La première enquête de Lenoir



       Cela se passait un soir d’hiver à Soumagnac, un petit village qui n’est repris sur aucune carte des Ardennes belges ni d’ailleurs. Tous les dimanches, dans le centre du patronage du hameau de l’endroit, un adolescent du nom de Jean Lenoir, dit Jeannot, racontait des histoires policières aux jeunes patronnés de l’endroit. Son talent de déduction lui valut bientôt d’être reconnu, petit à petit, par ses amis.
       Un jour, sur le seuil du petit commissariat de la commune de Soumagnac, on pouvait voir un homme grand et élégant qui, cigare aux lèvres et mains derrière le dos, écoutait un jeune homme aux cheveux noirs. L’homme au cigare, c’était le détective chargé des tâches que le commissariat ne parvenait pas à élucider. Il se nommait Maurice Durant. Jeannot Lenoir s’appelait Jeannot Lenoir.
       — Monsieur Durant, dit-il, vous êtes le plus grand détective du monde.
       — Vous trouvez, jeune homme ?
       Flatté, Maurice Durant s’était incliné avec courtoisie.
       — Je voudrais devenir détective, moi aussi. J’ai lu des quantités de romans policiers.
       — Pourquoi pas boxeur, pendant que vous y êtes ? Allons, jeune homme, la chasse à l’homme est un métier difficile. Les criminels sont des gens dangereux.
       — Oui, mais ne devrait-on pas faire plus que de les pourchasser ? Essayer de les comprendre, par exemple ?
       Durant ne comprit pas. Lenoir s’expliqua :
       — Il arrive souvent que des gens simples, même sans aucune formation, comme moi, ramènent des criminels dans le droit chemin. En écoutant ces criminels sans pour autant les montrer d’un doigt  accusateur ! Si seulement vous m’acceptiez comme collaborateur !
       Le visage de Durant commença à s’empourprer. L’adolescent se hâta d’enchaîner :
       — À tout hasard, notez mon nom, Jeannot Lenoir, et mon adresse. On ne sait jamais.
Un début
       Durant aurait sans doute oublié le jeune Lenoir s’il n’avait, quelques mois plus tard, été convoqué par le commissaire de police.
       — Une de nos citoyennes, Madame Dominique Luzin, a été victime d’un vol, voilà quinze jours. Tous ses bijoux, dont on ne peut estimer la valeur, ont disparus du coffre-fort de son domicile. Selon madame Lizin, le coupable ne peut pas être un des domestiques. Ils travaillent chez elle depuis des années et ont toute sa confiance. Nous enquêtons depuis treize jours mais sans résultat.
       —Vraiment vous n’êtes même pas capable d’attraper un moustique, commissaire ? dit Maurice Durant d’un air lugubre. Je vous les retrouverai, moi, les bijoux de cette brave dame. Je vais m’en occuper.
              — Impossible, malheureusement, dit le commissaire de Soumagnac. Voyez-vous, Mme Lizin se méfie de vous et des détectives de métier dans votre genre. Elle souhaite confier l’affaire à un inconnu, quelqu’un d’inexpérimenté, un idéaliste, quoi ! Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait avoir ce profil, Durant ? Quelqu’un qui pourrait devenir votre assistant, sans vous créer ombrage ?      
       C’est alors que Durant se souvint de Jeannot Lenoir. Dès le lendemain, il prenait contact avec le jeune homme. II lui signifia sans ambages qu’il l’engageait uniquement pour faire plaisir à Mme Dominique Lizin tandis que lui, Maurice Durant, mènerait l’enquête à bien. Il attendrait simplement de Lenoir ce qu’il aurait découvert d’intéressant.
–– C’est déjà un commencement ! se dit joyeusement Lenoir.
C’est à midi que Durant avait engagé Jeannot Lenoir comme assistant. À 18 heures, il écoutait avec satisfaction le rapport de son jeune « assistant ».
Un indice sensationnel
       J’ai un renseignement de premier ordre, déclara-t-il avec animation. La police a négligé un indice sensationnel. Jugez-en ! Peu avant le départ en vacances de Mme Lizin, voilà un mois, un électricien est venu faire une réparation au second étage. Il s’appelle Joseph Biron et il habite dans le haut de la commune, rue Henri Gillet. J’ai questionné les commerçants du quartier en me faisant passer pour un étudient. J’ai appris que cet électricien était aussi serrurier. Il a travaillé pour une maison qui fabrique des coffres forts. Sa femme loue des chambres aux étudiants.
       Maurice Durant envoya Jeannot Lenoir se reposer et se renseigna sur Joseph Biron.
       — Votre théorie s’effondre, annonça-t-il à Lenoir le lendemain. Biron a bien travaillé quelques semaines dans une fabrique de coffres forts, mais il a une excellente réputation. Il est bon père, bon mari, économe, etc. Ce vol est l’oeuvre de professionnels et ce brave garçon est innocent.
       — Sûrement pas. J’ai l’intuition que le coupable, c’est lui. Il faut que nous l’amenions à avouer.
       — Je ne suis pas de cet avis, jeune homme. En tout cas, vous avez bien travaillé. À partir de maintenant, à moi de jouer.
       — Malheureusement, non, dit Lenoir, car Mme Lizin m’a donné l’ordre formel de m’occuper de cette affaire comme je l’entendais et de l’avertir si quelqu’un voulait me mettre des bâtons dans les roues.
       Dépité, Durant jeta le cigare qu’il venait d’allumer.
       — Je capitule ! dit-il avec humeur. Suivez la piste Biron. Moi, pendant ce temps, je trouverai les bijoux.
Une famille angoissée
       Dans l’après-midi, Jeannot Lenoir, vêtu de ses habits les plus simples, sonnait à la porte de la maison des Biron, située rue Henri Gillet. Une brave mère de famille en tablier vint lui ouvrir.
       — Madame Biron ? Je cherche une chambre à louer, déclara Lenoir. On m’a dit...
       Le soir même, Lenoir devenait pensionnaire chez l’électricien. Dès le premier repas qu’il prit avec la famille, Lenoir sentit qu’il y avait un mystère dans la maison. Tous semblaient bien s’entendre, mais chacun cachait aux autres quelque chose.
       Il remarqua plusieurs fois que les deux filles échangeaient un coup d’œil quand leur mère avait le dos tourné. Il y avait dans les yeux de Mme Biron une curieuse résignation. Mais c’était son mari qui avait l’air le plus malheureux. Il restait assis à fixer son journal d’un œil sombre ou il suivait sa femme du regard d’un air désespéré.
       Les deux jeunes filles mirent leur pensionnaire sur la voie.
       — Maman est malade..., beaucoup plus qu’elle ne le suppose. Si on ne l’opère pas bientôt on peut craindre le pire. Nous économisons bien jusqu’au moindre centime, mais...
       Lenoir devait apprendre ensuite de Mme Biron un autre secret.
       — Je sais à quel point je suis malade, mais je n’en parle pas à mon mari, ni aux petites. Cela ne ferait que leur rendre les choses plus pénibles.
       Le mari, lui, ne disait rien, mais Lenoir se doutait maintenant de ce qui avait dû se passer. Joseph avait eu besoin d’argent pour l’opération de sa femme et il avait volé les bijoux sans réfléchir aux conséquences. Il avait dû se rendre compte qu’il serait pris, surtout qu’il avait appris que si des bijoux sont coûteux à l’achat, on n’en obtenait pas grand chose, sinon presque rien, lorsqu’on souhaitait les revendre. Joseph était désespéré !
Lenoir s’invente un frère
       Lors des soirées, Jeannot Lenoir et les Biron s’installaient sur le perron et bavardaient. Quand les journaux signalaient un vol, Lenoir déclarait :
       —Je parie que, maintenant, ce voleur en a gros sur le coeur. Le pauvre diable a sûrement cédé à une tentation irrésistible.
       Joseph Biron détournait alors promptement la  tête et changeait de conversation. Mais, un soir, Lenoir se trouva seul avec lui. Il avait l’air abattu.
       — Il me semble que vous vous intéressez vraiment beaucoup aux crimes, Lenoir. Vous ne parlez pas d’autre chose.
       — Peut-être ais-je mes raisons.
       — C’est-à-dire ?
       Il paraissait agacé.
       — Vous me promettez de ne pas le répéter ? Eh bien ! c’est parce que mon frère, un jour, a commis un vol.
       —Votre frère ! Et vous qui avez tant de bons principes !
       — Il avait vu qu’il y avait de l’argent dans le tiroir du bureau de son patron. La tentation a été trop forte. Après l’avoir pris, il ne savait plus qu’en faire. Et, pourtant, il en avait besoin. Mais, un soir, il m’en a parlé... et j’ai trouvé un moyen.
       — Un moyen de faire quoi ?
       — De rendre l’argent, bien entendu. Peut-être pas tout, mais la grosse majorité de ce qu’il avait volé. Personne n’a jamais su qu’il avait volé.
       Joseph se leva et s’en fût se coucher sans dire bonsoir.
Lenoir s’improvise voyant
       Peu après, Lenoir avoua timidement qu’il savait dire la bonne aventure. Aussitôt, Mme Biron et ses filles lui demandèrent de leur tirer les cartes. Le voyant prédire l’avenir, cela les stupéfia !
       —Joseph ! s’écria Mme Biron. Il faut que tu laisses Jeannot te tirer les cartes aussi.
       — Non, répliqua l’homme avec fermeté.
       Le dimanche suivant, Lenoir se plaignit d’avoir mal à la tête et resta au lit, pendant que Mme Biron et ses filles se rendaient à la messe. Quant ils furent seuls, Joseph demanda à Lenoir s’il ne se sentait pas trop fatigué pour lui prédire l’avenir. Lenoir étala les cartes sur la table de la salle à manger. De l’index gauche, il désigna gravement l’as de pique.
       — Les cartes disent que vous êtes en danger, Joseph. Ce n’est pas la mort. Ce n’est pas une maladie. D’un côté, je vois un grand bâtiment gris qu’entoure un haut mur. II y a une grille ouverte et une main qui se tend... pour vous saisir. De l’autre côté, il me semble apercevoir une lumière et cette lumière a l’air de vous faire signe. Je ne vois pas si vous courez vers la lumière ou si vous serez entraîné de l’autre côté de la grille. Cela dépend probablement de vous, raconta le jeune détective.
       Brusquement, Lenoir rassembla les cartes dans ses mains.
       —J’ai trop peur pour continuer. Peut-être, un autre jour, vous tirerai-je à nouveau les cartes...
       Après dîner, alors qu’ils se trouvaient sur le perron, Joseph demanda :
       — Comment votre frère a-t-il pu rendre l’argent sans se faire prendre ?
       — Le plus simplement du monde, répliqua Lenoir. Il a téléphoné à un service de messagerie et demandé qu’on lui envoie un coursier. Il a attendu le coursier dans la rue, lui a donné l’argent enveloppé dans un papier et l’a chargé de rapporter le paquet à son propriétaire sans lui dire d’où venait le colis.
La démission provisoire de Jeannot Lenoir comme détective privé
       Le lendemain matin, les Biron perdaient leur pensionnaire et Durant son assistant.
       —Vous aviez parfaitement raison, monsieur Durant, déclara Lenoir. Le métier de détective n’est pas un travail de jeune homme. Et vous aviez raison aussi en ce qui concerne Biron. Ce n’est pas le criminel que vous cherchez.
       —Ah ! vous voyez ! s’exclama Durant visiblement satisfait. Quand j’aurai trouvé les bijoux, je vous expliquerai comment je m’y suis pris.
       — C’est cela, dit Lenoir, avec un petit sourire, faites-moi avertir par un coursier.
       Maurice Durant regarda le jeune Lenoir sortir du commissariat, puis il s’en fut trouver le commissaire.
       —J’avais prédit que les choses finiraient de cette façon, déclara Durant. Si Mme Lizin veut bien maintenant me laisser résoudre l’enquête au sujet de ses bijoux tranquillement, sans compliquer mon travail en m’imposant un assistant, je retrouverai ses bijoux.
       — Ce n’est plus possible, Durant, mais madame Lizin abandonne les recherches... Elle s’occupe de fonder une société d’assistance médicale. C’est votre petit détective amateur qui lui a donné cette idée, ce matin.
       — Mais ses bijoux ? s’exclama Durant ahuri.
       — Oh ! Vous ne saviez pas ? Ils ont été rapportés hier soir... par un coursier.
       Ce fut à partir de jour-là que Lenoir décida d’exercer ses talents de détectives privés quand il serait grand. Quelques années plus tard, il quittait Soumagnac pour la ville de Paris où il fonda la « Société de détectives privés Lenoir », sise 107Avenue Moderne, dans le 19ème arrondissement

Liège, Belgique, août 2014

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité