LE JOURNALISTE
––Comment
peut-on se laisser aller à ce point ? Jacqueline
Picavet fronça le nez qu’elle avait d’ailleurs fort joli ! « — En
plus, elle sent mauvais », se dit-elle !
Très
à l’aise dans le rôle de garde du corps qu’elle s’était composée, elle se
tourna vers l’indésirable.
—
Inutile d’insister, je vous répète que Monsieur Barlet est absent. D’ailleurs,
il ne reçoit que sur rendez-vous !
La
pauvre fille parut se tasser sur elle-même. C’était la troisième fois qu’elle
essayait de rencontrer Barlet et la troisième fois qu’elle se faisait
éconduire. En dépit de l’humiliation ressentie, elle rassembla tout son courage
pour une dernière tentative.
—
Pourtant, c’est bien sa voiture, dans la cour...
Elle
ne parvenait plus à maîtriser ses sanglots et sa voix résonna un ton trop haut,
troublant le calme feutré du bureau du journaliste. La sonnerie de l’interphone
grésilla.
—
Qu’est-ce que c’est que ce tumulte, Jacqueline ?
—
Il y a ici une personne qui prétend vous connaître... Mais je ne crois pas...
—
Qui est-ce ?
—
Elle dit s’appeler Melyne Hagnere.
Ce
nom n’évoquait rien pour Barlet, seul son tempérament curieux le poussa à
répondre :
—
Faites-la entrer. J’ai un peu de temps devant moi.
Dépitée,
Jacqueline Picavet raccrocha. « —Il ne va pas être déçu, se
dit-elle ! Cette fille a vraiment l’air d’une pauvresse ! »
En
obtenant le poste de secrétaire d’un journaliste célèbre dans un quotidien de
renom, cette Jacqueline s’était attendue à ne rencontrer que des personnages
prestigieux, d’autant plus qu’elle savait que Barlet avait aussi des
accointances dans les milieux politiques.
À
vrai dire, elle avait surtout espéré s’attirer les faveurs de son patron, qui,
grand et carré d’épaules, lui avait fait forte impression. Malheureusement, il
ne semblait pas enclin à mélanger le travail et les sentiments. Décidément, il
ne faisait rien comme les autres ! Il n’était peut-être plus jeune ni beau,
certes, mais il avait du charme et il n’était pas pauvre. Mais, elle l’avait
entendu, lorsque quelqu’un qui ne le connaissait pas lui disait : « —
Vous êtes riche ! », il répondait invariablement : « — Je
ne suis pas riche, ce sont mes parents qui le sont ! », aux yeux de
sa secrétaire, il perdait son temps avec des gens sans intérêt !
D’un
doigt négligent et avec un profond soupir, Jacqueline désigna la porte du
bureau du journaliste.
—
C’est bon... Monsieur Barlet va vous recevoir... Frappez avant d’entrer...
Barlet
s’était levé pour accueillir la mystérieuse inconnue. Toutefois, la pauvre
créature qu’il vit s’avancer vers lui ne ressemblait à personne qu’il eût
connu.
—
Je ne pense pas vous avoir déjà rencontrée... Que puis-je pour vous ?
—
Excusez-moi de vous importuner. Effectivement, vous ne pouvez pas me
reconnaître, j’étais bien trop petite... Je suis Melyne, la sœur de José
Marquet.
Barlet
ne s’attendait pas à un tel choc ! Les trois inséparables... Freddy, José
et lui-même... L’inséparable trio de ses seize ans ! Il revit la petite
poupée blonde, de six ans leur cadette, qui les suivait partout et qu’ils
appelaient Princesse ! Ainsi, cette malheureuse chose, sans âge, qui
semblait danser d’un pied sur l’autre devant lui... Voilà ce qu’était devenue
la gracieuse Princesse !
Instinctivement,
il reprit sans pouvoir assurer le tutoiement de leur enfance.
—
Asseyez-vous, Melyne.
—Je
ne veux pas vous déranger. Mais je ne sais vraiment plus à qui m’adresser.
La
jeune femme était au bord des larmes et parlait d’une voix saccadée. Ému par
son aspect lamentable, Barlet pensa qu’elle devait se trouver dans une misère
noire.
—
Installez-vous confortablement. Je vous sers un verre et vous me racontez
tout... Nous allons essayer de nous tutoyer, bien que pour moi ce soit toujours
difficile ! Nous allons faire un effort, comme du temps des inséparables
et de Princesse !
—
Oh ! Vous... Tu t’en souviens ?
—
Bien sûr, on n’oublie pas ses meilleurs amis ! Maintenant, raconte-moi
tout.
D’une
voix monocorde, la jeune fille se mit à parler. Elle semblait au bout du
rouleau. Pourtant, elle s’exprimait avec précision.
—
Il y a quelque temps, je t’ai vu sortir d’un restaurant à deux pas d’ici. Je t’ai
tout de suite reconnu. Je ne me suis pas manifestée, dans l’état où j’étais et
où je suis toujours, j’avais trop honte, mais je t’ai vu pénétrer dans cet
immeuble. Je suis seule à Liège depuis que José s’est installé en Bretagne.
« Mes
parents sont repartis en Angleterre, et, si je n’ai pas voulu les suivre, c’est
parce que je m’amuse à suivre des cours en Philosophie et Lettres à l’Ulg. J’aurais
pu trouver un emploi mais je me suis laissé entraîner et je n’ai fait que des
bêtises. À présent je les regrette... Mais ce qui m’amène est grave. Je ne sais
même pas si tu vas pouvoir m’aider, bien tu sois mon dernier espoir...
—
Je t’écoute.
—Voilà,
j’ai connu un garçon, en Outremeuse. Il s’appelle Chris Porquet. Un soir, il
est rentré très tard rue de Puis-en-Sock ; c’est là qu’on habite, dans un
squat. Il était tout content. Des gens nantis de la place du Congrès l’avaient
engagé comme homme à tout faire. Ses employeurs avaient des bureaux boulevard
de la Constitution, mais, comme ils se déplaçaient beaucoup, ils voulaient
quelqu’un de libre sans contraintes familiales.
« Chris
m’a donné une partie de l’acompte qu’il avait reçu et il est parti. Je l’ai
revu une semaine plus tard, il avait conduit sa patronne chez le coiffeur et
devait l’attendre près de la voiture. Il s’était dépêché pour me rejoindre.
Comme il était pressé, je l’ai accompagné jusqu’au salon de coiffure. C’est là
que nous nous sommes séparés. Je ne l’ai jamais revu, ça fait presque trois
semaines.
—
Es-tu vraiment sûre de ce garçon ?
—
Absolument. Il n’est pas comme les autres, il est très sérieux. Au début, à
deux, la pauvreté semblait moins dure. Et puis, on est vraiment tombé amoureux.
J’ai confiance en lui, il ne m’aurait pas abandonnée.
—
Et du côté de la police ?
—
J’ai fait une déclaration au commissariat d’Outremeuse mais, ils ne m’ont laissé
aucun espoir, bien qu’il eût un emploi stable boulevard de la Constitution.
Alors, j’ai pensé à toi. J’ai lu tes enquêtes dans les journaux. Je suis sûre
qu’il est arrivé malheur à Chris ! Tu es bien journaliste d’investigations ?
––
Oui.
Barlet était perplexe, partagé entre ses
souvenirs d’enfance et son sens des réalités. José Marquet avait été un de ses
meilleurs amis. Il se souvenait à présent qu’après son veuvage, Madame Marquet
avait épousé un homme d’affaires et la petite Melyne était née de ce remariage.
C’est pourquoi, de prime abord, le nom de Hagnere lui avait semblé inconnu.
« —Mon Dieu ! se dit-il, elle fait pitié à voir, la pauvre
gosse ! »
Bien
qu’il éprouvât quelques doutes sur cette étrange disparition, il eut envie de
lui venir en aide.
—
La piste est maigre, mais nous allons la suivre ! Nous commencerons par le
coiffeur de cette dame.
Il
entraîna la jeune fille vers la sortie. Ils passèrent devant le bureau de
Jacqueline.
—
Mais d’abord, à table, j’ai une faim de loup ! Pas toi ?
Ce
disant, il éprouva un malin plaisir en voyant la mine effarée de sa nouvelle
secrétaire ! Toutefois, s’il avait un goût certain pour la provocation, il
n’était pas inconscient et se demandait déjà en quel lieu il pourrait déjeuner,
auprès d’une si piètre compagne, sans trop être remarqué !
En
sortant du journal, Melyne lui dit d’un air penaud :
—
C’est très gentil à toi de m’inviter mais regarde-moi ! Je ne peux pas
accepter ! Je ne me suis pas lavée depuis plusieurs jours et mes vêtements
sont sales. D’ailleurs, je n’aurais jamais osé te contacter si je n’éprouvais
pas une telle inquiétude au sujet de Chris !
Barlet
résolut le problème, ils déjeuneraient chez lui. La jeune fille put ainsi
disposer de la salle de bain. Lorsqu’elle réapparut, les cheveux mouillés et
vêtue d’un jean et d’un pull ayant appartenu à l’ancienne compagne de Barlet,
malgré ses cernes et ses joues creuses, elle avait l’air nettement moins
pitoyable.
—
Il y a une pizza au four, elle sera prête dans un instant ! Ensuite, tu te
rendras rue de Puis-en-Sock pour y réunir tes affaires et dès que je le
pourrai, je passerai te prendre. Il n’est pas question que tu retournes habiter
dans ce squat.
—
Je ne veux pas t’encombrer de ma présence !
—
Tu n’as pas le choix ! Je serais un bien misérable inséparable, si je
laissais la sœur de José affronter seule cette situation ! Mais d’abord,
donne-moi l’adresse du coiffeur et tous les détails qui pourraient te revenir.
Le
nouveau salon de coiffure de la rue Gérardrie, qui jouxte le derrière des
Galeries Saint-Lambert, était ultra-chic ! À priori Chris ne s’était pas
trompé, ses employeurs devaient être assez aisés.
Dès qu’il eût franchi la porte, Barlet fut assailli
par une nuée de belles filles et de jeunes garçons. Son charme aidant, les
jeunes filles se mirent en quatre pour le renseigner. Melyne avait gardé en
mémoire la date de la dernière apparition de Chris. Une jolie shampouineuse se
souvint parfaitement de Madame Tiberghien qu’elle décrivit comme une belle
femme rousse, un peu arrogante. Le livre de rendez-vous fit le reste. Le
téléphone de la cliente y figurait, l’adresse correspondante fut facile à
découvrir.
Pensant
qu’il n’aurait aucun mal à retrouver la trace du disparu, Barlet pensa à l’endroit
où aurait bien pu se cacher le compagnon de Melyne. Il agissait sans grande
conviction, certain que le jeune homme avait délibérément fuit toute cette
misère. Quoi qu’il en soit, Barlet tenait toujours ses promesses. S’il le
trouvait, même dans le bouge le plus reculé, il irait parler au garçon et s’il
n’y avait aucun espoir de ce côté là, lui-même n’abandonnerait pas Melyne.
Malgré son apparence actuelle, elle était cultivée. Il arriverait bien à lui
dénicher un travail et un petit appartement.
Perdu
dans ses pensées, il faillit manquer l’hôtel particulier des Tiberghien, place
du Congrès, devant le buste de Georges Simenon. Pourtant, il aurait dû le
remarquer de loin ! L’entrée était habillée d’un lourd drap de deuil noir
et argent !
Il
trouva une place de stationnement devant l’immeuble. Tous les volets étaient
clos, il ne put déceler la moindre présence. Il cherchait quelqu’un qui veuille
bien le renseigner, quand un rideau bougea dans la maison voisine. Tentant sa
chance, il pressa le bouton de la sonnette. Comme si on attendait sa visite, la
porte s’ouvrit immédiatement et une étonnante vieille dame apparut.
Apparemment, elle n’était pas mécontente d’avoir un auditoire, car elle ne lui
laissa pas le temps de prononcer un mot !
—
Vous cherchez les Tiberghien ? C’est trop tard... Après ce qui est arrivé
à son pauvre mari, vous pensez bien qu’elle n’allait pas rester ici ! Elle
a fait ses bagages ce matin. Vous l’avez manquée de peu ! La pauvre femme
a dû appeler un taxi, il ne reste plus rien de leur voiture ! Une si belle
voiture ! Complètement carbonisée ! Et ce pauvre Monsieur Tiberghien,
certainement brûlé vif ! Un homme si distingué !
La
dame s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, Barlet en profita pour
demander :
—
Ils avaient un employé, un jeune homme... Savez-vous ce qu’il est devenu ?
—
Oui. Il est resté à peine huit jours. Vous le connaissez ?
Barlet
cherchait une réponse logique mais la bavarde ne lui en laissa pas le
temps !
—
Pensez donc ! Avec ce drame, j’avais complètement oublié ce garçon !
Au début, j’ai cru qu’il était de leur famille, il ressemblait tant à Monsieur
Tiberghien. Enfin, comme je vous l’ai dit, il n’est pas resté longtemps. Vous
pouvez me faire confiance, de ma fenêtre, je vois toutes les allées et venues
du quartier !
Ainsi,
Chris n’était resté qu’une semaine en Outremeuse ? Il avait donc disparu
immédiatement après que Melyne l’eût entrevu une dernière fois ! Barlet se
dit qu’il avait pris cette histoire trop à la légère. Le pressentiment de la
jeune fille était peut-être fondé !
—
Vous ne sauriez pas où Madame Tiberghien se rendait en taxi ?
—
C’est facile à savoir ! Regardez à l’angle de la rue et du boulevard, la
grosse voiture grise... C’est lui qui l’a accompagnée. La pauvre femme se sera
fait conduire jusqu’à la Gare des Guillemins et y prendre le premier train pour
Ostende. Elle possède une maison dans la région.
Barlet
remercia rapidement la vieille dame et se rua vers la station de taxi. Le
chauffeur avait-il crû Barlet quand celui-ci lui dit être un ami de Madame
Tiberghien ou fut-il sensible à l’attrait du billet de vingt euros ?
Toujours est-il qu’il répondit de bonne grâce.
—
Je ne suis pas prêt d’oublier où je l’ai accompagnée, j’étais bien trop étonné !
Une femme aussi bien mise dans un immeuble en ruine, une sorte de squat !
L’homme
avait à peine prononcé le nom de la rue de Puits-en-Sock que Barlet se
précipitait vers sa voiture. Mme Tiberghien ne s’était donc pas fait
conduire à la gare, comme sa voisine le pensait !
D’abord,
c’était Chris qui se volatilisait, ensuite son employeur disparaissait dans un
accident de voiture et sa veuve se faisait conduire dans le squat de la rue de
Puits-en Sock où habitaient Chris et Melyne ! Trop de coïncidences !
Il
avait dit à Melyne de l’attendre là-bas. Est-ce qu’elle était seule ?
Trouverait-elle de l’aide en cas de besoin ? Qu’est-ce que cette femme
pouvait bien lui vouloir ?
La
circulation commençait à s’intensifier et le trajet vers la rue de
Puits-en-Sock lui parut une éternité ; il fallait effectuer de grands
détours pour pénétrer dans la rue celle-ci étant à sens unique. Enfin, il
arriva en vue du vieil immeuble. Il se gara en catastrophe sous le porche
miteux et monta les étages quatre à quatre. Il faillit se laisser surprendre
par l’état de vétusté des marches de bois et évita de justesse le vol
plané ! Des bruits confus lui parvenaient de l’étage supérieur. Il
poursuivait son ascension quand deux hommes lui barrèrent le passage.
—
Si c’est pour Melyne, elle n’est plus là... Elle s’est tirée avec les deux
autres !
—
Les deux autres ? Quels deux autres ?
—
Hé bien ! La pimbêche et son Jules ! Celui-là, je n’aurais pas dû le
laisser entrer mais, dans l’ombre, je l’ai pris pour Chris ! Après ça, il m’a
collé une telle châtaigne que je n’ai pas eu le temps de réagir !
Désignant
du geste son compère, il poursuivit :
—
Pierrot a essayé de les suivre mais ils avaient déjà sauté dans la bagnole...
Il
réagit soudain :
—
Hé ! Dis donc... T’est flic ou quoi ?
—
Pas du tout... Je suis un copain de Melyne... Ils avaient l’air de quoi ces
gens ? Vous pouvez les décrire ?
Les
deux gaillards échangèrent un regard interrogateur. C’est le dénommé Pierrot
qui se décida à répondre.
—
La femme, c’est une rousse, une belle fille ! Il y a quelques temps, elle
traînait souvent dans le quartier. Un jour, je l’ai même vue discuter avec
Chris. Au début, on pensait que c’était une bourgeoise qui cherchait à s’encanailler.
Mais non, ce n’était pas ça ! Il paraît qu’elle faisait la charité.
—
Et l’homme ? À quoi ressemblait-il ?
—
Oh, lui ! Le portrait craché de Chris ! En plus vieux. On aurait dit
son père. C’est pour ça qu’on l’a laissé entrer. Il fait sombre ici, sur le
coup on a pensé qu’il venait pour le copain de la petite !
—
Merci, de votre aide ! Et si je peux vous dépanner...
Barlet
sortit son portefeuille. Pierrot accepta le billet puis fit mine de partir.
Pourtant au dernier moment, il se ravisa et parut hésiter.
—
Alors... Vraiment, tu n’es pas de la police ?
—
Mais non, je suis réellement un ami de Melyne et je suis très inquiet pour
elle !
—
Alors, si c’est ça, je peux bien te le dire, j’ai noté le numéro de la guinde.
Je n’ai pas eu de mal à m’en souvenir, à un chiffre près, c’était celui de la
mienne, du temps où j’en avais une ! Si ça peut aider la p’tite...
Pour
un peu, Barlet l’aurait embrassé ! Il inscrivit le numéro et prit congé.
Lorsqu’il eut regagné sa voiture, il s’empara du téléphone portable qu’il
laissait en permanence dans sa boîte à gants. Il composa rapidement le numéro
de Firmin Boitel.
—
Firmin ? C’est Barlet ! J’ai besoin de ton aide, mon vieux.
Figure-toi qu’on vient d’enlever une fille, presque sous mes yeux ! J’ai
le numéro de la voiture. Ils vont certainement se rendre à la gare pour se
diriger vers Bruxelles pour y prendre le premier vol pour l’étranger.
—
Tu la connais, cette fille, Barlet ?
—
Oui, elle s’appelle Melyne Hagnere, vingt-cinq ans, blonde, vêtue d’un jean et
d’un pull-over gris. Je passe à ton bureau tout de suite, je t’expliquerai
tout. Mais si tu pouvais mettre en route un dispositif pour intercepter la
voiture...
—
Ok, ne t’inquiètes pas, je lance un appel et je t’attends.
Depuis
que les occupants du squat lui avaient parlé de l’homme qui ressemblait tant à
Chris, Barlet était soucieux. Melyne n’avait pas parlé du père de Chris. Si Tiberghien
réapparaissait maintenant, inutile de se demander qui avait péri carbonisé dans
l’accident de voiture ! Apparemment, ces gens étaient dangereux et Melyne
était seule, à leur merci ! Tel un porte-bonheur, Barlet effleura dans sa
poche, la vieille montre de gousset qui avait fait la Grande Guerre avec Henri
Vrancken, son grand-père !
Au
commissariat, l’attente fut longue et angoissante. Enfin, la sonnerie du
téléphone retentit ! Boitel décrocha vivement. En même temps qu’il
parlait, un sourire se dessinait sur son visage crispé. Il eut un geste
rassurant à l’intention de Barlet qui, à son tour, respira mieux ! La
voiture des fuyards avait été flashée sur l’autoroute A42. Dans le coffre, on
avait retrouvé la pauvre Melyne étroitement ficelée et bâillonnée. Elle
semblait terriblement choquée mais ses jours n’étaient pas en danger. On l’avait
conduite à l’hôpital le plus proche.
Au
même moment, sous bonne garde, les époux Tiberghien étaient dirigés vers le
Parquet de Liège où Boitel les attendait de pied ferme ! Interrogés
séparément, ils perdirent de leur superbe et c’est l’homme qui passa le premier
aux aveux.
Deux
ans plus tôt, Bertrand Tiberghien avait souscrit une assurance vie en faveur de
sa femme. Depuis, le couple avait régulièrement payé les primes, tout en
cherchant un futur défunt qu’ils puissent substituer au mari. Il leur fallait
quelqu’un qui n’ait pas de famille et puisse disparaître sans laisser de
trace !
De
par sa ressemblance avec Bertrand Tiberghien, et son statut de sans famille et de
pauvre, Chris leur était apparu comme la victime idéale. Afin de s’assurer qu’il
était bien seul au monde, ils l’avaient employé pendant quelques jours en
Outremeuse. Ensuite, ils l’avaient séquestré dans leur cave jusqu’au moment
propice. Une fois son forfait accompli, le couple s’apprêtait à lever l’ancre.
C’est
en réunissant les quelques affaires du pauvre Chris que Madame Tiberghien était
tombée sur une ébauche de lettre adressée à Melyne. Ainsi, contrairement à ses
dires, Chris avait une compagne ! Il avait pu lui parler d’eux. Les
Tiberghien s’étaient affolés, il leur avait semblé urgent de se débarrasser de
ce témoin gênant !
Barlet
regagna le bureau du journal. Passant en revue l’historique de l’affaire, il
réalisa que Chris était encore vivant lors de la première visite de Melyne.
Séquestré, mais vivant ! Jacqueline ne lui avait pas fait part de cette
visite. Chris était mort et Melyne avait bien failli subir le même sort !
Barlet
regretta amèrement de s’être adjoint Jacqueline pour secrétaire. Elle lui avait
paru très professionnelle mais, décidément, il ne l’aimait pas. Toutefois, il n’était
pas homme à porter des jugements définitifs. Le fait qu’elle ait commis une
erreur n’impliquait pas forcément qu’elle en commettrait d’autres aussi graves.
Il lui parlerait sincèrement de cette affaire, tout pourrait peut-être s’arranger.
Dès
qu’il fut installé à son bureau, Jacqueline le rejoignit pour lui communiquer
ses messages. Comme il s’apprêtait à aborder le sujet qui lui tenait à coeur,
Barlet eut une pensée pour Melyne, toute seule, à Saint-Joseph, dans sa chambre
d’hôpital. Il dit à Jacqueline :
—
J’aimerais que vous fassiez adresser des fleurs à Mademoiselle Hagnere. Je vais
vous donner l’adresse...
Il
n’eut pas le loisir de compléter sa phrase. La jolie Jacqueline entra dans une
rage folle.
—
Je n’enverrai certainement pas de fleurs à cette traîne-savates ! C’est
pour me narguer que vous faites semblant de vous intéresser à cette fille...
Autant vous dire que je n’ai pas l’intention de continuer à travailler pour
vous dans ces conditions ! Je suis encore dans ma période d’essai et je
suis en droit de partir immédiatement. Débrouillez-vous pour trouver une autre
secrétaire !
Complètement
éberlué mais serein, après un court instant, Barlet décida sans même sans
douter que Melyne venait de décrocher son premier job de secrétaire !
Liège
(Belgique), 11 février 2014
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