphone, il y a cinq minutes… Mme Bertaud a préféré m’appeler en premier pour me dire que votre petite fille… a disparu. Après l’avoir cherchée dans toute la maison et dans tout le jardin, ils ont pensé qu’il valait mieux me prévenir en premier pour que…
Sa voix s’étranglait. Son visage était blanc comme les carrelages du bureau. Féraud posa la main sur l’épaule d’Harmelin et reprit, non sans peine, très lentement :
— On a retrouvé son foulard de soie rouge et blanc accroché à une branche…
Alors, pour la première fois, en ce mois de juin, Roland se retint pour ne pas hurler comme une bête qui ne peut rien faire d’autre pour exprimer sa douleur.
 Quelques instants plus tard...

On entendait la voix de Laurence pleurer à travers son iPhone. Roland, la main crispée, sentait qu’après la perturbation violente du premier choc, il avait recouvré sa lucidité. Un certain ordre s’établissait dans son esprit et une tension de toutes ses facultés mentales naissait au service de l’action.
— Nous ne l’avons pas quitté des yeux une minute, disait Laurence en pleurant. Je l’ai emmenée faire un somme, après votre départ : elle paraissait fort fatiguée ; il était près de 21 heures quand je suis allé la voir : elle dormait profondément ! Alors, je suis descendue dans la bibliothèque retrouver Alice. Personne n’a vu passer France. L’oncle Robert se reposait, Armand jouait aux échecs seul dans son logement…
— Bertaud était là ?
— Il venait de partir pour Chalou-les-Bains.
— Pas la moindre possibilité qu’il l’ait emmenée ?
— Malheureusement, non… Ça nous rassurerait…
— Oui.
— Peut-être s’est-elle réveillée et a-t-elle décidé de faire un tour ? Elle avait déjà passé un moment à admirer la radio du yacht, avant d’aller se reposer… Peut-être a-t-elle voulu y retourner ? Elle aura suivi le chemin de gravier qui mène à la route… Celui qui est caché par l’épaisseur des branchages et puis… On a retrouvé son foulard à un arbre, six ou huit mètres plus loin ! Dieu que nous sommes coupables !
— Nous arrivons tout de suite.
Il poussa sur une touche de son iPhone pour raccrocher.
— Prenons la voiture, dit Féraud. Nous garderons le contact par iPhone…
Féraud et Chabanne prirent Roland, chacun par un coude, pour descendre l’escalier. Leur sollicitude était touchante. Roland y trouva quelque réconfort. Le besoin d’agir, cependant, le dévorait. Quand il se demandait ce qu’il devait faire pour sauver France, inévitablement, il se répondait : rien ! Il ne restait plus qu’à prier ! Il n’était pas ce qu’on appelle un bigot, une punaise de sacristie, mais il n’avait jamais eu autant besoin de Dieu qu’en cet instant ! Chabanne les abandonna devant le porche ; il allait reprendre Max Cajot en filature pour savoir, coûte que coûte, qui était son complice.
Roland et Mélissa prirent place à l’arrière, tandis que Féraud, assis à côté du chauffeur, appelait aussitôt la sous-préfecture, de la rue Saint-Paul, en face du restaurant « Au Repos Maritime ». La petite voiture bleue de la préfecture de la rue Saint-Paul devait déjà être sur les lieux en attendant les ordres. La voiture de Féraud fonçait à toute allure dans les rues de Noland, dégageant les rues par de longs coups de gyrophare.
— Je ne pense pas, dit Roland, que nous devions concentrer nos recherches exclusivement sur Max Cajot. Comment aurait-il su que la petite était, rue Picardie, cet après-midi ?
En disant cela, la voiture passait devant le Nolandois-Club où, Chez Bodson, les nombreux supporters revivaient les moments merveilleux de leur équipe face au Club de Bruyères-la-Jolie. Sur les banderoles, aux couleurs jaunes et vertes, on pouvait lire le résultat : 5-0 !
— Il a pu la faire suivre, reprit Marc Féraud.
Féraud parlait sans arrêt, à voix basse, au brigadier Baudouin.
— Demandez-lui qu’il fasse vérifier s’il y a, dans le port, un voilier au mouillage : L’Amore. C’est un voilier qu’Edmond Renaud loue pour le week-end ! Nous l’avons croisé ce matin. Il semblait nous éviter, mais Renaud nous a bien reconnus. Il sait que nous avions France à bord. Une femme l’accompagnait…
— D’accord, monsieur Harmelin ! Ce sera fait !
— Vous me prenez en pitié parce que je joue les détectives amateurs ? Mais Edmond Renaud se bourre d’ecstasy et certainement d’autre chose ; je peux supposer qu’il a connu Isabelle Rivoire, bien qu’il s’en défende !
Les deux phones se répondaient avec difficulté. L’inspecteur avait l’air brouillé.
— …Oui, loué pour le week-end ! Si ce… Comment déjà ? dit-il à Harmelin ?
— Edmond Renaud, dit Roland.
— Si ce Renaud est là-bas, Baudouin, retenez-le pour interrogatoire…
Roland, renversé en arrière, paupières closes, se disait qu’il ne devait pas paniquer. Il essaya pour un instant, pour un instant seulement, de ne plus songer à France… mais, ce foulard de soie, au bord de la route, était une image lancinante ! Le chauffeur fonçait, à tombeau ouvert, sur la large Avenue des Peupliers.
Deux secondes plus tard, il prenait, à grands coups de sirène, le tournant qui conduisait à l’Avenue de l’Union. Roland se pencha, les deux mains serrées l’une contre l’autre, entre ses genoux : on n’était plus qu’à quelques kilomètres. À gauche, la rue Saint-Paul. Le restaurant : « Au Repos Maritime ».
On approchait. On arrivait. Dans un bond, la voiture franchit le portail et s’arrêta devant le fronton aux colonnes ioniques, où deux petites voitures bleues de la sous-préfecture de la rue Saint-Paul étaient garées. Les hommes de Baudoin, en uniforme, observaient attentivement le sol du jardin.
Laurence sortit de la maison et se jeta à son cou, en larmes.
— Roland, mon chéri, je te demande encore pardon !
Il l’étreignit, doucement, sur son cœur.
— On n’y peut rien, absolument rien…
— Il n’empêche ! France a failli m’échapper chez Morgan, et, aujourd’hui… C’est encore de ma faute !
Et, en pleurant, elle tapa du pied vigoureusement en émettant des bruits indistincts.
— On se croirait sur le champ de courses de Noland-Capitale, parvint-il à ironiser.
— Ça ne te va pas de crâner, mon chéri… Ils ont tout exploré… partout…
— Comme dans la brousse ? demanda-t-il. Personne n’a vu de voiture s’arrêter, au bord de la route ?
— Non. Et personne n’a vu France !
–– Si personne n’a vu France, c’est qu’elle n’est plus à Noland. Quelqu’un l’a kidnappée.
–– Vous pouvez éclairer notre lanterne ? dit Féraud.
–– Il s’agit de celui qu’elle a vu rue de la Poste.
–– La fameuse ombre ?
–– Maintenant, ce n’est plus une ombre. C’est bel et bien un criminel.
La nuit était tombée, comme une menace. Les policiers de la rue Saint-Paul s’affairaient. L’inspecteur Marc Féraud s’entretenait, sur la terrasse, avec Mélissa Brisollier et le brigadier Baudouin.
On recherchait Le Rutilant pour prévenir Bertaud de la disparition de France et pour lui demander s’il n’avait rien vu d’anormal avant de prendre la mer. Chabanne téléphonait à l’Hôtel de Police, au cas où. Max Cajot était de retour « À la Côte d’Agneau » depuis quelques minutes. Il affirmait qu’il n’avait pas quitté Noland et qu’il pouvait fournir des alibis. Il protestait, lorsqu’on lui demandait s’il était seul et disait d’autre part qu’il n’avait jamais eu d’associé dans aucune sorte d’affaire.
Roland se doutait que personne ne demanderait de rançon. En demander une, c’était la bonne façon de se faire prendre. Qui avait tué Isabelle Rivoire, Sarah Moreau et Hubert Maréchal ? Il ne pouvait s’agir que de témoins gênants. Mais, le grand témoin gênant, c’était France. Elle avait vu une ombre qui, maintenant, se dessinait tout doucement en un être humain bien précis qui ne savait pas si cette jeune fille l’avait reconnu.
Renaud venait de se faire cueillir, avec de l’ecstasy, de la cocaïne et autres. La jeune personne qui était sur le voilier n’était autre que sa secrétaire. Roland se leva brusquement et parcourut le salon, sous l’impulsion d’une idée subite. Quelque chose manquait dans cette pièce. Mais quoi ? Il y avait, l’autre soir, sur le mur, un croquis de Bertaud, coiffé d’une casquette de marin. Donc, s’il était sur l’Abyssale, il avait une casquette de marin sur la tête ? Or, sur le fauteuil en coin, Roland apercevait une casquette de marin. Bertaud devait avoir plusieurs casquettes, mais Roland eut un doute.
–– Pierre a tout de même de belles casquettes, n’est-ce pas, Alice ?
–– C’est sa préférée. Je me demande, maintenant que vous en parlez, pourquoi il ne l’a pas mise aujourd’hui ?
––Ses autres casquettes sont dans sa chambre ? dit Roland.
–– Comme toujours.
–– Brisollier, vous pouvez compter le nombre de casquettes que possède Bertaud ?
–– Pourquoi ? dit Alice.
–– Une idée, comme ça…
Alice Bertaud regardait dans le vague. Mlle Brisollier avait fouillé la chambre du maître de maison, sans rien y trouver. On fouillait partout, la chambre du maître de maison, celle de M. Candat, la chambre d’amis, les coins les plus reculés de la terrasse, le bar… Bref, tout y passait ! L’inspecteur revint bredouille.
–– Rien, dit-elle. Tout est en ordre. Des costumes, des cravates, du linge de corps, de vieilles casquettes, bien sûr, enfin tout ce que l’on trouve dans la garde-robe d’un homme, M. Harmelin.
–– Avez-vous visité la chambre de Mme Bertaud ? dit Harmelin.
–– Pour quoi faire ?
–– Allez-y voir, inspecteur, dit le journaliste d’une voix grave qui donnait à son visage un air qui ne souffrait aucune indulgence.
–– Mais…
–– Ma fille a été kidnappée par Madame Bertaud, Mlle Brisollier. 
–– Vous plaisantez, M. Harmelin.
–– Rendez-vous dans la chambre de Mme Bertaud, je vous prie, Mlle Brisollier.
–– Vous parlez comme un détective amateur, mon pauvre ami et à la manière d’un mauvais écrivain, dit Féraud en pénétrant dans la pièce. Vous n’avez pas la prestance de Richard Castle ni son succès en librairie.
–– Attendez que Mélissa descende, Féraud.
Soudain, on entendit comme des pas précipités, des talons qui frappaient le sol, une voix étouffée. Et, faisant les gestes d’un guignol, Pierre Bertaud apparut, les jambes entourées de cordes et la bouche bâillonnée avec un ruban adhésif « mat invisible », quasiment invisible, inscriptible, qui se déroule silencieux et résiste au temps, en film de polypropylène.
*
        *           *

Roland Harmelin allongea les jambes, pour se détendre. Alice Bertaud le regardait durement, presque comme pour lui prouver qu’elle n’avait pas perdu. Celui qui était perdu, dans toute cette histoire, c’était Pierre Bertaud. Il observait Harmelin, qui n’aurait pas élucidé l’affaire, s’il avait travaillé à “La Plume d’Or”, à Noland-Capitale, comme Bertaud l’avait suggéré à Candat, ici même, lors du dîner de jeudi.
Mais, quelle avait été l’affaire ?
–– Alice Bertaud a des circonstances atténuantes… D’ailleurs, ce jour, Mme Bertaud, ne souhaitera pas m’aider, parce qu’elle a déjà deviné que je connais la vérité. Et, pour une fois, elle va avoir difficile d’aider son époux ! Car, tout ce qui s’est passé à Noland n’a rien à voir avec la cupidité, mais avec l’amour !
Féraud, qui ne comprenait plus, dit l’air idiot :
–– Que voulez-vous dire ?
–– Dans la vie, Féraud, nous ne devons pas juger, nous devons essayer de comprendre, dit Harmelin en rallumant sa pipe. C’est ce qu’il y a de plus difficile à faire. Demandez à Mme Bertaud, comme c’est difficile ! Elle vous l’expliquera, à moins qu’elle préfère que je ne raconte comment nous avons dû affronter trois meurtres à Noland. Avant que je n’oublie un détail, France n’a jamais eu de foulard en soie. Elle ne supporte pas d’avoir quelque chose autour du cou. Celui qui a été trouvé dans les branchages était un des vôtres… Passons !
–– Racontez-nous votre histoire qui ne sera qu’un roman, dit Féraud, mais pas écrit par Castle.
–– Votre enquête n’a pas été celle d’un Maigret écrit par Simenon, mon vieux. En outre, je ne sais pas écrire de roman, je laisse ce soin aux gens dont c’est le métier ! Écoutez, donc ! Peu à peu, j’ai considéré ces meurtres sous divers angles, en soupesant chacun des faits. Je ne tiens pas à vous apprendre votre métier, mon cher Féraud, chacun d’entre nous le faisons du mieux que nous le pouvons, même si parfois nous ne trouvons pas de solutions.
–– Je vous remercie, dit l’inspecteur, vous raisonnez bien. C’est presqu’un compliment.
Robert Candat venait d’entrer, s’assit sur le divan, l’air navré, essayait de calmer ses douleurs intenses. Alice avait pris place sur un minuscule siège, non loin d’une table basse, pour laisser le divan à son oncle. Ses mains tremblaient. Féraud, assis sur une chaise qu’il avait retournée pour observer son interlocuteur, écoutait attentivement. Armand, le chauffeur, prenait l’air, jugeant que ce n’était pas sa place d’être dans le salon. Harmelin marchait de long en large, regardant les volutes de fumée qui atteignaient le plafond décoré de dorures.
–– Votre époux, à cette heure-ci, aurait dû être à Chalou-les-Bains, pendant que vous vous occupiez de ma fille, comme vous l’avez fait avec Sarah Moreau, Isabelle Rivoire et Hubert Marechal. Votre mémoire vous a fait défaut, aujourd’hui, chère madame. Il fallait protéger France !
–– Où voulez-vous en venir, Harmelin ? dit Féraud.

–– Bertaud devait retrouver des camarades à Chalou-les-Bains. Il n’y avait rien d’anormal à cela ; il avait été prévu par Alice que Bertaud quitte la rue Picardie. Armand l’a aidé à descendre jusqu’au bateau, avec tout son attirail pour la pêche.

–– Comment le savez-vous ?

–– Armand me l’a dit, profitant d’un instant où j’étais seul en train de réfléchir à ce que je soupçonnais déjà ; il a fait chauffer le moteur et mis de l’ordre sur le pont, attendant les ordres de son patron… Mais, où tout se gâte,  Armand s’est demandé pour quoi faire avec un attirail de pêche pour rendre visite à des amis ? Eh oui ! Alors pourquoi toute cette mise en scène ?

–– Vous allez nous le dire, je suppose ? dit Féraud

–– Souvenez-vous de notre soirée de mercredi, Alice. Lors du dîner auquel vous nous aviez invité, Mlle D’amonville a dit, tout simplement, au sujet de ma fille : « Roland a beaucoup de chance ! » Vous avez soupiré : « Oui, beaucoup de chance… »

« Mme Bertaud, loin de moi de vous parler de votre stérilité, c’est un sujet trop déplacé…
        
         –– Vous y faites néanmoins allusion !
        
         –– Ce n’est pas le point médical auquel je veux toucher, Alice, mais à votre culpabilité dans les meurtres de Noland. Bertaud n’y est presque pour rien. La justice le condamnera pour complicité pour ses agissements, alors que c’est vous la coupable.        
        
         « Depuis le début, et bien avant ces trois meurtres, vous protégez votre époux. Vous me direz que c’est normal dans un couple. Peut-être. Pourtant, le directeur de La Dépêche de Noland a toujours vécu dans le besoin de s’affirmer sexuellement. Il n’a pas eu cette chance. En fait, il a toujours été renfermé sur lui-même. C’est un timide. Il est devenu le directeur de La Dépêche de Noland, grâce à son mariage.
        
         « Vous lui avez apporté l’aisance, Alice, voire un certain signe extérieur d’opulence, dont il avait bien besoin. Après tout, il a épousé la nièce du grand Patron, ce qui lui donne une supériorité sur autrui, une façon de se mettre en avant qu’il n’avait pas et dont il avait grand besoin…
        
         –– Où voulez-vous en venir, Harmelin ? dit Féraud gêné par le tour que prenait ce discours.
        
         –– Je n’aurais pas évoqué votre stérilité, Alice, si cela n’avait pas été nécessaire à la bonne compréhension des faits…
        
         « Comme beaucoup d’hommes, Pierre a des besoins qu’il doit assouvir. Il en est privé et s’en va les chercher ailleurs, ce qui ne vous gêne pas ; vous comprenez ses besoins et, en femme intelligente, vous passez l’éponge sur ses sorties nocturnes en compagnie d’Hubert Marechal à Haut-les-Marais et autres lieux de débauches…
        
         « Cependant, il arrive un temps où vous devinez plus vite que les autres que l’époux que vous aimez, malgré ses frasques, se rend coupable de fautes de plus en plus impardonnables et ne se contente pas seulement de vous tromper...
        
         –– Ce qui ne regarde que mon couple ! dit Alice.
        
         –– Vous taisez vos ennuis à votre oncle qui n’aurait pas compris. Après tout, Pierre est le directeur de La Dépêche de Noland et, en tant qu’époux de la nièce de Robert Candat, il ne doit pas y avoir de scandale au journal. Vous étouffez toutes les aventures de votre mari mais, après un temps, il vous faut y remédier.
        
         « Pierre vous raconte tout. Il a une entière confiance en vous. Marechal dirige presqu’à lui seul le trafic de la drogue entre Haut-les-Marais et Noland. Bien que votre époux et Marechal s’enivrent dans les salons de Hauts-les-Marais, il faut absolument trouver quelqu’un pour acheminer la drogue chez Max Cajot dont vous avez appris l’existance par votre mari.
        
         Après un temps, les jambes allongées, regardant les veloutes de fumée de sa pipe atteindre le plafond, le journaliste dit :
        
         — Il y a encore un autre mystère dans cette affaire. Un homme, Georges Corbière, soi-disant originaire de Haut-les-Marais. Sarah Moreau l’a vu deux fois avec Isabelle. Elle le croyait marier. Mlle D’amonville peut vous dire ce qu’elle sait, sur les parties fines de votre mari et d’Hubert Marechal dans cette ville où Isabelle Rivoire était serveuse dans un bar… Un salon, pour être précis…
        
         « Il y a quelques mois, Bertaud est retourné à Haut-les-Marais et, c’est justement à ce moment-là, curieuse coïncidence, qu’on revoit Georges Corbière qui tourne autour d’Isabelle Rivoire.
        
         « Un peu plus tard, celle-ci vient à Noland et est engagée « À la Côte d’Agneau »… Hubert Marechal l’y retrouve. Isabelle apprend alors la véritable identité de Georges Corbière et elle se vante auprès de Max Cajot d’avoir un amant très riche qui possède un yacht.
        
         « Hubert et Isabelle se mettent d’accord pour faire chanter votre mari. Le directeur de La Dépêche de Noland vous en fait part. Isabelle opère, Hubert reste dans la coulisse. Ils commencent par extorquer à Bertaud une première somme d’argent, sans se douter que vous êtes au courant de leurs agissements. Vous n’intervenez pas. Au contraire, vous dites à Bertaud de leur laisser le champ libre. Sûrs d’eux, ils veulent continuer, mais, de son côté, Isabelle réclame un nouveau versement.
        
         « C’est à ce moment-là que vous intervenez. Théoriquement, votre mari doit supprimer Isabelle qui est trop gourmande. Il doit lui proposer un voyage en mer mais, comme toujours, il a peur. Vous prenez la situation en main et vous dites à la jeune femme que votre mari va la rejoindre.

         « Avant de gagner la mer, vous faites semblant de vous être accrochée parmi des cailloux, vous ramassez une pierre et la tuez. Personne n’a encore compris pourquoi vous l’avez étranglée après sa mort. Bref ! Vous n’allez pas laisser ce corps non loin de la rue Picardie ? Vous décidez de la jeter dans Le Gaillarmont.
        
         « Tout le monde se croit tranquille. Mais, dimanche dernier, la petite cousine, Sarah, débarque à Noland en provenance de Haut-les-Marais. Rue de la Poste, elle rencontre un journaliste et lui explique qu’elle est à la recherche de sa cousine.
        
         « À ses yeux, Isabelle a disparu… Elle vient à La Dépêche pour me remettre une photo de sa cousine. On la fait attendre. Le garçon de bureau me signale que Sarah n’a pas eu la patience d’attendre. Je me suis longtemps demandé : pourquoi ? Ensuite, j’ai compris. Elle vient de voir Georges Corbière ! Elle l’a déjà vu, en compagnie d’Isabelle Rivoire à Haut-les-Marais, oui ! Ici, elle s’est adressée à lui… Peut-il lui donner des nouvelles de sa maîtresse ?
         « Elle parle, écoute surtout à droite et à gauche. Elle se renseigne. Elle a besoin de savoir. Elle entend qu’on appelle Georges Corbière d’un autre nom. Ça va vite. Elle questionne : « Pardon, Monsieur, qui est le directeur du journal ? » On lui montre Corbière, en l’appelant par un autre nom… Elle hésite un instant. Fatal. Au lieu de confier son histoire, elle rentre dans l’appartement du 163, rue de la Poste. Elle voudrait bien expliquer.
        
         « Elle a besoin d’expliquer. Que Georges Corbière et le directeur du journal soient une seule et même personne lui paraît incroyable. Corbière  lui aura peut-être dit : « Je sais où est Isabelle. Rendez-vous chez elle et attendez… Je vais vous l’amener… ».
        
         « Quand Sarah Moreau rentrera, il ne vous restera plus qu’à l’étrangler, car Pierre n’a pas eu le courage de tuer Sarah. Lorsqu’il pénètre dans l’immeuble, il constate que Sarah est morte étranglée à l’aide d’un bas Nylon.
        
         — Ça ne tient pas debout, votre histoire, ironisa Féraud. N’importe quel réalisateur n’en voudrait pas…

Rue Picardie, dimanche 23 juin, 2 heures,

         –– La meurtrière se dispose à quitter les lieux, quand elle a ouvert la porte à une petite fille qui s’était chargée de rendre à Sarah Moreau une enveloppe qu’elle avait oubliée à La Librairie des Arches. Cette petite jeune fille doit être une enfant du Quartier Bellevue. Pas de danger. Il y a peu de chance qu’elle ne la rencontre jamais ! Le soir même, je suis invité à dîner, ici, à la demande du couple Bertaud et du grand Patron. On parle. On aborde le sujet de ma fille. Je montre une photo de France. Cette photo fait le tour de la table. Aussitôt, Pierre Bertaud me propose d’aller m’installer à Noland-Capitale…
— Roland ! s’écria Laurence. J’y songe… C’est Alice qui m’a conseillé d’amener France chez Morgan.
— Ce n’était même pas nécessaire, puisque tout le monde avait vu la photo de France… Si Alice se rend dans l’espace Morgan, c’est pour savoir si la petite fille de la rue de la Poste reconnaît son visage.  
« Vous étiez à deux pas, Alice, devant le rayon des chemises, quand France a eu un pressentiment. Mais, avec votre chapeau enfoncé sur le visage, comme quand vous avez ouvert la porte de l’appartement de Sarah Moreau et vous êtes reculée, elle ne vous a pas reconnue, ce que vous ne pouviez pas savoir ! Pour elle, à cause du feutre de Bertaud rabattu sur le front, vous êtes devenue une ombre. Comme la presse écrivit : “Le meurtrier sans visage”.
« Il vous faut à tout prix sauver votre mari et vous débarrasser de ce témoin dangereux. Pourtant, ce témoin, qu’il vous aperçoive dans la rue ou à La Dépêche ne vous reconnaîtra pas, à cause à votre chapeau. Dans l’après-midi, je suis dans le bureau de Marechal. La discussion se termine, comme vous le savez, par un crochet à la mâchoire relativement bénin. Lorsque je quitte le bureau, quelques instants plus tard, vous frappez à la porte vitrée du bureau de Marechal. Il vous fait entrer et s’enquiert de votre santé. Marechal vous montre la boucle d’oreille qu’il a trouvée dans le bateau sur lequel vous avez “promené” Isabelle jusqu’au Gaillarmont… Vous ne pouvez pas laisser ce témoin s’en sortir…
« Quand Hubert a le dos tourné, vous saisissez la coupe du “Prix de la Plume d’Or” sur le bureau et frappez Marechal derrière la tête. Il tombe en avant. La boucle d’oreille roule sur le sol. Ça vous énerve, mais vous n’avez pas le temps de chercher cette maudite boucle d’oreille tombée à terre, d’autant plus que le temps presse. Vous  sortez du bureau sans être vue de personne, comme vous y êtes entrée… Monsieur Féraud, ne trouvez-vous pas que tout ça cadre bien, même si Richard Castle aurait fait beaucoup mieux ?
Armand pénétrait dans le salon.       
––Tout se passe comme d’habitude. Ou presque. Armand fera les gestes habituels, quand Pierre part en mer. Au dernier moment, votre oncle lui fait un signe de la main. Ce dernier se dirige vers lui et le grand Patron lui demande s’il souhaiterait reprendre du service comme policier au commissariat de la rue de l’Espoir. Armand n’y croit pas beaucoup et s’inquiète quand votre oncle le rassure et lui explique ce qu’il va devoir faire…
« C’est simple. Une fois le bateau prêt à appareiller, Armand se dirigera dans la cabine de l’embarcation et saisira France dans ses bras en lui mettant la main sur la bouche, tandis qu’il ligotera Pierre Bertaud et le cachera dans votre chambre. Pourtant, Mme Bertaud, vous lui aviez bien expliqué comment se débarrasser de ce témoin gênant ! dit Harmelin. Vous avez tout fait ; l’époux que vous chérissez aurait bien souhaité le faire mais n’en avait pas le courage.
« C’est à cause de votre amour pour Bertaud que, grande et svelte, vous avez pris sa place. Vous souhaitiez le mettre à l’abri. Un costume d’homme tout simple, un veston et un chapeau. Quand vous apercevez France, rue de la poste, vous vous rejetez en arrière de peur d’être reconnue, come on sait.
« Quand France nous accompagne dans votre voiture en direction du commissariat de la rue de l’Espoir, Bertaud et vous restez rue Picardie. Puisque Sarah Moreau est découverte morte par Demoulin, il vaut mieux de pas vous montrer.

« Et, comme vous ne savez toujours pas à présent si ma fille vous a reconnue rue de la Poste, vous décidez de la faire disparaître en demandant à votre époux de la supprimer. Mais ça n’a pas marché. Pas mal joué, mais le crime parfait, Alice, n’est qu’une illusion. 

Robert Candat quitta le divan où il était assis depuis le début de l’histoire.  On entendit soudain dans la pièce le son de la voix grave d’un homme courbaturé, d’un homme qui vient seulement de se rendre compte qu’il se rouille avec l’âge.

— Dans votre vie, Harmelin, vous avez tout lu, tout digéré, vous avez pensé, jour après jour, année par année, à tous les problèmes humains… Prenez vos vacances avec France, épousez Mlle D’amonville et revenez-nous le plus vite possible tous les trois… Je me fais vieux ! Nous avons besoin de vous comme directeur de La Dépêche de Noland !
   
 Noland,  2013,                                                                                               
   
        

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