Un retour à Tristesse


       Village inconnu sur les cartes, nous l’appellerons Tristesse. À peu de détails près, cette histoire eût pu être réelle. Tout commence dans un train qui ramène d’Allemagne des prisonniers belges. Ils sont douze dans un compartiment de dix, affreusement serrés, épuisés de fatigue, mais excités et heureux parce qu’ils savent qu’enfin, après cinq ans d’absence, ils vont revoir leur pays, leur maison, leur famille.
       Pour presque tous, l’image qui domine leur pensée, pendant ce voyage, c’est celle d’une femme. Tous pensent à elle avec espoir, quelques-uns avec anxiété. La retrouveront-ils semblable, fidèle ? Qui aura-t-elle vu, qu’aura-t-elle fait pendant cette longue solitude ? La reprise de la vie en commun sera-t-elle possible ? Ceux qui ont des enfants sont les plus tranquilles.
       Leur femme a dû surtout s’occuper de ceux-ci et ils seront le lien qui rendra facile les retrouvailles. Dans un coin du compartiment est assis un homme grand et maigre, dont le visage passionné, les yeux brillants de fièvre sont plus espagnols que belge. II se nomme Louis Degraeve et il est originaire de Tristesse. Tandis que le train roule dans la nuit et que, de temps à autre, le sifflet de la machine se détache sur la basse monotone des roues, il parle avec son voisin.
       — Tu es marié, toi, Edmond ?
       — Bien sûr qui je suis marié… Deux ans avant la guerre... Deux enfants... Elle s’appelle Marthe ; tu veux la voir ?
       Edmond, petit homme gai, visage balafré, tire de sa poche intérieure un portefeuille usé, graisseux, et montre fièrement une photographie déchirée.
       — Elle est rudement bien, dit Degraeve. Et tu n’es pas inquiet de ce retour ?
       — Inquiet ? Je suis fou de joie. Pourquoi inquiet ?
       — Parce qu’elle est jolie, parce qu’elle était seule, parce qu’il y a tant d’autres hommes...
       — Tu me fais rire ! Il n’y a jamais eu d’autre homme que moi pour Marthe... On a été merveilleusement heureux ensemble... Et si je te montrais les lettres qu’elle m’écrit depuis cinq ans...
       — Oh ! Les lettres ! Ça ne prouve rien... Moi aussi, j’ai reçu de belles lettres... Et pourtant je suis inquiet…
       — T’n’es pas sûr de ta femme ?
       — Oui... Du moins je l’étais... peut-être plus que personne.... Nous, on était mariés depuis six ans et il n’y avait jamais eu un nuage.
       — Alors ?
       — C’est une question de nature, mon vieux... Je suis de ceux qui ne peuvent jamais croire à leur bonheur. Je me suis toujours dit qu’Hélène était trop bien pour moi, trop belle, trop intelligente… C’est une femme qui est instruite, qui sait tout faire… Elle touche à un chiffon : ça devient une robe ! Elle meuble notre petite maison de paysans : ça devient un paradis… Alors, je me suis dit que, pendant la guerre, il y a eu toutes sortes de gens chez nous, et parmi eux des types beaucoup mieux que moi… Peut-être aussi des hommes étrangers à nous comme les Alliés…
       — Et puis après ? Si elle t’aime...
       — Oui, mon vieux, mais te représentes-tu ce que c’est que d’être seule, cinq ans ? Ce n’est pas son village, Tristesse, c’est le mien. Elle n’y a pas de famille. Alors la tentation a dû être forte.
       — Tu me fais rire, que je te dis ! Tu as l’esprit mal fait... Et puis, suppose même qu’il y ait eu quelque chose... Si c’est toi seul qui comptes ?... Tiens, moi, vois-tu, on me dirait que Marthe... Eh bien ! Je répondrais : « Pas un mot de plus ! Elle est ma femme ; c’était la guerre ; elle était seule ; maintenant c’est la paix... On repart !
       — Je ne suis pas comme ça, dit Degraeve. Si j’apprenais, au retour, qu’il y a eu la moindre chose...
       — Qu’est-ce que tu ferais ? Tu la tuerais ? Tu n’es tout de même pas cinglé, hein ?
       — Non, je ne lui ferais rien. Pas même un reproche. Mais je disparaîtrais. J’irais vivre ailleurs, sous un faux nom. Je lui laisserais l’argent, la maison... J’ai besoin de rien, j’ai un métier... Je me referais une vie... C’est peut-être idiot, mais je suis comme ça : tout ou rien.
       La locomotive siffla ; des aiguilles ferraillèrent ; on entrait dans une gare. En blanc sur fond bleu : Fontaine.
       Les deux hommes se turent.
       Le maire de Tristesse était l’instituteur du village.     C’était un brave homme, paternel et prudent. Quand il reçut du ministère, un matin, l’avis annonçant le retour, pour le 20 août de Louis Degraeve, qui faisait partie d’un convoi dirigé vers les Ardennes, il décida d’aller lui-même prévenir sa femme. Il la trouva qui travaillait dans son jardin ; c’était le plus charmant du village, avec ses rosiers grimpants des deux côtés de la porte.
       — Je sais bien, madame Degraeve, que vous n’êtes pas de ces femmes qu’il faut avertir du retour de leur mari, pour lui épargner une surprise dangereuse… Non. Et même, si vous me permettez de le dire, votre conduite, votre réserve ont fait ici admiration de tout le monde... Même les commères, qui ne sont généralement pas tendres pour les autres femmes, n’ont rien trouvé à dire sur vous...
       — On trouve toujours quelque chose, monsieur le Maire, dit-elle en souriant.
       — Je l’aurais cru, madame, je l’aurais cru... Mais vous les avez toutes désarmées... Non, la raison pour laquelle je vous préviens, c’est d’abord pour voir votre joie, quand je vous dirai que votre époux est de retour… et je vous assure que ça me fait plaisir, et aussi parce que vous voudrez, je suppose, préparer à Louis un beau retour... Vous êtes comme nous tous, vous ne mangez pas bien tous les jours, mais pour une occasion comme ça...
       — Vous avez mille fois raison, monsieur le Maire. Je vais préparer à Louis un beau retour... Vous dites le 20 ? C’est demain ? À quelle heure pensez-vous qu’il soit là ?
       — Le Ministère dit : « Le convoi doit passer par Liège qu’il quittera à 8 heures le 20… » Ces trains-là roulent lentement... Il faut qu’il descende à la gare de Marine, ce qui lui fait encore quatre kilomètres avant notre gare de Fontaine… Il pourrait être ici au plus tard vers midi.
       — Je vous assure qu’il aura un déjeuner soigné, monsieur le Maire... et je suis certaine que vous comprendrez que je ne vous invite pas à le partager... Mais je vous suis bien reconnaissante de votre visite.
       — Tout le monde vous aime, madame Degraeve... Vous n’êtes pas d’ici, c’est vrai, mais on vous a adoptée...
       Le matin du 20, Hélène Degraeve se leva à 6 heures. Elle n’avait pas dormi. La veille, elle avait fait la toilette de toute la maison, lavé le carrelage, fait briller les planchers, remplacé par des rubans frais ceux, défraîchis, qui retenaient les rideaux des fenêtres. Puis elle était allée chez Martial, le coiffeur de Tristesse, se faire onduler, et elle avait dormi avec un filet pour que ses cheveux fussent bien en plis au matin.
       Elle avait passé la revue de son linge et choisi avec amour celui de soie, qu’elle n’avait jamais porté pendant sa longue solitude. Quelle robe mettrait-elle ? Celle qu’il préférait jadis était une robe bleue et blanche à rayure pékinée. Mais elle l’avait essayée et constaté avec détresse que la ceinture flottait sur son corps amaigri par les restrictions. Non, elle mettrait une robe noire qu’elle s’était taillée elle-même et qu’elle égaierait par un col et une ceinture de couleur.
       Avant de préparer le déjeuner, elle se rappela tout ce qu’il aimait... Mais, dans cette Belgique de 1945, tant de choses manquaient ! Un dessert au chocolat ?... Oui, c’était ce qu’il préférait, mais il n’y avait pas de chocolat... Heureusement, elle possédait quelques œufs frais, grâce à sa petite basse-cour, et il disait qu’elle faisait les omelettes mieux que personne...
       Il aimait les pommes frites, la viande rouge, mais le boucher de Tristesse n’en avait pas... Elle décida de tuer un poulet... Puis, comme on lui avait dit que, dans la ville voisine, un épicier vendait du chocolat, elle décida d’aller en chercher. « En partant à 8 heures, je peux être rentrée à 11 heures. Je préparerai tout avant de partir, de sorte qu’au retour je n’aurai plus qu’à m’occuper de la cuisine », se dit-elle.
       Bien que très émue, elle était merveilleusement gaie. I1 faisait si beau. Jamais le soleil matinal, sur la vallée, n’avait été plus brillant. En chantant elle commença à mettre le couvert.
       « La nappe à carreaux rouges et blancs... Elle a été celle de notre premier repas pris en ménage... Les assiettes roses dont les images l’amusaient... Une bouteille de mousseux... Et surtout des fleurs... Il aimait tant les fleurs sur la table, et il disait que je les arrangeais mieux que personne. »
       Elle composa un bouquet tricolore : noir, jaune, rouge. Puis, avant de quitter la maison, appuyée sur sa bicyclette, elle regarda longuement, par la fenêtre ouverte, la petite salle.
       Tout semblait parfait. Après tant de malheurs, Louis serait surpris sans doute de retrouver sa maison et sa femme si peu changées... Surpris et ravi... Par la fenêtre, elle se voyait dans le grand miroir. Un peu trop maigre peut-être, mais si blanche, si jeune, et si évidemment amoureuse... Elle se sentait fondre de bonheur.
       »–– Allons ! se dit-elle, il faut y aller ! Quelle heure ? Déjà 9 heures, Seigneur ! Tout cela m’a pris plus de temps que je ne pensais... Monsieur le Maire a dit qu’il arriverait vers midi... Je serai là bien avant. »
       La petite maison des Degraeve était isolée et se trouvait tout au bout du village, de sorte que personne ne vit un soldat maigre, aux yeux ardents, se glisser dans le jardin. Il resta là un instant, ébloui par la lumière et le bonheur, enivré par la beauté des fleurs, écoutant le murmure des abeilles. Puis il appela doucement :
       — Hélène !
       Personne ne répondit. Il appela plusieurs fois :
       — Hélène ! Hélène !
       Effrayé par le silence, il s’approcha et, par la fenêtre, il vit la table préparée pour deux, les fleurs, la bouteille de mousseux.
       Il eut un vertige et dut s’appuyer au mur « Dieu ! pensa-t-il. Elle ne vit pas seule ! »
       Quand Hélène revint, une heure plus tard, une voisine l’interpella pour lui dire :
       — Je l’ai vu, vot’ Louis ; il courait sur la route ; j’ai appelé, mais il s’est pas seulement retourné.
       — Il courait ? Mais dans quelle direction ?
       — Vers la gare…
       Hélène bondit chez le Maire, qui ne savait rien.
       — J’ai peur, monsieur le Maire... Louis, avec son air dur, est un homme jaloux, sensible... Il a vu deux couverts... Il n’a pas dû comprendre que c’était lui que j’attendais... II faut le retrouver tout de suite, monsieur le Maire... Il faut... II serait capable de ne plus revenir... Et je l’aime tant !
       Le Maire envoya une voiture à la gare, alerta les gendarmes, mais Louis Degraeve avait disparu. Hélène resta toute la nuit près de la table où les fleurs, par la grande chaleur, se fanaient déjà.
       Elle ne mangea rien.
       Un jour passa, puis une semaine, un mois, un an...
       — Tu vois fils, me dit mon père, comme la vie est parfois stupide. Si elle n’était pas allée à la ville voisine chercher du chocolat, ils soigneraient leurs fleurs ensemble… Cette histoire fut racontée au-delà des Ardennes… De nombreux journalistes écrivirent ces faits.
       « Des articles poignants furent rédigés dans la Meuse et dans les journaux touchant le grand public. Même à Bruxelles. On inséra des photographies de Louis à la Une de tous les magasines. Sa femme obtint des services de l’armée des photographies sur lesquelles il était en uniforme. En vain. Dès lors, on a conclut qu’il avait quitté le pays ou qu’il s’était suicidé.
       — On l’a retrouvé ?
       — Comment as-tu deviné ? Oui, on l’a retrouvé par hasard. À Arlon. Il faisait la manche, non loin d’une taverne-restaurant. C’était presque s’il ne disait pas à la sortie d’un client de la taverne : « À votre bon cœur, Monseigneur. » Certains, se rendant compte qu’ils venaient, eux, de manger et boire comme il faut, s’arrêtaient et lui donnaient quelque argent. Les autres, crachaient presque dans sa main, en ironisant : « Tu vois bien qu’il est foutu, ce gars-là ! » Un jour, un client peu ordinaire allait entrer dans la taverne quand, étonné, il lâcha : « Louis ! » Et cet homme n’était autre que…
       — Edmond, avais-je répondu, son compagnon de train.
       — Comment le sais-tu ?
       — Il n’y avait que lui, comme étranger à Tristesse, qui pouvait le reconnaître. Qui a prévenu sa femme ?
       — Hélène était morte depuis trois ans de chagrin… De langueur, comme on dit chez nous… En plus, il n’avait pas de papiers d’identité sur lui. Ce fut Edmond qui a confirmé son identité grâce à un tatouage. Beaucoup de prisonniers s’en étaient faits, dans les camps, pour que l’on sache d’où ils venaient. Ici, le Perron Liégeois... À Tristesse, la mairie, aux colonnes antiques qui étonnaient tous les voyageurs. Louis avait montré son tatouage à Edmond, quand ils étaient prisonniers : « Tu vois, s’il devait m’arriver quelque chose, grâce à ce tatouage, on sait d’où je viens ! »
       — Continue.
       — Ce soir-là, en regardant Edmond, Louis s’est à nouveau sauvé. Edmond a cherché partout. Plus personne ne l’a vu devant la taverne-restaurant, jusqu’à ce jour de Noël de l’année suivante où on l’a remarqué roidi par le froid au cimetière de la ville d’Arlon. Ce fut Edmond qui fit les démarches administratives pour que son corps soit ramené à Tristesse. Hélène et Louis gisent sous une pierre tombale sans inscription, une pierre tombale de pauvres.
       — C’est moche, comme fin de vie, dis-je.
         Mon père m’observa et, dans son regard, je ne sais pas pourquoi mais on aurait juré qu’il semblait me dire : « Tu sais, fils, ça aurait pu m’arriver ! »



Liège, Belgique, septembre 2014

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité