LA DIVINE
Voilà de cela plusieurs siècles, Thomas
était dans l’une des prisons d’une petite ville de province, et il n’y était
pas pour la première fois. La cause de ses petits malheurs de jeune homme le dispensait
d’en rougir.
Il
parlait de son « maton » comme d’un homme honnête et charitable, une personne
qui lui avait laissé un bien tendre souvenir ; il ne pouvait pas se dispenser
de remarquer que ce triste ministère était un des plus honorables qu’il y ait
au monde, quand il était exercé avec douceur et humanité.
Madame
Lafontaine, cinquante ans, épouse de ce gardien de prison, était infirme et
presque toujours malade ; elle avait une vielle femme de charge qu’on appelait
« La Divine ». Nom peu connu, même parmi les saints, et que les
prisonniers avaient baptisés ainsi non seulement à cause de sa beauté, mais
parce qu’il n’y avait rien, en fait, qui puisse donner une idée plus distincte
de la Divinité que la charité chrétienne de cette femme.
La
Divine avait près de quarante-huit ans, ce qui ne l’empêchait pas d’être vive,
active, empressée, souvent comme si elle n’en avait eu que quarante. Elle était
même allègre et joviale, car la première des conditions de l’hygiène, c’est une
bonne conscience. Il y a une foncière gaieté du coeur qui n’appartient qu’aux
bonnes gens. Les esprits occupés de mauvaises pensées deviennent, au contraire,
facilement tristes.
Quand
Thomas pensait à La Divine, il croyait toujours la voir avec sa jupe noire,
longue, si propre et si serrée, avec une broche d’argent à la mode délicatement
accrochée à son chemisier.
Elle
n’osait porter visiblement la croix qui y avait été suspendue ; cela n’était,
disaient certaines gens, plus permis ; elle la conservait sans doute sur
sa chair comme par pénitence. Thomas n’avait jamais compris que La Divine eût à
faire pénitence de quelque chose.
C’était
peut-être d’être jolie, car sa pâleur saine et sa maigreur robuste ne lui
avaient pas fait perdre tous les avantages d’une taille bien prise et d’une
figure agréable.
Ce
que Thomas racontait de La Divine, c’était ce que tous en pensaient, bons ou
méchants. Aussi l’influence de La Divine sur les esprits les plus âpres et les
plus rebelles avait quelque chose de plus puissant que la force et qui agissait,
sans qu’on sût au juste comment, par une sorte de faveur providentielle.
À
La Divine le secret d’affermir les cœurs abattus et de consoler les cœurs
désespérés. Quand la rage soulevait au fond des cachots une de ces émeutes de
démons qui se battent avec leurs menottes, et qui meurent, sans se rendre, tout
en mordant la poussière et en pleurant leur mère, on n’y envoyait plus de
matons. On y envoyait La Divine. Un instant après, tout était calme.
Dieu
n’aurait pas cru faire assez pour la prison dont on parle, s’il n’y avait placé
La Divine.
Lorsque
Mme Lafontaine mourut, lui laissant tous ses biens, elle fut
secondée par son fils Pierre dans ce noble et pieux ministère. Pierre était un
homme de vingt-cinq ans, faible de corps, mais infatigable de patience et de
courage, qu’aucun soin ne rebutait pour adoucir les ennuis et pour secourir aux
misères.
Il
ne vous donnerait qu’une idée imparfaite de sa physionomie résignée et non pas
abattue, de son regard bleu, plein de compassion et de tendresse, de sa
chevelure blonde, lisse, aplatie et coupée à angles droits, s’il ne disait que
vous avez pu remarquer des caractères pareils dans le type des bons
travailleurs en usines, ou dans les images des saints, tracées par un peintre
naïf.
Marc
Lemoine, lui, trente-neuf ans, n’était pas un grand personnage, même comme
gardien. Arrivé là, selon les conjectures, sous la protection de La Divine, il
n’y était guère que l’aide et le valet des autres matons. Il apprit tard que c’était
son titre, et que ce titre, chose étrange, était une faveur acquise par sa
bonne conduite.
Quoi
qu’il en soit, il avait été entraîné par Pierre ; il y eut entre eux cette
sympathie d’âge qui rapproche si vite les jeunes gens, surtout quand ils sont
malheureux, et par cette sympathie de croyances, le seul lien social que les discordes
politiques n’eussent pas rompu.
Quand
sa chemise s’entrouvrait dans quelque exercice physique, à rafraîchir les lits
ou à transporter un malade, Thomas avait souvent vu flotter sur sa poitrine le
cordon du scapulaire.
Peut-être
aussi quelque instinct secret l’avertissait-il que le Seigneur avait imposé une
vie commune de misère et de dévouement, et que le bonheur ne serait pas de ce
monde.
La
cellule d’Humberto Orsini, trente-sept ans, prisonnier comme Thomas, était
ordinairement ouverte tous les matins par Pierre que tous chérissaient ; c’était
un de ces égards auxquels tous reconnaissaient la bienveillance de Dieu, car le
salut religieux que Pierre adressait aux prisonniers chaque matin était pour
eux comme une bénédiction répandue sur la journée.
Une
fois, les verrous furent tournés plus tard et plus rudement, sans égard pour le
sommeil, ce qui annonça la visite d’un autre gardien. Celui-ci s’appelait
Nicolas. Nicolas Mandon, cinquante et un ans, le maton d’Humberto.
Nicolas
était un homme bon d’un autre genre de vocation, dont personne ne s’informât ;
il avait été engagé au service des prisons, et il ne s’était pas accommodé sans
efforts, il avait l’esprit de son état ; il y était parvenu de manière à faire
illusion sur ses sentiments naturels à quiconque ne les aurait pas connus.
À
force d’exercer les cordes basses de sa voix, le pauvre diable avait réussi à
se donner une parole rauque et menaçante, qu’il savait rendre plus formidable
en fronçant convulsivement des sourcils épais, mais doux, qui ne furent jamais
destinés à exprimer la colère.
Comme
cette complication d’artifice devait lui coûter beaucoup, il ne répondait
jamais plus brutalement que lorsqu’il avait le dos tourné. Un jour qu’on le
surprît à pleurer sur un homme qui allait mourir, et qui embrassait sa femme
pour la dernière fois, il se plaignit qu’un prisonnier lui eût jeté du tabac
dans les yeux. Thomas avait rencontré dans sa vie plus de vingt matons comme
Nicolas. Les hommes ne sont jamais si méchants qu’ils en ont l’air.
—
Où est Pierre ? s’enquit Thomas, en s’asseyant près de Nicolas, après la
promenade.
—
Pierre ! répondit ce dernier avec aigreur. C’est toujours Pierre qu’on demande
; on dirait qu’il n’y a que Pierre ici. Que fait-il pour les prisonniers qu’on
ne fasse ? Pierre leur apporte-t-il autre chose qu’une cruche et du pain ? Une
cruche, la voilà ; du pain, en voilà : si vous avez affaire à Pierre, allez le
chercher. Pierre est au cachot.
—
Pierre est au cachot ? s’écria Thomas ; c’est une chose impossible. Qu’a-t-il
fait ?
—
Ce qu’il a fait ? Est-ce que je le sais, moi, ce qu’il a fait ? Est-ce que cela
me regarde ? Est-ce qu’il se mêle de ce que font les autres ? Une porte ouverte
trop tôt, une porte fermée trop tard, une lettre remise secrètement avant d’avoir
été lue, une complaisance de lâche et de fainéant ! Il en est capable, le petit
bigot !
Il
n’est pas besoin de dire que Nicolas avait tourné le dos pour prononcer ces
grosses paroles.
—
C’est infâme ! dit Thomas en l’interrompant, c’est horrible ! Si les magistrats
le savaient, on réprimerait sévèrement un tel abus de pouvoir. Le cachot est
une pénalité très grave ; nulle pénalité ne peut être infligée à un homme libre
que par l’autorité de la loi. Cette vexation est indigne à l’égard de Pierre,
comme elle serait indigne au vôtre.
—
Bon ! répliqua Nicolas en le regardant fixement cette fois. Avez-vous pris, par
hasard, votre ami Pierre pour un homme libre qui peut quitter la prison ce soir
en demandant ses gages ? Il est prisonnier du système, comme vous, à cela près
que ces messieurs de là-haut sont parfaitement maîtres de le renvoyer dans ses
foyers et de vous garder en prison !
Cet
honnête Pierre, cette admirable La Divine, toutes les apparences qui frappaient
Thomas le prisonnier et Nicolas le maton ; toutes les notions qu’on venait de
recueillir dans une conversation de deux minutes se confondaient
tumultueusement dans l’esprit ; il était impossible d’interroger Nicolas plus
avant, il n’aurait probablement pas été d’humeur à répondre, mais Thomas
croyait encore entendre Nicolas murmurer sur un ton grave : « Est-ce que je
le sais, moi, ce qu’il a fait ? Est-ce que cela me regarde ? Est-ce qu’il se
mêle de ce que font les autres ? »
Personne ne sut jamais pour quelle raison le fils de
La Divine était passé en justice dès le lendemain. Toujours est-il, quel que
fut le motif de cette condamnation, qu’il fût acquitté à la majorité de neuf
voix sur douze. On ne sera peut-être pas étonné si Nicolas affirma faussement que
jamais résultat avantageux d’un scrutin ne lui avait été plus agréable.
La
première chose qui l’occupa, quand il rencontra Pierre libre, ce fut son
histoire de fils de La Divine. Un vieux prêtre, saintement téméraire, s’était
réfugié dans leur famille, pour porter des espérances à son troupeau de
chrétiens sans pasteur et sans autels. Il tendit ses longs bras, comme un
martyr des premiers âges de l’Église. Son petit peuple du hameau l’admirait et
le défendait, malgré lui, contre les mécréants, avec cette ardeur de dévouement
que la religion inspire toujours quand elle est persécutée.
Ils
étaient quinze dans cette petite prison. Treize moururent dans l’année, après
avoir reçu la dernière bénédiction de ce prêtre. La grand-mère de Pierre avait
près de soixante-quinze ans lors de son décès ; son petit-fils venait d’attraper
une maladie inconnue dont on ignorait jusque-là les symptômes ; quant à La
Divine, elle gardait la chambre, alors qu’elle était dans sa quarante-neuvième
année.
La
civilisation se faisait peut-être de plus en plus belle, bien que ceux qui la
rapportaient toute faite ne puissent pas la raffermir sur des bases éternelles,
parce que Dieu n’en voulait pas. La révision de certaines procédures
exceptionnelles était devenue facile. Un grand nombre d’honnêtes gens s’intéressèrent
au sort des uns et des autres, regrettant toutefois la présence de La Divine.
Il
n’y a rien de si commun, que de trouver des cœurs tout disposés à la réparation
du mal, quand il n’y a plus de personnes à l’empêcher. Thomas ne parlait pas de
ses efforts à ses amis de prison qu’il ne voyait pas souvent, parce qu’il
savait déjà, par une expérience précoce, que la moindre révolution de bureau
pouvait les rendre inutiles.
Au
moment où les pièces qui annulaient leur jugement lui arrivaient, bien
authentiques et bien légalisées, il vola vers eux, dix fois plus heureux qu’il
n’était, en les quittant le jour de son absolution. Il porta à La Divine et à
Pierre cinq ans de liberté.
Aussi
me souvient-il de ce reportage effectué à cette prison dont je parle ; je me
rappelle surtout de ce que me dirent les livres de cette époque lointaine qui
parlaient de cette expression où on eût dit que les prisonniers n’avaient ni
souffert ni vus souffrir depuis des années.
C’était
à 16 h, disent les livres, par une belle journée d’été, comme il en est
quelquefois en juillet, alors que l’heure n’est pas expirée et alors que les
prisonniers jouissaient encore dans la cour, sous la lumière d’un plein soleil,
bien tiède et bien réjouissant, de ses dernières minutes de récréation. Il y
avait déjà dans les prisons, disent les livres, un temps et un lieu qui étaient
assignés à la récréation.
—
Nous sommes libres, s’écria-t-on tout à coup, en sautant tour à tour au cou de
Pierre et de La Divine qui étaient sortis pour assister à l’événement.
Tout
le monde avait compris, et l’émotion de ces pauvres gens, qui baignaient de
larmes leurs joues et leurs cheveux, expliquait assez ces paroles.
Après
cela, il y eut un grand silence, un silence grave et triste ; il y avait d’autres
liens à rompre, dans une prison où on habite depuis sept ou cinq ans, que ceux
de la captivité.
La
Divine regardait ces femmes, ces convalescents, ces infirmes dont elle avait
été si longtemps la mère, et qu’elle s’était flattée de ramener peu à peu à la
religion et à la vertu ; elle s’arrêta enfin devant un vieillard tout cassé,
que la fatigue de l’âge ou l’excès de la joie avait comme enchaîné à sa place
et lui avait dit :
—
Eh ! Georges ! qui te portera ton bouillon ?
Ensuite
elle revint à Thomas, et, pressant sa main entre les siennes :
—
Ils sont enfin libres, dit-elle.
—
Oui, La Divine, dit-il.
—
Il pourrait sortir avec vous maintenant, s’il voulait ? lui dit-elle.
—
Oui, La Divine.
—
Vous me mèneriez chez l’avocat de mes prisonniers ?
—
Oui, La Divine.
—
Vous pourriez me montrer la maison du médecin de mes malades ?
—
Oui, La Divine et aussi l’église qui va rouvrir ses portes ; nous vivons
sous un gouvernement humain, juste, éclairé, qui sentira la nécessité d’appuyer
son pouvoir sur la foi. Dieu est le meilleur des auxiliaires.
—
Vous avez raison, mon ami !
La
femme du geôlier l’embrassa et fit un mouvement involontaire pour se retenir.
—Voilà
qui est bien, dit-elle en souriant, pendant que du revers de la main elle essuyait
ses yeux. Je ne suis pas encore si vieille que je ne puisse pas honnêtement
gagner mon pain chez mes maîtres. Voilà les heures qui sonnent, tout le monde
devrait aller se coucher ! Nous nous retrouverons demain.
—
Où irez-vous, demain, La Divine ? demanda Thomas
—
Pour être plus utile ou plus heureuse ? Une maison, un village, une famille, il
n’y en a plus pour moi : le cimetière même ne me dirait rien, mon mari n’y est
pas. Vous savez qu’il est mort bien loin d’ici, et qu’on l’a mis je ne sais où.
Quant à Pierre, c’est autre chose ; il est beau, patient, et, par-dessus tout,
craignant Dieu. Si le monde est revenu au bien, comme vous dites, Thomas, mon
pauvre Pierre prospérera peut-être. J’en doute, cependant.
—
Viens ici, mon enfant, que monsieur te bénisse et qu’il te dise adieu !
Pierre
n’avait pas encore parlé. Il paraissait plongé dans une méditation sérieuse et
embarrassé de rompre le silence ; enfin, il se rapprocha de La Divine, à l’appel
qu’elle venait de lui faire.
—
Jamais, ma mère, je ne vous quitterai, dit-il avec fermeté.
—
Il a pensé quelquefois à la vocation qu’il suivrait quand mon temps sera fini ;
il aurait voulu être prêtre, mais il n’a pas eu le loisir de devenir savant. Au
reste, si le ministère de prêtre est grand, celui de gardien de prison a des
devoirs qu’il aime et auxquels il ne veut pas se soustraire. Nicolas a besoin d’un
aide et il sait maintenant qu’il peut compter sur les conseils de Pierre. Ce
métier sera pourtant dur pour lui, il ne lui reste que quelques temps !
Les
prisonniers étaient partis. Nicolas n’avait plus de motifs pour contraindre l’expression
de son excellent naturel.
—
Reste ! Reste ! criait-il à Pierre en pleurant à chaudes larmes.
—Je
reste, mon ami, je reste avec La Divine. N’est-ce pas ma place ? Puis, se
tournant du côté de Thomas, il interrogea :
—
Ne feriez-vous pas comme moi ? dit-il.
—
Oui, mon ami, oui, répondit celui-ci.
Ils
restèrent tellement qu’ils sont morts au service des nouveaux prisonniers.
Liège,
31 janvier 2014
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