Ma noble femme


       — Je vous parle en ami, afin que vous preniez garde à votre ardeur inspirée par la passion plutôt que par la raison. Vos élans vous poussent à croire en une vie facile, à ce que les gens vous acclament à tout va, parce que vous écrivez des âneries en fumant votre pipe à petites bouffées. Vous supposez être reconnu par vos pairs. Vous prenez pour certain que toutes les destinées vous sont ouvertes, les lettres, les représentations à la télévision, les interviews et qu’il suffit d’un instant, d’un instant seulement, pour vous permettre d’aspirer aux plus illustres fortunes. C’est possible, certes, mais vous oubliez que pour aller à tout, vous devez vous souvenir qu’il y a en vous, comme en chacun d’entre nous, un obstacle insurmontable à tout genre de succès et que cet obstacle s’appelle la femme à laquelle on ne peut commander à son aise !
       —J’ai cru bon, répondis-je à mon ami, de vous écouter, mais je puis vous déclarer que vous ne m’avez point ébranlé par vos propos. Nul, si ce n’est moi, ne peut se permettre de juger ma femme. Aucun de vous n’apprécie la vérité de ses sentiments ; cette vérité est sincère dans mon amour et très passionnée. 
       « Mais, tant que je pourrais servir ma femme, tant qu’elle me donnera l’occasion de la seconder, je crierai en elle, parce qu’elle est belle de corps et d’âme. Aucun succès ne me consolerait, si je ne lui faisais pas confiance, et dussé-je limiter ma carrière pour lui servir d’appui, et la soutenir dans ses tourments et lutter à ses côtés contre l’injustice d’une société qui la méconnaît, je croirais n’avoir pas employé envers elle ma force inutilement.
       Je quittai mon ami, en achevant ces paroles, mais je me demandai qui m’expliquerait par quelle versatilité le sentiment qui me les dictait s’éteignait avant même que j’eusse fini de les prononcer. Je voulus, en retournant à pieds, retarder le moment de penser à nouveau à ma femme que je venais de défendre ; je traversai précipitamment la ville ; il me tardait de me trouver seul dans mon appartement.
       Arrivé au milieu de la place où s’élève l’Université, je ralentis la marche, et mille pensées m’assaillirent. Les mots que mon ami m’avait dit m’assaillirent : « Vous devez vous souvenir qu’il y a en vous, comme en chacun d’entre nous, un obstacle insurmontable à tout genre de succès et que cet obstacle s’appelle la femme à laquelle on ne peut commander à son aise ! »
       Je me rappelais les espérances de ma jeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir, les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore d’une réputation que j’avais vue briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec un dédain superbe, et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre et d’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire. J’étais oppressé de mon inaction. Allais-je enfin essayer de réparer grâce à ma femme ?
       Beaucoup de religions et de nombreux États se représentent dans les trésors qu’ils entassent, alors que tous les biens qu’ils accumulent pourraient acheter de la nourriture aux pauvres gens. Je songeai aux paroles de mon ami et soudain je m’aperçus qu’un certain genre de femme pouvait engendrer la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais ; mais, puisque je n’en avais essayé aucune, je les regrettais toutes.
       N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans limites, et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver, au moins, du remords de me dégrader volontairement. Mais, me dis-je en moi-même, ne suis-je point piètre ? C’est possible, c’est certain. Ma vie, puisqu’il s’agit aussi d’elle, est dérisoire.
       Tous les éloges et les louanges que je m’adresse, me dis-je, toute cette fausse approbation envers mon esprit ou mes connaissances, me semblent tout à coup un reproche insupportable. Je croyais voir les bras vigoureux des lecteurs m’assaillir en me tendant, pour une dédicace, un livre qu’ils croyaient plein d’esprit.
       Je devais réagir, retrouver mon courage, penser que l’époque de l’activité n’était pas encore passée, certes, mais l’image de ma femme s’élevait devant moi comme un reproche et me repoussait dans le néant ; je ressentais contre elle des accès de fureur et, bizarrement, cette fureur ne diminuait en rien le sentiment d’angoisse que m’inspirait l’idée de l’accabler.
       Cette femme, la mienne, fatiguée de mes sentiments amers, je le sentais, cherchait tout à coup un refuge dans des sentiments contraires. Elle prenait, soudain, bien malgré moi, la place d’une personne qui me guiderait sur la route malaisée de la vie. Quelques mots prononcés au hasard sur la possibilité d’une alliance douce et paisible me servirent à me créer l’idéal d’une compagne.
       Dans mon modeste appartement, je réfléchis au repos, à la considération, à l’indépendance même que m’offrait un sort pareil en ce 21ème siècle, car les liens que je traînais depuis si longtemps me rendaient mille fois plus dépendant de ma femme que n’aurait pu le faire une union reconnue et constatée depuis des lustres.
       J’imaginais la joie de mon père : j’éprouvais un désir impatient de renouer avec la société et de reprendre la place qui m’était due ; je me représentais opposant une conduite austère et irréprochable à tous les jugements qu’une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, à tous les reproches dont m’accablait ma femme. En fait, n’avait-elle pas raison ?
       Elle m’accuse sans cesse, dis-je à voix haute, d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah ! si le ciel m’avait accordé une vraie femme de chair et d’os, que les convenances sociales me permissent d’avouer, que mon père ne rougît pas d’accepter pour fille, j’aurais été mille fois plus heureux de la rendre heureuse. J’ai eu, dans ma famille, une enfance triste. Vais-je encore souffrir longtemps dans ma vie d’homme à cause d’une femme plus intelligente que moi ?
       « Elle avait plus de vingt ans, lorsque son père est devenu riche. Durant toute cette période, elle avait été libre d’aller et venir dans les soirées dansantes et de se promener librement à travers champs, de sorte que son éducation s’est faite auprès de la nature plutôt que d’un professeur.
       « Elle est ce que nous avons coutume d’appeler ça un garçon manqué ; elle a un caractère fort, indépendant et libre, et n’est enchaînée par aucune tradition. Elle est extrêmement impétueuse, voire volcanique. Elle ne met pas longtemps à se décider et est très déterminée lorsqu’il s’agit de mettre en pratique ses résolutions. En revanche, je ne lui aurais pas donné le nom que j’ai l’honneur de porter si je n’avais pas jugé qu’elle fût, au fond, une noble femme !



Liège, Belgique, septembre 2014



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