La vue
À son
bureau, Camille s’aperçoit que sa vue devient trouble. Va-t-il la perdre ? Elle
lui a été utile pendant des années. Il s’évertue à ouvrir les yeux, son visage
a perdu toute expression. Devant lui, son ordinateur lui était encore utile,
quelques instants plus tôt ; il se demande pourquoi tout lui semble brouillé
sur la toile.
Il cherche
les lettres, sur son clavier lumineux : elles sont noires ; le clavier ne
répond plus à ses doigts. Bien qu’il eût appris à taper à la machine les yeux
fermés, dans sa jeunesse, il sait que ses doigts ne lui répondent plus, parce
qu’il ne voit plus ce qui s’affiche à l’écran. Il est vieux, maintenant. Il frappe
dix coups, encore dix coups, plein de deuil et de rancœur.
Le clavier
souffre, mais ne se brise pas, ni ne s’ébrèche.
––Ah !
dit-il, Sainte-Marie, venez à mon aide ! Ah ! Informatique, bonne Informatique,
ayez pitié de moi ! Puisque je n’y vois plus, ai-je encore besoin de vous ?
Avez-vous encore besoin de moi ? Pendant des lustres, j’ai écrit des textes de
toutes sortes. Des récits curieux, des poésies. Puis, j’ai créé un blog pour
être lu davantage. Au canada. En Belgique. En France. À La Réunion… Par vous, j’ai
gagné le respect d’autrui et surtout le mien. J’ai toujours respecté mes
lecteurs.
Il hésite
un instant, avant de poursuivre :
––Ne jugez
pas mes mains, celles d’un homme qui fuit devant une telle situation. J’ai
longtemps favorisé le développement de la langue française en mon pays, sans
rechercher la gloire. Si une maison d’édition vient de m’éditer, à mon grand
âge, je n’ai rien fait pour cela, rien demandé, mon dessein n’étant que de
distraire mes contemporains.
Camille se
frappe la tête, comme si elle eût été un bloc de pierre. Elle n’éclate pas.
Quand il voit qu’il ne peut la briser, il commence en lui-même à la plaindre :
–– Ah ! ma
tête, comme tu étais belle, et claire, et blanche ! Au soleil, tu luisais
partout en Europe. Nous avons essayé d’acquérir le savoir de nombreuses terres.
Liège et sa province. Notre littoral. Mon pays bien aimé. Et tant et tant !
Plutôt mourir que de laisser le savoir à ceux qui n’en veulent point ! Dieu
notre père, ne souffrez pas que la France et mon pays aient cette honte.
Camille se
frappe la poitrine. Vers le ciel, le son de ce coup rebondit. Il sent qu’il va
devenir inutile aux autres, une douleur lui prend tout, aux couleurs de l’Enfer.
Maintenant, il sait que, couché sur l’herbe verte, il n’en verra plus la
couleur. Il a tourné la tête du côté de la fenêtre de son bureau, il y voit
comme face contre terre. À faibles coups et souvent, il bat sa table de
travail, la douce. Il s’abandonne à Dieu.
Il sent
que le temps d’écrire est fini. Il écoute la radio. De l’une de ses mains, il
frappe sa poitrine :
–– Dieu,
par ta grâce, pardon pour mes fautes, les grandes et les petites, que j’aie
faites depuis l’heure où je suis né jusqu’à ce jour où me voici abattu.
Il a donné
à Dieu son malheur. Les anges du ciel descendent à lui. Il a tourné son visage
vers la porte d’où lui vient le son de la voix de sa femme. Il lui vient
souvenance de sa mise au matin, de tant de choses qu’il a acquises grâce à elle,
la vaillante. Il en pleure et soupire. Elle le regarde et ne peut s’empêcher de
pleurer quand il lui dit : « Je n’y vois plus ! »
C’est
alors une formidable bataille contre ce mal. Camille est soutenu par Aude son
épouse merveilleuse. Depuis ce jour funeste, il a repris goût à la vie et il
écrit à nouveau. Son moral, s’il fut en péril au début, est à nouveau un
exemple pour tous ceux qui se plaignent pour des riens. Il s’en voulait terriblement
de n’avoir pas souscrit jadis à « L’œuvre fédérale des « Amis des Aveugles
» qui vise, entre autres, à augmenter l’autonomie des malvoyants, à les
responsabiliser et plus généralement à les aider à surmonter leur handicap.
Maintenant
qu’il était l’un des leurs, il pense néanmoins qu’il y a moyen de surmonter
tous les obstacles à n’importe quel moment de l’existence.
Ce récit n’est-il
pas souvent véridique chez ceux qui rédigent, écrivains, internautes ou
autres ?
Liège, Belgique, juillet 2014
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