La lettre égarée


       « Madame, Monsieur,
       Vous savez peut-être qu’un enfant, le 7 juillet dernier, a découvert, dans une vieille auto à la ferraille, un sac postal rempli de lettres qui n’avaient jamais été distribuées.
       Mis à la poste, voici trois ans, en fin décembre, ce courrier comprenait principalement des cartes de Noël. La poste se fait un devoir de vous faire parvenir ces lettres et nous vous présentons nos excuses pour ce contretemps.»
       Un contretemps de trois ans ! me dis-je.
       Parmi ce courrier, il se trouvait une lettre de ma femme postée de chez nous, à Boutriks, dans le Samaritain. C’est une ville peu connue des touristes, puisque ne figurant sur aucune carte. Bref !
       Mais, avant de vous en parler, il faut que je reprenne les choses dès le début.
       Ce ne sera pas long.
       Il y a trois ans, très peu de temps après notre mariage, je fus envoyé en tant que correspondant de guerre dans un pays qui n’existe plus : la République de la Soif !
       Lorsque j’y arrivai, les hostilités n’étaient pas encore terminées et ma vie là-bas fut morne et terne.
       Imaginez ma joie au levé d’un jour, lorsque la rédaction du journal me pria de rentrer à Boutriks. Je rentrai chez nous, coïncidence, deux jours avant Noël et ma déception fut grande de ne pas y trouver ma femme. Elle avait dû se rendre dans le sud du Samaritain auprès de sa mère souffrante.
       Après trois ans d’absence, ce n’était pas exactement le retour au foyer dont j’avais rêvé.
       Je dus me contenter d’envoyer à ma femme mes vœux de Noël par iPhone. Elle revint au début janvier. Depuis ma rentrée, plusieurs événements heureux étaient arrivés.
       Nous attendions un fils, j’eus deux promotions consécutives au journal.
       Or, rien ne se serait produit de tout cela, si j’avais reçu la lettre que mon épouse m’avait écrite de Boutriks en temps normal vers la République de la Soif.
       Dans cette lettre, ma femme m’avouait que, métier ou pas, elle avait quelqu’un dans sa vie. Elle affirmait que ce n’était rien de sérieux. Une simple passade à laquelle elle s’était laissé aller parce qu’elle supportait mal la solitude.
       Si je ne désirais pas la revoir, ajoutait-elle, elle le comprendrait parfaitement.
       Lorsque le facteur a déposé cette lettre non distribuée dans ma boîte à lettres, en ce mois d’août, j’étais tellement intrigué que je l’ai ouverte tout de suite. Pendant que je lisais, j’entendais, à l’intérieur de la maison, le ronronnement de l’aspirateur.      
       Si j’avais reçu cette lettre dans la République de la Soif, avant de rentrer de mon séjour prolongé pour mes différents reportages, nerveux et fatigué comme je l’étais, j’aurais certainement rompu notre union aussi vite que la loi m’y autorisait.
       Mais, sur le seuil de notre maison, je me suis mis à penser aux années heureuses qui nous attendaient, sans compter qu’autrefois, je ne m’étais pas toujours conduit comme un saint.
       Le soir de la semaine dernière, en sortant du bureau du journal, je suis entré chez un bijoutier où j’ai acheté un bracelet enrichi de petits rubis. Lorsque, après le dîner, sur la terrasse, je l’ai offert à ma femme (après l’avoir photographié en cas de vol pour les assurances), elle s’est exclamée :
       — Tu fêtes Noël en plein été ?
       — Tu ne crois pas si bien dire, ma chérie, lui ais-je répondu.
       Et je lui ai raconté comment je venais de recevoir, après trois ans de retard, sa lettre qu’elle avait rédigée sur la petite table de la cuisine et qui n’avait pas quitté Boutriks.
       Depuis, nous avons beaucoup parlé, tous les deux, des conséquences de cet heureux incident. Je n’ai jamais voulu connaître le nom de l’heureux élu qui avait mis ses pieds dans mes pantoufles, fumé ma pipe et mon tabac pendant mon absence.


Liège, Belgique, août 2014 



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