Une soirée de juillet entre amis


       Ce matin, le temps est radieux, Je choisis une pipe dans le râtelier qui se trouve sur mon bureau et, après l’avoir bourrée consciencieusement de tabac Semois auquel je mets le feu, je prends place sur le fauteuil en cuir rouge qui se trouve derrière mon bureau. J’aime bien cet instant de la journée où on entend peu de bruit sur le boulevard. À cette heure-là, ce n’est pas encore le moment où les employés se dirigent en soupirant vers leurs bureaux.
       Je regarde les volutes de fumée monter jusqu’au plafond et, Dieu sait pour quelle raison, les souvenirs de la soirée d’hier me reviennent à l’esprit. Les Demarteau et moi sommes de vieux amis qui, tous les mois, allons dîner l’un chez l’autre ; une fois chez eux, dans un lointain faubourg de Liège, l’autre fois chez moi, en plein centre de la ville. Cette habitude remonte à plusieurs années, à l’époque où je résidais encore à la campagne.
       Je me souviens du temps où je me rendais chez eux, accompagné de mon épouse et où les femmes discutaient des dernières recettes découvertes à la lecture des magazines ou par les émissions culinaires de la télévision interposées. Aujourd’hui, je me rends seul à leur invitation mensuelle. Le fils des Demarteau, Michel, est dans sa dix-septième année et ne réalise pas que ses parents aient pu vivre d’une autre façon que celle d’aujourd’hui.
       Marc Demarteau fut comptable pendant cinquante-six ans dans un grand magasin de la ville. Chaque matin, il prenait l’autobus, pour se rendre à son travail et, quand on lui demandait pourquoi il ne s’achetait pas une voiture, il répondait invariablement : « Certainement pas. La première fois qu’on m’a proposé d’avoir une voiture, en regardant l’état des routes, j’ai voulu survivre et j’ai décliné l’offre ! »
       Encore un point commun. Je ne sais pas, et n’ai jamais voulu, apprendre à conduire ; je ne me vois pas en train de faire attention à la priorité de droite ou cherchant un lieu public, nerveux, pour stationner, maudissant le moment où, ayant laissé passer les heures, je constaterai que l’on vient de me dresser une contravention. Je préfère de loin me laisser conduire et j’opte, quitte à passer pour un ringard aux yeux de la nouvelle génération, pour le bus. À mon âge, celui de la pension, je ne paie plus ma place et peux ainsi me promener tout à loisir dans le sud de mon pays, voire dans la capitale de celui-ci, à Bruxelles.
       Hier soir, après les éternelles salutations, j’avais offert une boîte de cigares à Marc et des chocolats à Marine qui prétendit que ces gourmandises allaient encore la faire grossir, alors qu’elle est mince comme un haricot. Comme d’habitude, le séjour était bien ordonné et, sur une table basse, les amuse-bouche étaient alignés tels des soldats. J’avais acheté pour leur fils Michel le dernier album à la mode, sachant qu’il allait murmurer : « C’est dépassé ! » ; je m’étais dit qu’il apprécierait peut-être mon dernier roman, sans pour autant en être tout à fait sûr !
       Depuis des années, déjà, Michel s’habitue mal à la vie de ses parents, qu’il traite d’anormaux, parce qu’ils ne partagent pas les mêmes opinions que lui. Pourtant, Marc et Marine font le maximum pour rester dans le coup, comme on dit, même s’ils supportent assez difficilement le nouveau vocabulaire comme cramer, choper, s’arracher, barjo, bâtard, blaireau, blé, meuf, keuf et autres. « C’est la vie, avait dit Michel à son père, car vivre comme toi, c’est barge ! »
       — Parle français, bon sang ! s’exclama mon ami furieux. Nous avons la chance inouïe de pouvoir écrire et parler la plus belle langue du monde.
       Ce n’était plus facile, en ce jour, d’élever des adolescents ou, plus exactement, des ados, puisqu’on ne pouvait plus écrire ou prononcer les mots dans leur entièreté. Le timbre de la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre, au moment où Marc me servait un Ricard.
       — Ça doit être Joëlle, dit Marc, alors que son fils se dirigeait fiévreusement vers la porte.
       — Tu n’oublies rien ? avait dit Marine en secouant la tête de gauche à droite. Tu pourrais dire merci pour le CD et le livre, non ?
       Le jeune homme murmura un oui étouffé et s’en alla comme si sa vie dépendait de cette rencontre.
       Marc et Marine me contèrent leurs difficultés à obtenir des signes de compréhension de la part de leur garçon. Michel avait demandé, quelques semaines plus tôt, les clefs de la maison en disant qu’il allait au cinéma avec les copains de Joëlle et le frère de ce dernier. À une heure du matin, Michel n’était pas encore rentré. Dans son inquiétude, Marc avait téléphoné chez Manon, la mère de Joëlle, et avait réveillé tout le monde.
       La mère de la jeune fille lui avait répondu que sa fille dormait certainement et qu’elle n’était pas sortie. Entretemps, Joëlle, réveillée par le téléphone, s’était précipitée en tâchant d’arracher le portable des mains de sa mère. Marc l’avait entendue parler, toute haletante. La maman avait dit à Marc, dépassé par les événements :
       — Joëlle est ici. Elle dit qu’effectivement Michel et elle avaient décidés de sortir ensemble, mais que tout a raté et que Michel est sorti avec d’autres jeunes gens. Je suppose que cela doit être vrai ? Je ne lui ai rien demandé !
       Marc l’avait remerciée et s’était senti pâlir la conversation terminée.
       Je commençais à comprendre, tout doucement, ce qui clochait, grâce à la dernière phrase de cette mère : « Je ne lui ai rien demandé ! » Généralement, les parents des jeunes filles les surveillent abondement ; ce sont à elles, plutôt qu’aux garçons, que les parents posent la question : « Où es-tu ? »
       Ici, le couple de mes amis inversait les rôles. Mon ami affirmait s’être précipité à la fenêtre, sans rien apercevoir, cependant ; ensuite, il était allé réveiller Marine qui dormait d’un sommeil lourd ; ils s’attendaient à ce que leur fils rentre plus vite, s’ils restaient ainsi comme deux vieux ploucs à la fenêtre. Au bout d’un instant, une grande voiture grise s’était arrêtée devant la porte. Marc avait vu Michel en sortir et se retourner pour faire de la main un geste d’adieu affectueux.
       — C’est la BMW de Myriam, avait déclaré vivement Marine.
       La voiture avait fait demi-tour dans un crissement de pneus très prononcé et s’était éloignée dans la nuit étoilée. Mon ami avait demandé à Marine qui était Myriam. Marine lui avait répondu, comme si ce n’était pas un drame, qu’il s’agissait d’une amie de Joëlle, une femme d’une trentaine d’années.
       Michel avait ouvert silencieusement la porte. En les voyant tous deux debout, en robe de chambre, à l’entrée de la salle à manger, il était resté un moment interdit et comme sur le point de se sauver, puis il s’était avancé, un peu pâle, mais souriant, en s’efforçant d’avoir l’air naturel.
       — Bonsoir ou bonjour, avait-il dit. Je rentre tard. Vous n’auriez pas dû rester debout à m’attendre.
       Il s’était approché d’eux et se dirigea vers Marine pour l’embrasser comme tous les soirs. Mais il regardait son père.
       — Écoute, Michel, lui avait dit ce dernier gravement, en s’obligeant au calme, nous avons téléphoné à Manon. Inutile de mentir. Où es-tu allé ?
       Il avait lancé les clefs sur la table de la salle à manger avec un geste de mépris. Ensuite, il avait déclaré :
       — Allez au diable. C’est de votre faute. C’est vous qui m’obligez à dire des mensonges. Je ne peux même pas sortir seul à mon âge ! J’ai dix-sept ans ! Je dois toujours rentrer à telle ou telle heure et toujours téléphoner afin de prévenir d’un éventuel retard. À dix-sept ans ! Réveillez-vous, les vieux, nous sommes au 21ème siècle ! Je me rends ridicule ! Quand il m’arrive de vous téléphoner, c’est toujours maman qui répond. Je sens que sa main tremble à en laisser tomber le téléphone. J’essaie toujours de ne pas me moquer d’elle, lorsqu’elle m’interroge gravement par les mots : « Où es-tu, Michel ? »
       — J’ai le droit de savoir, avait dit Marine.
       — Tu as encore certains devoirs envers moi, certes, mais quant aux droits… Tu ne t’es jamais dit que je pouvais répondre n’importe quoi, à ta question ? Je peux très bien te dire que je suis aux cours, alors que je me prélasse dans un bar avec des copines !
       J’ai failli rire de bon cœur quand Marine a lâché : « Mon Dieu, tu te rends compte ! »
       Brusquement, Marc avait interrompu son garçon pour lui dire à brûle-pourpoint qu’il ne lui permettrait jamais de faire ce que font beaucoup de jeunes.
       — Tu ne me le permettrais pas ? De quoi te mêles-tu ? Tu n’es même pas mon père ! Si je dois obéir à quelqu’un, c’est à maman. Quant à toi...
       Marine n’avait pas voulu intervenir tout de suite, parce qu’elle craignait que Marc n’aggravât la situation. C’est alors qu’elle lui avait demandé de les laisser seuls.
       Elle avait prié Michel de s’asseoir, comme s’ils étaient en visite, et s’était assise aussi. Michel faisait la moue, comme lorsqu’il était petit garçon. Elle s’était dite qu’au fond son fils était un gentil p’tit gars. La crise de révolte que traversent tous les ados était passée. Il avait sorti de la poche de la veste de son jean un paquet de cigarettes américaines.
       Jusqu’alors, bien que Marine sache que Michel fumait depuis longtemps, elle n’avait pas encore remarqué combien le geste d’ouvrir le paquet lui était devenu familier. Elle ne revint pas sur la question de savoir où il avait été, et avec qui. À sa grande stupéfaction, ce fut Michel qui entama la conversation.
       —Joëlle et moi, nous avons eu des mots. Elle m’a dit qu’elle était sortie avec Germain Servais, le fils de l’instituteur, et qu’ils avaient passé d’agréables moments. Bref ! Du coup, je n’étais plus d’humeur à sortir avec elle, tu comprends ? J’avais bien remarqué que Myriam était assise au « Bar des Jeunes » et qu’elle y était seule, mais… Enfin, après un moment, j’ai dit le mot de Cambronne à Joëlle et je me suis dirigé vers le bar où Myriam sirotait un soda. J’ai voulu essayer de draguer Myriam, je n’y arrivais pas ; elle a été formidable, parce qu’elle m’a dit : « Michel, tu n’es pas obligé de me draguer pour m’inviter à danser ! On y va ? » J’ai passé une agréable soirée et je me suis bien amusé !
       — C’est très bien. Mais, si tu es tombé amoureux de Myriam, c’est bien gentil envers cette personne mais c’est moins gentil envers Joëlle !
       Michel avait dit qu’il était certain de ne pas être amoureux de Myriam et qu’il tenait toujours à Joëlle. Marine avait voulu savoir pourquoi Joëlle sortait avec l’un puis avec l’autre, risquant ainsi sa réputation. Michel s’était mis à rire.
       — Mais tu es en retard de deux siècles, maman !
       Marine avait eu envie de riposter en affirmant d’abord qu’elle n’était pas née deux siècles auparavant et, elle avait continué de lui parler sur le ton de la douceur, en essayant de se faire comprendre et de le comprendre.
       — Mon amie Mauricette dit qu’elle est beaucoup plus âgée que toi. Si tu étais sorti avec une camarade de la faculté, ce serait différent ; mais, il y a quelque chose qui ne me plait pas dans cette nouvelle amitié. Voilà deux fois que tu rentres très tard. Hier, j’ai même pensé que tu avais dîné dehors...
       Marine espérait que son fils allait la contredire. Il avança qu’en effet il avait dîné dehors, avec Myriam ; puis, il avait poursuivi froidement :
       — Écoute, maman. I1 vaut mieux nous expliquer clairement. J’en ai assez de sortir avec les amies des amis. Ils n’ont pas le sou ; ils ne racontent que des choses sans intérêt et, quand ils vous invitent quelque part, c’est dans un snack, en plein courant d’air, où on a les mains et les pieds gelés au bout de dix minutes. La plupart de leurs copines, maintenant, trouvent un prétexte pour ne plus sortir avec eux ! Comprends-moi bien, maman, je ne veux pas mener la vie que vous avez eue, papa et toi.
       « Papa est peut-être un homme extraordinaire, différent des autres, je le sais, et je l’adore ; je regrette d’ailleurs ce que je lui aie dit tout à l’heure au sujet de sa paternité ; mais, plutôt que de mener la vie que vous avez menée, j’aimerais mieux me tuer. Je n’ai qu’une carte à jouer : le mariage. Je dois la jouer très vite, parce que je ne dois pas me faire d’illusions, je n’ai pour moi que la jeunesse. Je n’ai pas un grand nom, je n’ai pas un père connu dans la politique ou dans le monde des Lettres, je ne suis même pas bien habillé. C’est pourquoi, si je dois sortir, je sortirai : il faudra vous y habituer. Ne crains rien, maman, je ne fais rien de ce que tu appelles le Mal.
       Marine avait souri mais son expression était glacée, à peu près la même qu’elle avait quand, à l’âge de six ans, Michel lui avait déclaré : « Je sais tout ! » et lui avait annoncé qu’il ne croyait plus au Père Noël.
       — Et les sentiments ! Qu’en fais-tu, alors ? répondit-elle à Michel le jour de l’incident.
       Michel l’interrompit pour lui dire qu’elle ne comprenait rien.
       — Ben, voyons ! avait dit Marine. Mais, nous comprenons fort bien, en vérité, et nous te demandons quelle place tu donnes à l’amour dans tout cela !
       — Quel rapport ? avait-il questionné. Tu crois que votre vie c’est l’amour ? Cette pauvreté, cette façon de vous éreinter, de renoncer à tout ! Te rends-tu compte de l’état où tu te trouves, à ton âge ? Tu ne vois donc pas que papa est un raté et qu’il t’a entraînée dans sa faillite ? Si tu as de l’affection pour moi, comment peux-tu me souhaiter une vie pareille à la vôtre ?
       Marine s’était levée précipitamment pour fermer la porte, de peur que Marc n’entendît. Elle avait expliqué à son fils qu’elle avait toujours été très heureuse et qu’elle lui souhaitait sincèrement de l’être autant qu’elle.
*
 *             *
       Hier au dîné, l’incident une fois raconté, mes amis avaient certifiés n’en n’avoir jamais plus parlé, fût-ce avec des signes d’intelligence. Mes amis savaient ce qu’était l’amour. Bien qu’il eût entendu son fils le traiter de rater, malgré la porte fermée, le jour de l’incident, Marc n’en n’avait jamais soufflé mot à son fils.
       Hier soir, ce qui m’avait surpris, c’était de voir que quatre couverts étaient dressés. Quand je fis la remarque à Marine, elle se cabra et répondit avec un emportement qui surprenait chez elle :
       — C’est au cas où votre filleul rentrerait pour dîner, mon ami.
       Elle était la mère de Michel et, semblait-il, comme toute les mères du monde, elle connaissait son enfant sur le bout des doigts. À sa naissance, j’avais été choisi comme parrain à cause du lien d’amitié qui m’unissait à Marc, bien avant son mariage. Pourtant, je ne fus jamais le parrain idéal pour Michel. Toujours la tête en l’air, de Foires du Livre en Foires du Livre, je passais mon temps entre les principaux États de la francophonie.
       — Où en êtes-vous dans vos travaux, littéraires ? me demanda Marine.
       — Mes travaux avancent lentement, avais-je dit. Comme d’habitude. Je suis un auteur lent.
       — Vous voulez nous faire croire que vous n’avez même pas une minute à consacrer à vos amis, si je comprends bien, laissa tomber Marine, ironique. Parlons de notre menu, à présent, il se fait tard… Nous allons passer à table et je doute que le menu de ce soir laisse notre écrivain  indifférent !
       — Dois-je me préparer au menu du siècle ? dis-je.
       — Je me souviens de vos goûts, mon cher ! Ce soir, je vous propose une terrine de foie gras aux abricots mariné dans l’armagnac et la mandarine impériale, puis en plat un confit accompagné de petites pommes de terre, avec huile d’olive et citron, et des petits flans à la ratatouille…
       — C’est parfait, Marine ! dis-je avec enthousiasme.
       — Et je propose comme vins, dit Marc, avec le foie gras aux abricots moelleux, un Sauterre et avec le confit, un vin Côte de Castillon 1995…
       — Je ne saurai partir de chez vous, après un tel repas, mes amis, dis-je.
       –– Nous avons une chambre d’amis…
       On entendit la porte d’entrée claquer, Michel traversa le hall et se trouva devant nous, le cœur palpitant, les cheveux en désordre. Il était ivre d’avoir couru et non d’avoir bu. Ses jeunes amies ne l’accompagnaient pas. Était-il abandonné ? Les ombres de la nuit voilaient ses yeux ; quelque chose dont il n’avait pas l’habitude s’était produite. Michel se précipita vers moi un paquet à la main, comme gêné, et il tendit un autre à Marc. Il y eut un long silence, pendant lequel on n’entendit plus le bruit des ustensiles de cuisine. J’avais compris, peut-être mieux que ses parents, ce dont mon filleul venait de se rendre compte : il n’était pas seul sur cette terre ! Il fallait compter avec les autres. Ma présence lui avait fait découvrir cette évidence.
       — Pour mon père, le cendrier Savinelli dont il rêve depuis qu’il a vu celui de parrain et, pour mon parrain une pipe Savinelli Venezia 104. Le genre de pipe que vous aimez, dit doucement Michel, avant de demander si le dîner était prêt.
       Nous mangeâmes en silence, pendant quelques instants, puis les mets savoureux que nous avait concocté Marine nous firent divaguer sur tous les sujets. Quand je rentrai, je me dis que si la vie n’était pas toujours rose, il lui arrivait pourtant de nous donner de bons moments.

Liège, Belgique, juillet 2014,




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