Transfusion d’Amour
C’était un
médecin de campagne de la vieille école. Nous étions très liés, voici vingt
ans. Les années passèrent. Lorsque je me trouvai, voici peu, dans son quartier,
je ne manquai pas d’aller le voir dans le petit hameau où il exerçait. Il lui
arriva de me parler des gens que nous avions connus autrefois, et ce fut ainsi
qu’il me raconta l’histoire de Jean et de Louise : la voici, telle que je l’ai
entendue de sa bouche.
Jean Code
était fermier. C’était un grand diable silencieux, fort comme un lion, mais peu
instruit. Il s’était lancé dans l’élevage, avec une cinquantaine de moutons.
Ambitieux et économe, il se trouva, au bout de dix ans, à la tête de vastes
pâturages et de cinq mille brebis, du côté de Lampaire, petit village inconnu
sur les cartes. Il acheta une ferme aux confins de la commune et mit ses
agneaux à l’engrais dans ses champs de luzerne.
À
quarante-cinq ans, il jouissait d’une honnête aisance, et c’est alors qu’il se
maria. Louise était une fille de la région, qui s’était placée comme serveuse,
dans un restaurant qui jouxtait la boulangerie de la Place. Elle avait vingt
ans, lorsque Jean fit sa connaissance. Code avait pris l’habitude d’aller tous
les midis manger dans l’établissement où Louise travaillait. Elle bavardait
avec lui du temps, des misères du monde, le questionnait sur ses moutons et lui
racontait les menus potins de l’endroit. Jean la regardait à peine, souriait en
hochant la tête, pour se lever, invariablement, en disant :
— Il faut
que j’aille travailler : à demain !
Cela dura
de cette façon, pendant trois mois. Un matin, le docteur du patelin était entré
prendre un café, entre deux patients. Il avait entendu Jean demander :
— Louise,
veux-tu qu’on se marie ?
La jeune
femme eut un sursaut, et avait failli renverser son café dans la soucoupe.
Après un instant, elle répondit doucement :
—
Peut-être que je t’épouserai, Jean, mais laisse-moi un jour ou deux pour
réfléchir...
Jean Code
fit un geste d’approbation, but son café et partit sur son habituel : « Il faut
que j’aille travailler : à demain ! »
Quinze
jours plus tard, ils étaient mariés.
Après leur
voyage de noces, ils s’installèrent à la ferme et, sous la direction de Louise,
la maison fut repeinte, les pièces tapissées et meublées au goût du quartier de
Lampaire. On installa une nouvelle cuisine et l’on construisit un porche
couvert. Pourtant, le docteur sentait bien que quelque chose clochait ; deux
fois, le médecin de campagne fut appelé par Jean auprès de Louise et ce docteur
de la vieille école devina que cette jeune femme n’était pas heureuse.
Elle se
plaignait de terribles maux de tête, mais le toubib ne lui découvrait rien.
Quand, la seconde fois, le vieux docteur s’était rendu à la ferme pour ausculter
Louise, il lui demanda si Jean était gentil avec elle. Louise répondit que son
Jean était le meilleur des maris, mais qu’il ne disait pas grand-chose, et
qu’une femme aime bien que son époux parle un peu ! Après cette consultation,
les choses parurent s’améliorer, mais lorsqu’il la revit, dans le bourg, un peu
plus tard, Louise déclara à ce brave et attentionné docteur :
— Je crois
que je me faisais des idées avec mes maladies, et j’ai décidé d’être aussi
forte que Jean.
Pendant
dix-huit mois, le docteur n’entendit plus parler d’eux. Cependant, une nuit, à
3 h 30, on frappa à sa porte. Il alla ouvrir : c’était Jean. Celui-ci avait
balbutié, l’air totalement perdu :
— Docteur,
ma femme est au plus mal.
Louise
était dans la voiture, à demi évanouie de douleur. La jeune femme avait
commencé à souffrir tard dans la nuit ; elle s’était dominée le plus longtemps
possible, mais les douleurs étaient devenues insupportables ; le médecin la fit
aussitôt transporter dans son dispensaire. C’était une bonne crise
d’appendicite. Conscient de la gravité de la situation, le vieux médecin
procéda immédiatement à l’opération.
Pour le
docteur, la partie semblait gagnée, mais il préférait que Louise se reposât
jusqu’à l’aube, bien que tout danger fût écarté. Louise reprit connaissance au
matin. Jean s’était mis à pleurer comme un enfant en voyant Louise sur ce lit
et il eut peur que la mort emportât “sa Louise”. Le soir, l’état de la malade
empira ; le docteur lui fit deux transfusions de plasma sanguin au cours de la
nuit, mais elle s’affaiblissait rapidement.
— Il faut
qu’elle guérisse, docteur ! hurla Jean qui ne comprenait pas.
Bien que
l’on pût mourir à la suite d’une opération de l’appendicite, tout s’était bien
passé dans le cas de Louise. Ce n’était pas normal ! Soudain, la patiente
murmura à l’oreille des deux hommes :
— Je n’ai
plus la force de vivre...
Le toubib
s’écria :
— Quoi ?
Vous m’aviez promis d’être aussi solide que Jean ?
Jean
pleurait de plus bel dans le coin de la pièce. Louise affirma avec un pauvre
sourire que Jean était très fort, et qu’il n’avait pas besoin d’elle. Le
médecin certifia à l’intention de la jeune femme :
— Louise,
Jean ne vous le dit peut-être pas, mais il a un grand besoin de vous...
La malade
secoua la tête négativement et ferma les yeux. De retour dans son cabinet, le
médecin dit à Jean :
— Elle n’a
pas envie de guérir.
— Mais, il
faut qu’elle guérisse ! s’exclama-t-il. Docteur, si on lui faisait une
transfusion de sang ?
Le docteur
expliqua qu’il en avait déjà fait deux.
— Non, je
parle de mon sang, docteur. Je suis assez fort pour deux.
Le médecin
se leva et entraîna Jean vers le hall. Là, il demanda :
— Aimes-tu
cette Louise, Jean ?
—
L’aurais-je épousée, si je ne l’aimais pas ?
— Le lui
as-tu déjà dit ?
Jean Code
eut l’air déconcerté.
— Je lui
ai donné tout ce que je possédais. Qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus ?
— Parler à
sa femme...
— Je ne
suis pas bavard, elle le sait bien, que diable ! Donnez-lui de mon sang,
docteur, je vous en supplie !
Le médecin
réfléchit un instant, et conduisant Jean à son petit laboratoire, il lui prit
un peu de sang qu’il analysa. Ensuite, il lui déclara :
— C’est
parfait, Jean : dans dix minutes.
Le brave
médecin se rendit alors dans la chambre de Louise, et il l’informa que Jean
insistait pour lui donner son sang. Louise manifesta un léger intérêt. Quand il
lui tâta le pouls, le médecin le trouva faible et irrégulier. Il comprit qu’il
n’y aurait aucune chance de la sauver médicalement, appela son assistante et
lui expliqua ce qu’il avait l’intention de tenter, dans ce cas précis.
Quelques
instants plus tard, le docteur fit entrer Jean dans la chambre de Louise ; une
table avait été placée à côté du lit de Louise, et un rideau tendu entre les
deux. Lorsque Jean fut étendu, l’infirmière souleva le rideau et le fermier
tendit une grosse main maladroite, puis, serrant les doigts de sa femme, il dit
:
—
Maintenant, c’est moi qui vais te guérir, Louise.
Celle-ci
murmura :
— À quoi
bon, Jean ?
L’infirmière
laissa retomber le rideau, désinfecta le bras de Jean, enfonça l’aiguille. Jean
Code fit fièrement saillir ses muscles. Au bout d’un moment, il demanda :
— Ça
marche, docteur ?
De l’autre
côté du rideau, le médecin avait planté l’aiguille dans le poignet de Louise et
tourné une manette ; les doigts posés sur le poignet libre, il vérifiait le
pouls.
— Tout va
bien, Jean ?
— Oui,
docteur. Comment te sens-tu, Louise ?
Elle
répondit d’une voix très faible :
— Bien...
— Quand tu
auras avalé une pinte de mon sang, tu parleras aussi fort que moi...
Le pouls
de la malade semblait reprendre un peu de vigueur.
— Jean,
murmura Louise, je t’aime, Jean.
Il y eut une minute de silence, puis Jean Code reprit
:
— Louise,
il faut absolument que tu guérisses !
Louise
répéta comme tout à l’heure :
— À quoi
bon ?
— Il faut
que tu guérisses pour moi, car j’ai besoin de toi...
Et, d’une
voix étranglée, il ajouta :
— Je
t’aime, Louise.
Brusquement,
le pouls de la malade fit un bond.
— Tu ne me
l’as jamais dit, lâcha-t-elle.
— Je ne
pensais pas que c’était nécessaire.
Le pouls
avait repris sa régularité.
— Jean,
dit la malade, dis-le-moi encore.
Il hésita
quelque peu, puis répéta :
— Je
t’aime, Louise. Plus que tout au monde. Je t’aime ; j’ai besoin de toi et, par
Dieu, je t’obligerai bien à aller mieux !
Le docteur
retira l’aiguille du poignet, prit la bouteille de plasma sanguin dissimulée
sous une serviette et la mit à l’écart ; ensuite, il reprit le pouls de la
malade. Cela paraissait impossible, et c’était pourtant vrai : le pouls était
ferme et régulier. Lorsqu’il eut retrouvé le contrôle de sa voix, Jean
questionna :
— Comment
te sens-tu maintenant, Louise ?
Cependant,
Louise ne put répondre, elle pleurait ! À ce moment, le docteur José Genevois
fit signe à l’infirmière de retirer l’aiguille du bras de Jean Code. Elle fit
disparaître le flacon plein de sang, placé sous la table d’opération, et releva
le rideau. Ensuite l’infirmière et le vieux docteur quittèrent la pièce.
Lorsque le docteur Genevois revint, quelques minutes plus tard, il trouva le
mari assis près de son épouse, lui tenant les mains et lui parlant. Louise Code
était encore très faible, mais le toubib se doutait qu’elle se remettrait, et
ce fut ce qu’elle fit.
*
* *
* *
Le docteur
Genevois s’était tu, et, à cet instant, je lui demandai :
— Leur
avez-vous jamais dit la vérité ?
Il secoua
négativement la tête.
— Il
suffisait que le miracle ait eu lieu : le sang de Jean n’étant pas du même
groupe que celui de Louise, il l’aurait probablement tuée. Peu importe que je
lui aie transfusé du plasma sanguin, tandis que le sang de Jean Code était
recueilli dans une éprouvette ! Ce dont cette jeune femme avait besoin, c’était
une preuve d’amour de son mari. Et elle l’a eue !
— J’ai
connu un cas similaire... Là, c’était l’homme qui avait besoin d’une preuve
d’amour de son épouse... Un peu comme Jean Code, dans histoire, quand il dit :
« Je lui ai donné tout ce que je possédais. Qu’est-ce qu’un homme peut faire de
plus ? », la femme, dans mon histoire, croyait avoir tout fait parce qu’elle
payait, une cravate, un veston, des chaussures ou des places à l’Opéra à son
mari, bien avant qu’il ne lui eût demandé... Ici aussi, cet homme aurait bien
voulu qu’on lui parle mieux...
— Tu as
l’air de bien le connaître !
— Mieux
que moi-même.
Liège, Belgique, juin 2014
Commentaires
Enregistrer un commentaire