L’éducateur et Dal
Par une
froide soirée d’hiver, la sonnerie d’un mobile retentit dans une rue de Liège
connue dans la ville pour être habitée par des voyous-bons-garçons.
— Allô !
Georges ? Ici, William ! Ça va ? Aurais-tu le temps de t’occuper d’un nouveau ?
—
Immédiatement ?
— Si c’est
possible, oui.
— Où
est-il en ce moment, ton pensionnaire ?
— Ici, à
Lantin. C’est un cas qui ne laisse aucun espoir, je te préviens : vol à main
armée, braquage de banque, cambriolage de plusieurs boutiques… Bref, mon vieux,
un vrai petit saint comme tu l’étais, autrefois ! Avant d’atterrir chez nous,
il a même fait plusieurs maisons de corrections dont il s’échappe à chaque
fois…
— Quel âge
a-t-il ?
— Dix ans
et demi.
Celui qui tenait
le mobile, un vieux de la vieille aux yeux bleus, eut un haut-le-corps.
—
Qu’est-ce que tu dis ?
— Oh ! Ne
te laisse pas attendrir par son âge. II est tout ce que je t’ai dit et pis
encore. Tu pourrais le prendre en main ? Au fait, tu te souviens de l’âge que
tu avais, lors de ton premier braquage, toi ?
Il s’en
souvenait, oui. Il avait douze ans. Depuis de nombreuses années déjà, pourtant,
Georges Delenclos était devenu éducateur. Delenclos prenait en charge les
rejetés par la société dont ils avaient bafoué les lois : des garçons de
tous âges, de toutes races, de toutes confessions.
— Si je ne
suis pas fichu de venir à bout d’un gamin de dix ans et demi, répondit-il au
directeur de la prison, je n’ai plus qu’à me retirer. Amene-le-moi !
Trois jours
plus tard, Georges Delenclos voyait entrer dans son bureau le directeur de
Lantin, en personne, et une femme qui devait être une assistance sociale mais
beaucoup moins tolérante que lui. Les deux visiteurs faisaient avancer leur
prisonnier devant eux. C’était un gamin
d’une pâleur anormale qui tenait un baluchon sous le bras. Il n’était pas plus
haut que la table ; une chevelure embroussaillée, d’un brun terne, retombait en
mèches sur son visage chétif et sur ses yeux marron foncé, à demi clos derrière
un rideau de longs cils noirs. Une cigarette pendait au coin de sa bouche, avec
une veulerie crapuleuse visiblement voulue.
— Ne fais
pas attention, plaida William. Pour l’amener ici, il nous a fallu lui donner du
tabac et du papier à cigarettes.
L’assistante
sociale était laide au plus haut point. Elle parlait d’un ton aigu, ses cheveux
frisés étaient sales, son visage, déjà marqué par la vie, reflétait le
désespoir. Elle jouait avec une enveloppe chamois et fixait Georges Delenclos
avec mépris. Son regard semblait dire : «
Ne vous faites pas d’illusions, mon vieux, vous ne réussirez pas plus que nous…
» À l’écouter, il n’y avait pas pire que ce jeune garçon dans toute la
Belgique ! Elle déposa une grande enveloppe sur le bureau.
— Voici un
rapport complet, dit-elle d’une voix tranchante. Et il n’exprime pas la moitié
de la vérité. C’est un vaurien, un criminel-né qui n’est absolument pas digne
d’intérêt. Mon avis personnel, c’est que ce n’est même pas un être humain ! Au
revoir et bonne chance : vous en aurez besoin !
Mais au
fond du cœur de Georges Delenclos brûle une flamme d’amour pour tous les hommes
et tout spécialement pour les jeunes. Il donnait cet amour dont il avait été
privé pendant toute sa jeunesse, à cause de parents alcooliques. Et, considérant
le misérable échantillon d’enfance qu’il avait sous les yeux, Georges songeait
qu’il n’avait jamais vu un tel mélange où le comique se confondait avec la plus
poignante expression du tragique et du sordide. Avait-il été comme cela à douze
ans ?
Il indiqua
de la main une chaise au nouveau venu et commença à lire le rapport. Personne
ne savait plus le nom de famille de ce jeune garçon ; on l’appelait tout
simplement « Dal ». Un nom bien français, certes, mais qui lui était venu de
l’expression qu’on lui avait souvent dite, au début : « Tu sais ‘Que dalle !’»
Né dans un
quartier misérable, près des docks d’Anvers, il avait perdu ses parents lors
d’une épidémie de choléra. Cela avait fait les gros titres de la presse : « En quelques jours à peine, les cas mortels
de Choléra viennent de se multiplier dans le port d’Anvers. Il devient évident
qu’il s’agit d’une véritable épidémie ». Le jeune garçon – Dal – n’avait
pas encore quatre ans.
Les
tristes logis des quais se renvoyèrent d’une famille à l’autre ce petit animal
farouche et replié sur lui-même.
L’école de
la dure aiguisa son courage et trempa sa volonté. À huit ans à peine, il devint
le chef d’une bande de petits gangsters dont certains avaient presque le double
de son âge. De grands chenapans du voisinage essayèrent de « charrier le môme »
; il les confondit en dressant les plans de quelques coups, assez modestes, il
est vrai, mais dont il avait réglé tous les détails.
Six mois
avant de tomber entre les mains de la police son droit au commandement avait
été discuté par une nouvelle recrue.
— Tu ne
fous jamais rien toi-même. Tu n’es pas un chef.
— Tu vas
voir ça, répliqua Dal. Je vais faire un coup qui te flanquera la trouille. Je
vais cambrioler une banque à moi tout seul.
La banque
était installée dans un vieux bâtiment. À l’heure où la plupart des employés
déjeunaient, Dal se glissa dans les bureaux sans attirer l’attention et gagna
la caisse dont le grillage présentait une brèche que personne n’avait songé à
réparer. Il dut s’accrocher du menton au comptoir tellement il était petit. Il
glissa dans l’ouverture sa patte crasseuse, saisit une liasse de billets, qu’il
dissimula dans sa veste, et ressortit. II partagea ses deux cents euros avec
les copains. Mais l’exploit, en réalité, fut un four. La banque ne souffla mot
du vol et il n’y eut aucun gros titre en première page des journaux.
Les
copains gouaillèrent à l’envi.
— Ben
quoi, c’était seulement histoire de te faire les pinces ! La prochaine fois, tu
le décrocheras, le cocotier !
Pour toute
réponse, Dal disparut pendant plusieurs jours. On lui avait prêté un revolver
et il s’exerçait dans les terrains vagues autour de la ville : il voulait être
tout à fait sûr de sa main.
Cette
fois, les premières pages des journaux furent toutes emplies de ses exploits.
Un gosse était entré à grands pas dans un restaurant, à une heure creuse,
braquant son revolver sur un caissier terrifié qui lui avait remis la recette
de la journée. Peu après, le même gamin s’emparait d’un paquet de billets de
banque dans la poche d’un tailleur qui tremblait comme une feuille. Comme
troisième victime, il choisit une vieille dame qui tenait une boutique de
confiserie.
— Veux-tu
lâcher ça ? s’écria la vieille. Tu vas te faire mal !
Elle lui
fit sauter l’arme des mains et l’empoigna aux cheveux. Il se défendit
sauvagement et l’aurait peut-être tuée si les cris de la bonne vieille
n’avaient alerté les policiers.
Et c’est
ainsi que Dal échoua dans sa première maison de correction, puis dans une autre
et d’autres encore, s’échappant toujours. Il venait d’être déféré à Lantin,
dans la Province de Liège, voici peu, et les plus solides en avaient peur.
Georges
Delenclos repoussa le dossier et considéra le noir acteur de ce drame
ténébreux. Dans la lumière incertaine du crépuscule, Dal se tenait immobile sur
sa chaise, la tête baissée, de telle sorte qu’il était difficile d’apercevoir
un seul trait de cette sombre figure. Quand il sentit le regard de Georges posé
sur lui, l’enfant tira de sa poche du papier à cigarettes et un paquet de
tabac. D’une seule main, à la manière de John Wayne, il roula prestement une
cigarette, craqua une allumette sur l’ongle de son pouce et envoya une bouffée
de fumée dans la direction du bureau.
Les longs
cils se soulevèrent, le temps d’un éclair : le temps de voir comment le
nouvel éducateur prendrait ça.
— Dal,
commença Georges Delenclos, tu es le bienvenu ici. Tu sais que chez nous tout
est administré par les garçons eux-mêmes ? Ici, dans cette forêt, notre bourgmestre est un de nos garçons. Le chef
du conseil municipal aussi. Et aussi le chef
de la police. On vit comme en ville, tu comprends ?
— Où
qu’est la taule ? grommela Dal.
— Il n’y a
pas de prison, ici. Sauf la forêt. Tu vas prendre un bain et aller dîner.
Demain tu feras ton entrée à l’école, avec de vrais professeurs. Si tu veux que
nous devenions une paire d’amis, cela ne dépend que de toi. Tu es un bon gosse
!
La seule
réponse fut une syllabe extrêmement brève et des moins recommandables.
Le
lendemain matin, vers dix heures, la porte du bureau de Delenclos s’ouvrit en
coup de vent et le nouveau venu fit une entrée fanfaronne. On lui avait coupé
les cheveux, il était bien coiffé et il était propre. D’un air hautement
détaché, il jeta sur le bureau cette note d’un de ses profs : « Cher M. Delenclos, nous vous avons entendu
affirmer mille fois qu’un mauvais garçon est une chose qui n’existe pas.
Voudriez-vous donc nous dire, s’il vous plaît, comment vous qualifierez
celui-ci ? »
Dans les
salles de classe, Georges Delenclos trouva l’atmosphère très tendue. Le
professeur rapporta que Dal s’était d’abord tenu parfaitement tranquille à sa
place pendant à peu près une heure ; tout à coup, il s’était mis à arpenter la
classe, jurant et sacrant comme un vieux loup de mer en jetant sur le parquet
tout ce qu’il pouvait saisir, jusqu’à un encrier qui, d’une volée adroite, s’en
fut atterrir en plein sur un buste de Cicéron.
Georges
Delenclos fit asseoir Dal à sa place et s’accusa publiquement.
— C’est de
ma faute. Je ne t’avais pas dit qu’il ne fallait pas jeter les encriers par
terre. Bien entendu, à cause de ça, il va falloir renforcer les lois qui nous
régissent. Mais il faut d’abord que tu connaisses ces lois. N’oublie pas que tu
es un bon gosse.
— Je ne
suis pas un bon gosse ! hurla Dal. Je suis le diable !
Le temps
passa, sans que le nouveau pensionnaire se fasse aucun ami, ni parmi ses
camarades, ni parmi ses professeurs hommes ou femmes. Quant à Georges
Delenclos, il lui réservait sa suprême insulte : « À un voyou qui a mal tourné
et renié ses amis !», avait-il écrit
sur la porte du bureau de Georges. Pour Dal, Delenclos avait renié le milieu.
À ses
heures de loisir, il rôdait obstinément dans tous les coins, cherchant
l’occasion de s’évader. Il excellait en gymnastique et brillait sur les
terrains de football : « Jeux de moutards ! » marmonnait-il entre ses dents. Ni
les jeux de société ni l’orchestre ni même Internet n’éveillèrent chez lui le
moindre intérêt. Pendant ses premiers six mois, pas un sourire, pas une larme.
Si bien qu’on ne tarda pas à se demander si Georges Delenclos n’avait pas
trouvé son maître. Celui-ci s’informa auprès des professeurs qui dirigeaient
les classes élémentaires :
— L’enfant
apprend-il quelque chose en classe ?
— Parfois,
Georges, il étudie son alphabet. En réalité, il apprend plus qu’il n’en a l’air.
Mais il est dévoré de haine.
Ce n’était
pas la première fois que Georges Delenclos avait affaire à un cas difficile. Un
des garçons dont il avait eu à s’occuper, jadis, avait tué son père d’un coup
de revolver en plein cœur - mais c’était pour défendre sa mère qu’il adorait et
qu’il avait vu brutaliser devant lui. Une fois que Delenclos eut compris le
cas, il put remettre les choses en ordre. Chez Dal aussi, il devait y avoir une
corde sensible. Le tout était de la trouver.
— Il ne me
reste plus qu’à envoyer promener le règlement, grommela-t-il un beau jour. Je
m’en vais essayer de corrompre ce petit démon à force d’amour !
Élèves et
professeurs guettèrent les résultats de la nouvelle stratégie comme s’il s’était
agi d’une compétition sportive. Georges Delenclos défendait à lui tout seul les
couleurs de la maison.
Aujourd’hui
encore, il ne peut songer sans un frisson rétrospectif à ces semaines, à ces
mois de complaisances calculées ; aux défilés de films de deuxième ordre
auxquels ils assistèrent ; aux monceaux de saucisses frites et de saucisses
fumées, de bonbons, de sucres d’orge, de glaces et de sirops que Dal pût
engouffrer dans sa chétive carcasse.
L’enfant
ne semblait jamais prendre plaisir à rien. Dans les matins d’été tout embaumés
de résine et de trèfle sauvage, il détachait une barque et ramait
vigoureusement sur les eaux du lac de LEAU
DEURE, situé à 20 kilomètres, mais dans la partie de la forêt que possédait
Delenclos. S’il pêchait une truite, il restait muet, indifférent à sa prise.
Une pesante apathie était tombée sur lui ; il devint plus taciturne que jamais.
Une fois
seulement, vers la fin de cette nouvelle période d’expérience, un incident
sembla rapprocher l’homme et l’enfant. En traversant un carrefour, Dal, qui
regardait du mauvais côté, ne vit pas venir un camion qui arrivait sur lui à
toute allure. Georges Delenclos n’eut que le temps de le saisir et de le hisser
sur le trottoir. Durant un bref instant, une lueur de reconnaissance brilla
dans les yeux sombres du gosse, emplis d’étonnement. Puis le rideau de cils
retomba. Il n’avait pas dit un mot.
En dépit
de toute apparence, Delenclos commençait à se demander s’il n’y avait pas chez
ce gamin une perversion héréditaire dont il ne pourrait jamais venir à bout.
L’espoir
était au plus bas lorsque, par une tiède matinée de printemps, Dal fit son
entrée dans le bureau de l’éducateur, déclarant hardiment qu’il voulait avoir
avec lui une explication définitive. Cette fois, les sombres yeux flambaient
d’indignation.
— Vous
avez essayé de m’avoir, commença-t-il, mais à présent, j’ai compris le truc. Si
vous aviez été à la hauteur, vous auriez réussi, possible, à me faire tout
gober. Il était moins une. Cette nuit, j’ai remué tout ça dans ma cervelle et
j’ai pigé le coup : depuis le premier jour, c’était un coup monté !
À ce
moment-là, l’expression du visage de Dal était tragiquement mûre, virile,
sérieuse : ce n’était plus l’insolence qui dictait ses paroles, mais le
désespoir. Avec un choc avant-coureur de joie, l’éducateur nota que, pour la
première fois, un tremblement agitait les lèvres de l’enfant.
— Georges
Delenclos, vous n’êtes qu’un phono ! Toujours la même chose !
—
Prouve-le, Dal, ou alors, ferme ton bec !
— Ok ! Je
viens d’envoyer à la plus mignonne de mes profs un coup de pied dans les
tibias. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
— Je dis
une fois de plus que tu es un bon gosse.
— Là ! Ça
y est ! Vous sortez toujours la même rengaine et vous savez bien que c’est un
mensonge et vous remettez ça indéfiniment. Alors, dites-moi, qu’est-ce que vous
êtes, si vous êtes pas un phono ?
Georges
Delenclos songea : « Après tout,
c’est de la pure et simple logique ! Que lui répondre ? Comment justifier ma
foi en lui ? Car l’instant crucial est arrivé entre Dal et moi. Maintenant ou
jamais. Mon Dieu, faites que je trouve les mots ! »
Georges
Delenclos toussa pour s’éclaircir la voix.
— Dal, tu
es assez loyal pour admettre une vérité quand elle est réellement prouvée. Or,
dis-moi, qu’est que c’est qu’un bon gosse ? Un bon gosse, c’est un enfant
obéissant. D’accord ?
— Ok.
— Qui fait
tout ce que ses supérieurs lui ont ordonné de faire. D’accord ?
— Ok.
— Eh bien
! C’est ce que tu as toujours fait, Dal. Le pépin, vois-tu, c’est que tu es
tombé sur de mauvais supérieurs, des durs du bord des quais, des frappes de
coins de trottoirs. Mais tu as toujours scrupuleusement obéi à ces
supérieurs-là ! Tu as fait toutes les actions coupables et criminelles
qu’ils t’ordonnaient de faire... Et maintenant, si tu obéissais de la même
manière à de bons supérieurs, comme tous ceux qui t’entourent, tu serais tout
simplement épatant !
Ces
simples mots, emplis d’une vérité irréfutable, opérèrent comme un exorcisme,
chassant de la pièce tous les démons, purifiant l’air.
Tout
d’abord, la minuscule énigme humaine sembla confondue. Puis son regard
s’illumina d’un franc, pur, exaltant soulagement, et d’un élan il contourna le
bureau. L’âme de Georges Delenclos pleurait de joie, fêtant la même délivrance
: il ouvrit les bras, l’enfant s’y jeta et cacha sur son cœur une face inondée
de larmes.
Dal
demeura vingt ans dans la forêt des Ardennes. Après de brillantes études, il
s’engagea dans l’armée afin de pouvoir combattre pour la liberté dans le monde.
Il gagna plusieurs récompenses pour être venu au secours de pays ensanglantés. Sa
poitrine est couverte de décorations. Rien d’étonnant à cela car il avait du
courage à revendre ; mais, il a quelque chose de plus, il est pétri de l’amour
des hommes.
Liège, Belgique, juin 2014
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