Une lampe à pétrole raconte…

   
       Cela se passait il y a longtemps, mais je m’en souviens comme si c’était hier. On était mercredi. Je révisais mes cours pour les examens de fin d’année, et plusieurs matières m’étaient pénibles. Tout le monde, ou presque, est passé par là, un jour ou l’autre dans sa jeunesse. Bien que je n’eusse pas terminé mon travail, j’avais décidé de faire une pause et de me promener dans le quartier.
       Il est bien différent, aujourd’hui. Il faisait beau temps. Tous les arbres étaient en fleurs. La forêt avait des couleurs que j’aimais. Une fois ma promenade achevée, j’étais rentré et je m’étais engagé dans l’escalier qui conduisait au grenier. Il y avait longtemps que je ne m’y étais plus aventuré, et j’avais quelque peu oublié ce qu’il contenait au juste. J’avais ouvert la porte sans me douter que j’entrais dans un sanctuaire.
       Le sanctuaire était obscur. Je songeais qu’il devait être l’un des plus poussiéreux du quartier, s’il s’en trouvait encore de semblables. J’avais promené mon regard sur un grenier qui était un fatras d’objets hétéroclites, quand j’entendis une voix :
      — Bonjour ! Tu viens me tenir compagnie ?
      La voix était rauque et semblait appartenir à une personne d’un âge certain. Je me retournai et n’aperçus personne, si ce n’est une simple lampe à pétrole. C’était une vieille, mais alors vieille lampe qui faisait partie des toutes premières ; je me souviens que les premiers becs pour le pétrole avaient une mèche plate et produisaient une flamme plate. Le verre était bombé, et l’air orienté vers la flamme par un cône déflecteur entourant le tube du brûleur.
       Il faisait calme. La voix reprit :
      — Tu ne rêves pas, c’est bien moi qui te parle.
      Je n’osai en croire mes yeux. J’écartai les vieux rideaux qui obscurcissaient la pièce, aux poutres d’un autre âge, un rayon de soleil traversa celle-ci, m’éblouissant, et un rire émerveillé, extatique, s’était fait entendre aussitôt. C’était le rire, vous l’aurez compris, de cette lampe à pétrole qui devenait, tout à coup, magique à mes yeux. Je me dirigeai vers elle à pas lents.
       Ce n’était pas une de ces lampes comme on en trouve parfois sur les navires ou dans les brocantes. Cette lampe-là ne ressemblait en rien à la lampe à pétrole qu’un membre de votre famille vous a offert en cadeau et que vous ne pouvez bouger de place sous peine de le vexer. En outre, on ne les allume pas. Elles n’éclairent pas grand-chose, elles ne sentent pas bon et noircissent le plafond. Dans ce grenier, on aurait pu l’allumer, il n’y avait rien à craindre pour les plafonds : ils étaient déjà noirs.
      — Pourquoi gloussez-vous ? demandais-je.
       — Je ris de voir le soleil, me répondit-elle, il y a des années que je ne l’avais plus vu, mon garçon. Tu es jeune, tu ne me connais pas, tu dois me trouver ridicule, mais ton grand-père m’a bien connu et aimait beaucoup ma présence… Tu aimes le soleil ?


       — De quel grand-père parlez-vous ?


       — De pépère, voyons !


       — Ah ! Vous l’estimiez beaucoup ?


       — Oui. Il a connu toute ma vie, expliqua-t-elle, du jour où il m’a achetée au marché, jusqu’à celui où ta mère m’a reléguée dans ce lieu.
       Cela ne m’avait surpris qu’à demi de la part de ma vieille qui ne savait pas le goût du beau de s’être débarrassé de cette lampe à pétrole qui, bien avant d’être achetée sur un marché, avait dû vivre dans une ou plusieurs autres vies.
       — Je ne regrette rien, mon garçon, j’ai vécu des années heureuses, sans compter les heures et les jours. Je savais le matin grâce à l’aube, et le soir lorsqu’on m’allumait. En quelle année, sommes-nous ?
       Quand je le lui avais dit, elle ne parut pas me croire. À son front plissé, elle semblait se demander s’il était possible qu’elle eût vécu si longtemps.
       — Le temps passe et coule doucement, puis on devient vieux, dis-je.
       La gaffe !
       — Oh ! Pardonnez-moi… Je ne voulais pas… Vous comprenez ?


       — Oui.
       Elle semblait tout comprendre.
       — Racontez-moi votre vie, s’il vous plaît…
       Elle me regarda comme un médecin qui observe un grand malade qui n’en a plus pour longtemps à vivre.
      –– Mon existence fut limitée à peu de choses. Tous les soirs, ou bien lorsqu’il faisait sombre en fin d’après-midi, l’on me descendait du haut de l’ancienne cheminée de chêne du vieux château sur la table basse du salon. J’y rayonnais, écoutant les histoires que ton grand-père racontait à tes parents, les faits de la journée, les rires étouffés. Je prêtais l’oreille à tous les récits, vrais ou faux, à toutes les aventures, vécues ou fictives.
       Aucune hypocrite ne venant altérer la pureté de mon âme, j’avais demandé :
      — À quelle heure allumait-on la télévision ?


       — À l’époque, mon garçon, la lucarne n’avait pas encore empêché les couples de se parler, le soir, auprès de l’âtre. Sans doute était-ce le bon temps. Je t’accable avec tous ces souvenirs, et je t’en demande grand pardon, me dit-elle.
       J’étais resté ébahi. Je n’osais en croire mes oreilles. Je lui avais dit que son récit m’intéressait. Elle continua, doucement :
       — Moi, intéresser un jeune garçon comme toi, depuis qu’on a inventé l’électricité et que l’on m’a jetée parmi toutes ces veuves noires, dans cet horrible grenier pourri ? Depuis tout ce temps, comment quelqu’un pourrait-il encore s’intéresser à moi ? Quand je suis née…
       Ma lampe à pétrole s’était interrompue car, si elle n’avait jamais compté les années, les mois, les semaines et les jours, elle n’aurait pu dire avec certitude quand on lui avait donné forme.

Des larmes s’étaient mises à ruisseler sur le visage de la belle lampe à pétrole, et je ne savais plus articuler le moindre son ni penser à autre chose qu’à elle ; je me moquais bien de mes devoirs, de ma famille, de la vie et de la mort. Il y avait sur une planète, la mienne, la Terre, une lampe à pétrole à consoler. J’étais ému au plus haut point, j’aurais voulu lui témoigner mon attachement, mais les mots ne venaient pas. Je n’étais pas Boileau !

J’avais fait une proposition à ma lampe.


       
— Souhaitez-vous redescendre au salon, comme par le passé ?


       — Il est absurde de vouloir revenir en arrière à mon âge, tu dois le savoir !
       J’ai bondi dans la cage d’escalier et j’ai demandé à ma mère l’autorisation de redescendre la lampe à pétrole du grenier. J’avais été tellement convaincant, je suppose, en affirmant qu’elle me plaisait beaucoup et qu’elle agrémenterait le salon que ma mère m’avait dit oui.
       — Je voulais la donner à Georgette…
       Georgette, c’était la femme d’ouvrage, qui ne voulait jamais rien mais qui acceptait tout ! J’ai fait la putain, je l’avoue :
       — Tu fais une erreur, tu vas comprendre. Laisse-là ici, tu pourras la montrer à toutes tes bigotes… Crois-moi, elles penseront que tu as beaucoup de goût, même si ce n’est pas vrai…


       — D’accord. File terminer tes devoirs.
       Depuis, installée sur la cheminée en chêne, à côté de la photo de papa, tous les jours, cette lampe à pétrole, devenue électrique, aujourd’hui, rayonne et me raconte un petit souvenir de sa vie, comme au bon vieux temps.



Liège Belgique, juillet 2014






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