Chaminade, écrivain
L’écrivain
semblait se résigner aux exigences de la femme. De l’art, il se laissait
glisser au métier. L’avenir qu’il avait rêvé, il l’ajournait. Ses projets, ses
ambitions, la haute et vivante écriture qu’il avait eu l’idée de tenter, il les
remettait, les repoussait à d’autres temps, quand un hasard vint, qui le
rattacha violemment à ses œuvres passées et, redressant l’homme dans l’écrivain,
faillit lui faire briser d’un coup sa servitude.
Dans
le débarras d’un pauvre bureau que Mauricette avait su obtenir de son
découragement et de son affaiblissement maladif, lors de leur installation
définitive à Liège, elle avait encore voulu qu’il se dessaisît de deux romans d’importance
: Le diable et toi et L’Arriviste né qu’elle
disait invendables.
Chaminade,
auquel ces deux romans rappelaient un insuccès et des attaques, ennuyé et
souffrant de les voir, n’avait pas fait grande résistance : les deux œuvres
avaient été données, plutôt que vendues, à un bouquiniste, un dimanche, sur la
Batte.[1]
L’un
de ces livres, L’Arriviste né, passa chez un amateur, homme du
monde, élégant inculte, littérateur de revue à ses heures, faux journaliste,
qui entassait depuis des années, avec un sang-froid calculateur, tout ce qu’il
trouvait de négociable, jouant sur les noms nouveaux comme il jouait sur les
valeurs d’avenir en bourse, toujours prêt à faire une vente des livres de ratés un grand coup.
Avant
la vente annoncée, tambourinée et qui devait faire grand bruit, il fallait
trouver un écrivain qui acceptât de donner son nom à une œuvre inconnue. Un
éditeur littéraire, brillant et déjà remarqué, voulant faire son trou et du
bruit, cherchant une personnalité sur laquelle il pût accrocher des idées
neuves et remuantes, crut trouver son homme en Chaminade.
Trois
grands articles d’enthousiasme tapageur dans La Meuse, journal
important de Liège, dépendant du Group Sudpress, attirèrent l’attention
sur le maître du nouveau roman, le créateur de L’Arriviste né.
Cette
œuvre avait été balayée par les regards indifférents du public à la dernière
Foire du Livre de Bruxelles ; il fallait, aujourd’hui, que ce Chaminade
réussît à la vendre. Lors de la vente, des polémiques s’enflammèrent et
coururent de journaux en journaux. Chaminade prit les proportions d’une
curiosité et d’un grand auteur méconnu.
Beaucoup
d’éditeurs se trouvèrent en présence, lors de la Foire du Livre de cette année.
Beaucoup n’en croyaient pas leurs yeux. L’un était possédé par la rage de se
faire connaître, du désir furieux d’une publicité quelconque, et un autre,
ayant besoin, pour asseoir son crédit et écraser des bruits désastreux, de
faire une dépense folle, bien visible, et annoncée dans les journaux. Le
premier avait réussi à éditer à grands frais Chaminade !
En
associant intérêt et vanité, à grands renforts de publicité, intervention des
médias, le roman avait dépassé les 100.000 exemplaires vendus en quelques jours.
Chaminade avait assisté, indifférent, à son succès. Il avait dédicacé,
dédicacé, dédicacé... Il avait rendu célèbre et fortuné l’éditeur, on l’avait
encensé, certes, mais il avait eu comme un curieux dégoût lors de la vente de
son livre.
Quand
il rentra, Mauricette aperçut en lui comme un autre homme. Sa physionomie avait
une telle expression de dureté reconquise, de dureté résolue, presque méchante,
qu’elle n’osât pas lui demander des nouvelles du roman à la Foire du Livre. Ce
fut Chaminade qui, le premier, rompit le silence en allant à elle.
—
Ah ! Tu es une femme qui s’y connaît en affaires, toi !
Et
il laissa tomber avec un accent de mépris : « en affaires ».
—
Mon roman L’Arriviste né vient de se vendre comme des petits
pains et doit avoir dépassé les 100.000 exemplaires à cette heure. Crois-tu que
ça me fait quelque chose ? Non ! Quand j’ai écrit cela, tu n’étais rien dans ma
vie.
«
Puis, je suis devenu « quelqu’un », un écrivain. Je créais. Je ne crois pas à
ce succès littéraire soudain... Je pense plutôt que tu as eu une jolie idée de
spéculation ! Sais-tu ce que tu as fait de moi ? Un homme de métier, un faiseur
de livres, au jour le jour, le domestique de la mode, des marchands, du public
!
«
Un misérable !
«
Tiens, pendant que les acheteurs de ce livre se promenaient dans les allées des
salles en caressant doucement la bandelette jaune où était inscrit « Grand prix
du roman », je regardais, et, sans trop y croire, je me disais : »— Se
cacherait-il quelque chose de bon là dedans ? L’homme nu, le coup de lumière,
le dos en bas dans l’ombre ? Les descriptions que je me suis tuées à rédiger
jour après jour ?
«
Je me disais : »— Mais c’est beau ça ! Je sens que c’est beau !
«
On se pressait, on se penchait... et je voyais que cela aurait pu être beau
dans tous les yeux qui regardaient ce livre s’il n’y manquait pas quelque
chose. Du rêve. À présent ? Mais je ne saurais plus faire un travail comme ça,
parole d’honneur ! Je crois que je ne pourrais plus... Il faut pouvoir
vouloir...
Chaminade
dit ces paroles en s’avançant, d’un air menaçant, vers Mauricette.
—
C’est toi qui, à force de tourments, en étant toujours là, derrière ma table de
travail, épluchant mes fiches, mes notes, avec des paroles qui me faisaient
froid dans le dos... Ah ! ce que j’aurais rédigé, aujourd’hui, avec les
livres que tu m’as empêchés d’écrire !
«
Tu n’as pas eu assez d’argent pour vivre ? Tu ne sais rien de l’argent ! Ce qu’il
signifie, quand il a été honnêtement gagné par ça !
Chaminade
désigna son front et ses mains.
—
C’est que, maintenant, j’y pense moi aussi à ça... Tu m’as sucé le sang, tiens
: Dieu te pardonne ! Ah ! tu as bien vidé l’écrivain ! Je te haïs, vois-tu, je
te haïs... Et veux-tu que je te dise ? Il y a des jours...
Sa
voix lente prit une douceur homicide.
—
Il y a des jours où il me vient l’idée, mais l’idée très sérieuse de commencer
par toi, et de finir par moi, pour en finir de cette vie-là ! Écrire pour
gagner de l’argent, faire des promotions sur promotions… Dans l’unique but de
vendre ! Basta !
Après
deux ou trois longs tours agités dans l’atelier, revenant à Mauricette, et lui
parlant avec le ton d’une prière égarée, il dit :
—
Mais parle-donc ! Dis au moins quelque chose ! Parle-moi ! Ce que tu voudras !
Mais parle-moi ! Tiens ! J’ai peur de moi... Mauricette ! Tu entends ?
Puis
partant d’une espèce de rire cruel et fou :
—
De l’argent ? Ah ! de l’argent ! Vrai, tu l’aimes ? tu l’aimes tant que ça ? Eh
bien, attends.
Chaminade
sonna. La servante parut à la porte.
—
Vous allez me descendre tous les romans, toutes les esquisses de roman, tous
mes carnets de notes personnelles, tous mes carnets de travail depuis mes
débuts jusqu’à ce jour et qui sont dans la chambre annexe. Vous les porterez
ensuite dans la cour, Marthe !
La
bonne ne bougea pas et regarda Mauricette. Chaminade fit un pas vers elle, un
pas terrible qui lui fît dire : « Oui, monsieur... » Quand toutes les archives
furent descendues, éparpillées soigneusement sur le carrelage au centre de la
cour, Chaminade s’assit devant elles. Il prit sa boîte d’allumettes, dans sa
poche, en frotta une seule qu’il jeta au centre du labeur de tant d’années de
travail. Mauricette, qui s’était levée, voulut intervenir :
—
Seigneur ! lui dit-elle avec son petit ton supérieur, tu vas éteindre ce début
d’incendie tout de suite avant qu’il ne soit trop tard ! Tu es fou ? Tout va...
—
Brûler tout ça, je sais...
Chaminade
saisit le poignet de Mauricette. Elle cria. Chaminade ne la lâcha pas, et la
serrant toujours, il la mena jusqu’à une pierre angulaire, et là, de force, il
la fit tomber brusquement. Puis, il revint au centre de la cour et, comme s’il
s’agissait d’un poêle, regarda les livres qui se tordaient au milieu des
flammes. Tout à coup, Mauricette fit un mouvement pour se lever, peut-être pour
s’enfuir.
—
Reste là, lui dit Chaminade, ou je t’attache avec une corde.
Et,
lentement, avec un visage qui avait l’air de jouir de ce sacrifice et de cette
agonie de ses œuvres, il se mit à se chauffer les mains aux flammes qui brûlaient
ses ébauches de romans, de nouvelles, tout ce qui lui avait permis de vivre
jusqu’ici sans avoir besoin d’un psy.
Quand
le dernier document fut consumé, il tracassa lentement ce qui restait du tout,
puis, prenant cela entre les tiges de la pincette du feu de bois, il alla à
Mauricette et le lui jeta brutalement à ses pieds.
—
Tiens ! Voilà tout ce qu’il reste de mon travail ! lui dit-il. Des cendres !
Ainsi
Chaminade n’attribuait-il au résidu de ses œuvres brûlées que la valeur marchande
qu’il voyait en elles, aujourd’hui.
Quelques
temps plus tard, cependant, Mauricette obligea Chaminade à faire un contrat
avec un éditeur, et, à la suite d’un travail forcené, son talent dévia,
exaspéré. Étroitement tenu en laisse, il finit par épouser Mauricette
impérieuse et féroce. L’éditeur devint son amant et, grâce à une protection
apitoyée, vendit les dernières œuvres de Chaminade dont le nom est aujourd’hui
oublié des revues littéraires. Chaminade avait voulu décrire le Beau. Le Beau,
avec majuscule ! Qu’est-ce que le Beau, à ce prix, sinon un rêve ?
Liège,
Belgique, septembre 2014
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