LE BAL DU GRAND MONDE
Régina
entre dans le monde. Six cents invitations ont été lancées ; deux cents de plus
qu’au dernier bal chez le gouverneur de la province ! Il n’est plus question en
ville que du grand événement qui se prépare. Si Mme Van Steenberge
rencontre Mme Van Vervoort, après les salutations d’usage elles
abordent le grave sujet de conversation. Elles s’informent réciproquement des
toilettes que porteront leurs demoiselles.
Mme
Van de Vaessen rêve d’éclipser Mme Van Stultjens, et Mme
Van Michelmans se réjouit de parler de la fête à son amie Mme Van
Schneiders, qui n’a pas été invitée, par oubli sans doute. Mme Van
de Radermaker, également omise, prétend avoir remercié, quoique n’ayant pas
reçu le moindre carton.
Mais
toutes sont friandes de détails et lorsqu’elles n’en obtiennent pas de leurs
amies, elles tâchent de tirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes,
traiteurs, confiseurs : les Peepermans ont tout monopolisé, tout retenu. « Il n’y
en a plus que pour eux », comme disent les Saint-Puchert. Les autres clients
renoncent à se faire servir. Même les plus huppés, s’ils insistent, s’attirent
cette réponse : « Impossible, madame, car ce jour-là nous avons le bal chez les
Peepermans ! »
Le
traiteur Devrin, chargé de l’organisation du buffet et du souper, prépare des
prodiges. Toutes les banquettes des tapissiers et entrepreneurs de fêtes ont
été mis en réquisition. Mais rien n’égale le coup de feu chez les couturières.
À Bruxelles même on coupe, on taille, on coud, on ajuste, on ourle, on brode,
on chiffonne des kilomètres d’étoffe en prévision de cette inauguration de la
saison mondaine anversoise.
Ce
que ces intéressantes tailleuses ont à subir de mauvaise humeur, d’énervement,
de caprices et d’exigences de la part de leurs belles clientes, leur sera
compté dans le paradis, et, en attendant, en gros billets d’euros sur cette
terre. Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui y sont
priés. Félicité n’a jamais été plus désagréable. Elle exerce son autorité
tyrannique sur le renfort de domestiques et d’ouvriers chargés des préparatifs,
Mme Peepermans ne tient plus en place ; son embonpoint croissant la
désolait : grâce à ce remue-ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques
kilos.
Gina
et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, à
deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu’on se donne pour elle
et autour d’elle la flatte et l’exalte encore à ses propres yeux ; de temps en
temps elle daigne approuver.
Ce
bal, ce bal monstre défraie même les conversations des commis de la maison, et
il n’est pas jusqu’aux ouvriers de la fabrique qui n’en parlent aux heures de
trêve, en buvant leur café froid et en retirant le « briquet » de leur musette.
Ces braves gens ne savent pas au juste ce qui va se passer, mais, depuis
quelques jours, c’est sous le porche de l’entrée une telle procession de
tapissières, de cartons, de bottes, de caisses, que les natures les moins
badaudes sont distraites de leur labeur.
Heureusement,
Laurent est en pension, car il ne trouverait plus place dans sa mansarde !
Une
invitation est parvenue aux trois premiers commis : au teneur de livres — l’homme
des plaisirs de la campagne ! —, au caissier et au correspondant. Cela flatte
la corporation des plumitifs, et le saute-ruisseau lui-même ressent quelque
orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques.
Ces
trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand
on sait Peepermans dans la maison, ces messieurs discutent sérieusement des
points d’étiquette, de convenances, de tenue. Les trois privilégiés consultent
d’abord leurs camarades sur la rédaction de la lettre à envoyer à M. et Mme
Peepermans. Faut-il l’adresser à Madame ou à Monsieur ? D’accord sur cette
formule, il s’agit de s’entendre sur d’autres points d’étiquette.
Les
gants seront-ils blancs ou gris perle ? Mettra-t-on une fleur à la boutonnière
? Faut-il oui ou non parfumer son mouchoir ? Le saute-ruisseau, ayant parlé de
l’eau de parfum La Vie est Belle de
Lancôme, comme d’un bouquet très aristocratique, a soulevé un tel haro, que,
depuis, il n’ose plus risquer une remarque.
Et
après ?
C’est
la veille… c’est le jour… c’est le soir même de la fête. Le parquet ciré, les
lustres allumés ; les larbins, à leur poste. À 20 h 30, dans la rue tortueuse
et mal pavée conduisant à la fabrique, se risquent les premières voitures,
puis les secondes, puis il se forme une véritable file. On dirait les
vingt-quatre heures du Mans. Ou Francorchamps.
Le
vilain fossé stagnant, que les maîtres ne songent plus à combler, ne fut jamais
côtoyé par pareil défilé. Dans son ahurissement, il en oublie d’empoisonner l’air
hivernal.
Les
commères, leurs poupons sur les bras, s’amusent au seuil de leurs masures, à
voir défiler les voitures et s’efforcent vainement de discerner au passage,
dans l’ombre, derrière les vitres embuées des portières, les belles dames
blotties dans ces carrosses du XXIème. Mais les pauvresses n’aperçoivent
que les phares des autos, le miroitement des portières. Les moteurs envoient
dans la nuit leurs fumées noires. La petite Madone du carrefour, réduite pour
toute lumière à une vacillante veilleuse, a l’air aussi pauvre, aussi humble
que son peuple de béats.
La
fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé les
travailleurs du jour et s’occupe d’alimenter les fourneaux, car les matières ne
peuvent refroidir. Pendant que vos maîtres s’amusent, trimez et suez, braves
prolos !
En
descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés ont un moment, devant
eux, au fond de la vaste cour noire, la vision des murailles usinières et
entendent le mugissement sourd des machines assoupies, mais non endormies, et
une odeur de graisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée s’ouvre
sur le vestibule encombré de fleurs et d’arbrisseaux et les bouches à chaleur
leur envoient dès l’entrée de tièdes et caressantes bouffées.
Les
trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Dès l’après-midi, ils ont
loué un beau coupé BMW, quoique la fabrique se trouve à un quart d’heure
seulement de leur logis. Il s’agit de représenter dignement le bureau. Ils
laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des prévenances que leur
témoignent des messieurs, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers
insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs bons services.
Mme
Peepermans, qui achevait sa toilette, s’empresse de descendre au salon. Un
larbin annonce le trio et l’introduit. La dame fait un mouvement pour se porter
à la rencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disent rien,
mais dès qu’ils se sont présentés comme trois des colonnes de la maison
Peepermans et Cie, le sourire accueillant de Mme
Peepermans se pince visiblement. Elle condescend pourtant à rassurer les commis
sur l’état de sa santé ; ils s’inclinent et s’inclinent encore pour exprimer
leur satisfaction. Sont-ils enchantés d’apprendre que la patronne n’a jamais
joui d’une santé plus florissante, hein !
À
ce moment de la conversation, Mme Peepermans prétexte un ordre à
donner et s’excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une pluie d’or à sa
coiffure, décidément trop simplifiée par Régina.
Cependant
le monde, le vrai monde s’amène. Mme Peepermans répète à satiété une
des trois ou quatre formules de bienvenues congruentes au rang de ses invités.
Il
y a M. le gouverneur de la province, M. le bourgmestre d’Anvers et son épouse,
M. le commandant de place, M. le général commandant de la province et sa femme,
M. le président du tribunal de première instance et sa maîtresse, les grades
supérieurs de l’armée, mais surtout M. de Camal et Mme de Camal et
ces jeunes MM. de Camal et ces demoiselles de Camal, avec particule allemande,
flamande, française ou même sans particule, tous les Van du commerce, tous les
Von de la banque, des Janssens, des Verbist, des Meyers, des Stevens, des
Peeters en masse.
Et
des autres !
Tous
les prophètes et les chefs de tribus du Vieux Testament ! Tout ce qui porte un
nom négociable, un nom escomptable à la banque ; le gros marchand de tableaux
coudoie l’usurier déguisé, le parvenu du jour se prélasse à côté du failli de
demain. Chaque invité pourrait justifier de cinquante mille euros de rente ou
de deux cent cinquante mille euros d’affaires. Judicieuse et sagace proportion.
Si les noms clamés par l’huissier se ressemblent, les liens d’identité sont
encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits noirs, mêmes cravates
blanches, mêmes chapeaux.
Mêmes
physionomies aussi, car la similitude des professions, le culte commun de l’argent,
leur donne un certain air de famille. Les stigmates de labeurs et de
préoccupations identiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, les
gras et les maigres. Il y a des faces épaisses imperturbables et solennelles,
contentes d’elles-mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs ;
il y a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des
têtes de limiers de finances, d’enfants de chœur qui se gavent des restes des
plantureuses hécatombes dévorées par les grands prêtres de Mercure. Des nez
pincés à l’arête, des yeux qui clignent, des regards qui se dérobent.
Ces
gens ont la tentation mal réprimée de se gratter le menton comme lorsqu’ils
méditent une affaire et un bon coup ; des bouches sensuelles, le rictus vaguement
sardonique, la patte d’oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et
consistants à leurs doigts courts et gros et à leurs ventres de pontifes. Ceux
qui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage plus pâle ; d’autres,
remuants et voyageurs, gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air.
Malgré
leur habit uniforme, on les distingue à certains tics : ce jeune agent de
change, embarrassé de ses bras ballants, manipule son invitation comme son
carnet de bordereaux ; ce courtier en marchandises cherche dans ses poches des
sachets d’échantillons ; les doigts de cet industriel à l’air grave se portent
magnétiquement vers les étoffes des salons.
Un
larbin s’échine chaque jour à rassembler l’argent de Monsieur de Heine. De
préférence, il collectionne les billets fraîchement sortis de la Banque.
Son
voisin Blaise de Tieger ne tendra jamais sa main dégantée à qui que ce soit,
pas même à ses enfants, et s’il lui arrive de polluer par inadvertance sa
droite aristocratique à la main nue d’un de ses semblables, il n’aura plus de
repos avant de l’avoir lavée.
Tous
sont savants dans les arcanes du commerce, dans les trucs et les escamotages
qui font passer l’argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu
de ces phénomènes d’endosmose constatés par les physiciens ; tous pratiquent la
duperie et le vol légal ; tous sont experts en finasseries, en accommodements
avec le droit strict, en l’art d’éluder le code. Riches, mais insatiables, ils
voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjà
l’air fatigué par les soucis et les veilles précoces.
Ils
ont des fronts vieillots de viveurs mornes excédés de calculs autant que de
plaisirs. Quoiqu’ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutent et s’interrogent,
leurs regards s’escriment comme s’il s’agissait de jouer au plus fin et de «
mettre l’autre dedans ». La pratique du mensonge et du commandement, l’habitude
de tout déprécier, de tout marchander, l’instinct cupide et cauteleux enveloppe
leur personne d’une température de lièvre ; ils réfrènent à peine leur
brusquerie sous des démonstrations de politesse ; leur bienséance est
convulsive ; leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et
leurs doigts ont des flexions douces, sournoises, d’étrangleurs placides qui
tordent le col à des volailles grasses.
Et
chez les tous jeunes, les blancs-becs, les freluquets, on sent la timidité et l’humiliation
de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner d’argent que de ne pas
en dépenser à leur guise.
Il
existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle chez les femmes.
Seulement la variété du plumage déguise et masque les préoccupations
collectives. De grosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des
matrones bilieuses semblent sortir d’un long jeûne quoique le prix des
cabochons incendiant leurs lobes suffise pour nourrir durant deux ans une
cinquantaine de ménages pauvres.
Quant
aux jeunes filles, on en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves,
de sveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses,
de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour
éclipser leurs amies, ces dames déploieront, dans leurs relations mondaines,
autant de machiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour « rouler » leurs
concurrents. Leur conversation ? De la plus gazetière banalité.
Les
salons étaient remplis. Régina, que la couturière, la femme de chambre, le
coiffeur et Félicité étaient parvenus à parer, vient de faire son entrée au
bras de son père. Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux, M.
Peepermans paraît le plus jeune et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant
son contentement paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois,
en présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne l’empêche pas de
respecter la hiérarchie administrative ou financière de ses invités.
L’apparition
de Gina provoque un murmure et des chuchotements approbateurs. C’est pour le
coup que Laurent serait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches,
semée de minuscules pois d’argent, du muguet et du myosotis à l’épaulette et
dans les cheveux ; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape avec
des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de contours qui
feraient damner un sculpteur.
Ces
grands yeux noirs, ces lèvres rouges et humides, ce visage de médaillon
antique, ce galbe taillé dans une agate d’un rose mourant, qu’entourent d’une
auréole d’insurrection les torsades de son opulente chevelure, couronnent les
proportions admirables, le modelé délicieux de son col et de ses épaules.
Cependant,
les petits crayons coquets ont fini de courir sur le bristol satiné des
invitations ; les bulles enfants se montrent l’une à l’autre, en
chuchotant, la liste de leurs engagements et se jalousent en secret d’y
retrouver le même nom, et se rassurent en le rencontrant moins souvent sur le
carnet de la petite amie.
MM.
Saint-Puchert jeunes sont très demandés. Ils tutoient tous les hommes et sont
amoureux de toutes les jeunes filles. Mais ce sont tout de même les petites
Vandermikens qui leur « tapent le plus dans l’œil ». La bouche et le gilet en
cœur, ils ont fait provision de mots qu’ils cherchent à placer : « C’est
presque aussi bien que le dernier bal chez le comte d’Hamberville ! »,
daignent-ils dire de la soirée.
M.
Saint-Puchert, père, mal à l’aise dans son habit, pérore et gesticule comme s’il
entreprenait les ouvriers de la fabrique.
Martine
et Françoise portent avec une désinvolture presque garçonnière des toilettes
ébouriffantes et à effet, composées par leur mère, Mme Vandermikens,
fille d’un gros ébéniste du faubourg Saint-Antoine, à Paris, et qui professe
pour la province et le négoce un dédain des plus aristocratiques.
Elle
n’admire que Gaston et Athanase Saint-Puchert de la Bellone, du moins élevés à
Paris, ceux-là ! Et, depuis que ces muscadins ont paru distinguer ses filles,
elle pousse résolument Martine et Françoise de leur côté. Provocantes,
capiteuses, stylées par la Parisienne, — c’est ainsi qu’on surnomme Mme
Vandermikens — une maîtresse-femme, une matrone rouée comme une procureuse, les
petites ne laissent plus de répit à leurs deux poursuivants et c’est presque le
gibier qui traque le chasseur.
Leur
père, l’éminent Vandermikens, un fort premier rôle des grandes représentations
tribuniciennes, abandonne à sa femme le soin de pourvoir les deux fillettes et,
retiré dans le petit salon de jeu, raconte, entre deux parties de whist, le
crime passionnel dont il aura à défendre l’auteur. « Ah ! Une affaire d’incontestable
ragoût, du Lord Byron, quoi ! Lara ou le Corsaire transporté dans la vie réelle
! » fait-il en passant la main dans sa longue barbe d’apôtre avec un geste que
lui apprît un vétéran du barreau français exilé à Anvers.
Voici
M. Louis-François Califice, accompagné de M. Bonesire, son familier, son ombre,
son homme de paille, disent les méchantes langues. M. Bonesire est la planète
qui ne reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Califice. Ce qu’il est, il
le doit au puissant armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de
déterminer la partie dont s’occupe Éloi Bonesire. Fait-il — c’est l’expression
consacrée — dans les grains, les cafés, les sucres ? Il « fait » dans tout et
dans rien. Accostez Bonesire. S’il est seul, après deux minutes, il s’informera,
d’un air inquiet, de son maître Califice.
À
la suite de son protecteur, il est parvenu à se faufiler partout. Ce sous-ordre
ne répugne à aucune des commissions dont le charge l’omnipotent armateur. Il
méprise les gens avec qui Califice ne fraie point, exagère sa morgue, fait
siennes ses opinions.
Doucereux,
gnangnan, prudhommesque, poisseux, lorsque Éloi Bonesire ouvre la bouche ; on
dirait d’une carpe mélomane qui se donne le la pour chanter une ode de
Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en laine.
Caractéristique : il parle du petit pays qui l’héberge sur ce ton de protection
indulgente si crispant chez les Gaudissart de la grande nation.
Il
se croit chez lui comme Tartufe chez Orgon, se mêle de tout, découvre les
gloires locales, fulmine des anathèmes littéraires, envoie des articles aux
journaux.
En
France, pays de centralisation à outrance, le drainage des valeurs, vers Paris,
est formidable. Fatalement, il n’existe province plus plate et plus mesquine
que la province française et c’est de cette province-là que le Bonesire s’est
exilé pour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur
rénovation morale.
Terrible
tare pour un homme de société, un mondain aussi répandu : M. Bonesire
empoisonne de la bouche, au point que Mme Vandermikens, la
Parisienne, traitant de très haut ce Français de la frontière, veut qu’il ait
avalé un rat mort.
Il
a beau combattre ces effluences pestilentielles par une forte consommation de
menthe, de cachou et d’autres masticatoires, la puanteur se combine à ces
timides arômes, mais, pour les dominer, et elle n’en devient que plus
abominable.
Bonesire
ne dansera pas, mais pendant que son patron fait ses pas, non sans souplesse de
jarret, avec Mlle Peepermans, il vante auprès de la galerie le
pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et gourmandes de calicot
obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il parle dévotement du beau couple
formé par M. Califice et Régina ; cela lui évoque, entre autres allégories
neuves, la Beauté activant l’essor du Génie. De pareils efforts poétiques l’altèrent
et l’affament ; aussi profite-t-il de l’absence du maître pour faire de
fréquentes visites au buffet et mettre l’embargo sur tous les rafraîchissements
et comestibles en circulation.
Le
bal s’anime de danse en danse. Les trois commis présentés à quelques jeunes
filles, peu riches, de fonctionnaires envers qui les Peepermans ont des
obligations, s’acquittent consciencieusement de leur tâche, et ces jeunes
personnes, étant aussi jolies et plus aimables que les héritières opulentes,
les plumitifs s’estiment aussi heureux que les Califice, les Saint-Puchert et
les Bonesire. L’empressement de Califice auprès de Mlle Peepermans
ne laisse pas de préoccuper les mères, qui convoitent l’armateur pour leurs
filles ou la fille du gros industriel pour leurs fils.
Mais
qui n’aurait jamais prévu pareille chose, le danseur distingué par Gina à ce
bal mémorable est le négociant en grains Joseph De Groote, ou De Groote, comme
l’appellent familièrement ses amis, autant dire toute la population.
De
Groote fait même exception, par sa largeur de vues et son élévation d’esprit,
sur ce « marché » égoïste et tardigrade. Il est jeune, vingt-cinq ans à peine,
encore ne les paraît-il pas.
À
la fois nerveux et sanguin, la stature d’un mortel fait pour exercer le
commandement, dépassant de plus d’une tête les hommes les plus grands de l’assemblée
; les cheveux d’un blond de lin légèrement ondulés, plantés drus et droits
au-dessus d’un large front, les yeux à la fois très doux et très pénétrants,
enfoncés sous l’arcade sourcilière, les prunelles de ce bleu presque violet qui
s’avive ou pâlit à l’action des pensées comme une nappe d’eau sous le jeu des
nuages ; le nez busqué, insensiblement aquilin, la bouche fine, vaguement
railleuse, ombragée d’une moustache, de jeune reître, au menton la barbiche des
portraits de Frans Hals ; la voix vibrante et chaude, au timbre insinuant, aux
flexions magnétiques qui remuent l’âme des masses et établissent dès les
premières paroles le courant sympathique dans les foules, une de ces voix
fatales qui subjuguent et suggestionnent, tellement musicales que la
signification des paroles émises ne rentre qu’en seconde ligne de compte.
Fils
d’un infime mareyeur — vendant même plus d’anguilles que de harengs et de marée
— de la ruelle des Crabes, les bromures et les iodes, les émanations de
sauvagine saturant la boutique souterraine de son bonhomme de père,
contribuèrent sans doute à doter le jeune De Groote à cette complexion saine et
appétissante caractérisant les poissonniers et les pêcheurs adolescents.
À
l’école primaire, où ses parents l’envoyèrent sur les conseils de clients
frappés par l’intelligence et la vivacité du gamin, il eut une conduite détestable,
mais remporta tous les prix. Il excellait surtout dans les exercices de mémoire
et de composition, déclamait comme un acteur. Conduit au théâtre flamand, il se
passionna pour la langue néerlandaise, la seule langue des petites gens. À
quinze ans, il fit jouer une pièce de sa façon au Pœsjenellekelder, guignol
établi dans la cave de la vieille Halle-à-la-Viande et où vient se divertir la
jeunesse de ce quartier de bateliers et de marchands de moules.
Au
sortir de l’école communale, il ne poursuivit pas ses études, il en savait
assez pour se perfectionner sans le secours des maîtres. Attelé au métier
paternel, il augmenta la chalandise par son bagout, sa belle humeur, son esprit
acéré, sa faconde goguenarde. Dans la petite bourgeoisie florissaient alors, et
encore de notre temps, les « sociétés » de tout genre, politiques, musicales,
colombophiles, etc.
De
Groote, qui exerçait déjà un ascendant irrésistible sur ses condisciples, n’eut
qu’à se présenter dans une de ces associations pour être porté d’emblée à la
présidence. Dès ce moment la politique le requérait, mais une politique large,
essentiellement inspirée des besoins du peuple et spécialement adaptée au
caractère, aux mœurs, aux conditions du terroir et de la race.
Il
prit l’initiative d’un grand mouvement de rénovation nationale, dans lequel la
vraie jeunesse se jeta à sa suite. Mais les hautes visées ne le détournaient
pas du soin de son avenir matériel. La fortune lui était favorable. Il plut au
vieux Daelmans-Deynze, cet Anversois de vieille roche, qui lui avança le
capital nécessaire pour étendre son commerce.
Délaissant
la poissonnerie, le jeune De Groote, après un stage profitable chez son
protecteur, se lança dans le grand négoce, notamment dans les affaires en
grains. Il devint riche sans que sa fortune nuisît à sa popularité. Il resta l’idole
des petits tout en s’imposant à l’estime des gros bonnets et traita de
puissance à puissance avec les plus superbes des oligarques. Il prit la tête du
plus grand parti démocratique flamand.
Sans
remplir encore de mandat, il représentait, à la vérité, une force plus réelle
que celle des députés ou des édiles, élus par un corps d’électeurs restreint,
et vaguement pourris d’influences exotiques. C’était en un mot un de ces hommes
pour qui ses partisans, soit la majorité de la population autochtone et
vraiment anversoise, se fussent jetés dans le feu, — un tribun, quoi !
Il
avait l’esprit si droit, si lucide, tant de bon sens, une si grande aménité,
que les plus délicats lui pardonnaient ses légers défauts, par exemple sa
forfanterie, ses gasconnades, sa partialité pour le clinquant et un léger
prosaïsme, une certaine trivialité dans le langage. Le populaire ne l’en
chérissait même que mieux, car il reconnaissait ses propres tares dans celles
de son élu.
Ce
tribun violent et souvent brutal devenait, dans le monde, un parfait causeur.
Il parlait le français avec un accent assez prononcé, en traînant les syllabes
et en y introduisant une profusion d’images, un coloris imprévu. Il exprimait
son admiration aux femmes dans des termes souvent un peu francs, mais dont ces
bourgeoises, excédées de conventions et de banalités, goûtaient la saveur rare
tout en feignant de s’en effaroucher, de donner sur les ongles au panégyriste
et de le reprendre. De Groote avait le barbarisme heureux et la licence
toujours piquante.
Au
bal, chez les Peepermans, il ne démentit point sa flatteuse réputation de
boute-en-train et de charmeur. Naturellement, son attention pour Gina fut
grande. Il la voyait pour la première fois. Sous cette beauté fière, qui
flattait son goût des nobles lignes, du sang généreux, des chairs bien
modelées, il devina un caractère plus original et plus intéressant que celui
des autres héritières.
De
son côté, Gina n’avait pas manqué de lui réserver une des danses tant
convoitées. La physionomie ouverte et avenante de De Groote, l’aisance et le
naturel de ses allures, impressionnèrent cette fière jeune fille qui
rencontrait pour la première fois un jeune homme digne de fixer son attention.
En dehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette, depuis
longtemps Gina ne trouvait rien à apprécier chez les Saint-Puchert.
Aussi
ne songea-t-elle pas un instant à disputer l’un d’eux à ses petites intimes
Martine et Françoise. Quant au cousin Laurent, ce balourd, ce sauvage, s’il
eût été là, il n’eût pu prétendre qu’à sa protection.
Pendant
la danse, Mlle Peepermans engagea avec De Groote une de ces
escarmouches spirituelles dans lesquelles elle excellait ; mais cette fois elle
trouva à qui parler ; le tribun paraît les coups avec autant d’adresse que de
courtoisie. À quelques reprises il riposta, mais comme à regret, en montrant le
désir qu’il avait de ménager sa pétulante antagoniste. Plusieurs fois dans le
cours de la soirée, on les vit ensemble.
Même
lorsqu’elle dansait avec d’autres, Gina tâchait de se rapprocher des groupes où
se trouvait De Groote et se mêlait à la conversation. L’intérêt qu’elle lui
portait n’allait pas sans un peu de dépit contre ce garçon du peuple, ce
révolutionnaire, cette sorte d’intrus qui se permettait d’avoir à la fois plus
de figure et plus de conversation que tous les potentats du commerce.
Au
lieu de lui savoir gré de la modération qu’il mettait à se défendre contre ses
épigrammes, elle fut humiliée d’avoir été épargnée, d’autant plus qu’au premier
engagement elle avait reconnu sa supériorité. Dans chacun des traits renvoyés,
à contrecœur, par le jeune homme, il avait mis comme une révérence galante. Il
piquait un madrigal à la pointe de ses épigrammes. Sentiment indéfinissable
chez Gina.
Admiration
ou dépit ?
Peut-être
de l’aversion ; peut-être aussi de la sympathie. À un moment, se sentant trop
faible, elle appela à la rescousse l’armateur Califice, reconnu pour un des
dialecticiens serrés de son monde. Elle offrait à De Groote l’occasion de
confondre un des êtres qu’il rendait responsable de la déchéance morale de sa
ville natale.
Le
tribun fut acerbe ; il démoucheta ses fleurets ; toutefois il demeura homme du
monde, respecta la neutralité du salon où il était reçu, ne s’oublia pas,
tenant surtout à mériter l’estime de Régina.
Le
Califice, agacé par la modération de De Groote, ferrailla maladroitement,
devint presque grossier. Pourtant, aucun de ces deux hommes ne toucha en
apparence aux choses que chacun avait sur le cœur ; mais ils se mesuraient, se
cherchant les côtés vulnérables ; se disant, d’une façon détournée et comme par
allégories, leurs animosités, et leurs dissentiments, et leurs
incompatibilités, et leurs instincts contraires.
Califice
n’était pas dupe, du tact et de l’esprit conciliant de son adversaire. Ils lui
révélaient une force, un talent, un caractère plus redoutable encore que ceux
qu’il avait appris à connaître dans les réunions publiques. Le tribun se
doublait donc d’un politique ? Califice n’admettait pas que cette idole du
peuple, ce fanatique de nationalisme, prît tant de plaisir que les autres
voulussent bien se l’imaginer à ces réunions frivoles, à ces conversations, où
tant de choses devaient se dire et se faire à l’encontre de ses convictions.
Mais
c’est que Califice devinait aussi en quelle aversion De Groote tenait les gens
de son espèce. Pourtant la belle humeur ironique et l’aisance du tribun
augmentaient à mesure que l’autre bafouillait.
Califice
finit par s’éclipser. Gina souffrit du succès de De Groote ; c’était bien
impertinent à lui, petit oracle de carrefour, d’avoir raison contre un augure
que M. Peepermans prisait tant.
Gina
rencontra plusieurs fois cet hiver, le tribun dans le monde. Elle continua de
lui témoigner un peu plus d’égards qu’aux autres ; le traita en camarade, mais
sans que rien dans sa conduite pût lui faire croire qu’elle le préférait. Aux
petites Vandermikens qui la taquinaient au sujet de son entente avec ce rouge :
« Basta ! il m’amuse ! » faisait-elle.
Personne
n’attachait, d’ailleurs, d’importance à cette camaraderie.
De
Groote attiré impérieusement par le charme de Gina se faisait violence pour ne
pas lui parler de ses sentiments. La solidarité de caste et d’intérêts, la
communauté de sentiments et d’aspirations qu’il savait exister entre Califice
et les parents de Gina le désolaient.
Plusieurs
fois il fut sur le point de faire sa déclaration.
Entre
temps Gina se mettait à courir les bals avec une ardeur, une fièvre si
inquiétante que M. Peepermans dut la supplier de prendre du repos et de ménager
sa santé. Elle fut la reine de la saison, la plus fêtée, la plus adulée, la
plus intrépide.
Partout,
De Groote et Gina se traitaient avec une familiarité affectée, essayant de se
donner l’un à l’autre le change sur leurs pudeurs et leurs pensées intimes. Et
tous deux s’en voulaient de cette amitié de parade, de ces expansions frivoles,
de ce flirtage, sous lequel germait un sentiment profond et attendri.
—
Ça ne tire pas à conséquence ! se disait De Groote, aussi petit garçon qu’Hercule
aux pieds d’Omphale. Elle me considère comme un plaisantin un peu plus en verve
que les autres, voilà tout ! Devine-t-elle seulement la fascination qu’elle
exerce sur moi ? Que ne suis-je plus riche encore, ou que n’est-elle pauvre et
née dans un autre monde ? Depuis longtemps j’aurais demandé sa main…
Régina
ne souffrait pas moins. Elle avait dû finir par se l’avouer à elle-même, elle
aimait cet « anarchiste », elle, la fille bien née, l’héritière du nom des
Peepermans. Jamais elle n’eût osé parler à son père de pareille préférence.
Elle
en voulut pourtant toute sa vie à De Groote de ne pas avoir deviné ce qui se
passait en elle, surtout depuis ce bal du grand monde ; elle lui en voulut de
ne point l’avoir demandée en ce bal, l’obligeant ainsi à épouser Califice pour
lequel elle n’avait qu’aversion. Ils restèrent plus d’un an sans se rencontrer,
jusqu’à ce jour où De Groote croisa son chemin et l’embrassa en camarade sur
les joues.
Les
autres savaient-ils que celui qui embrasse les joues cherche les lèvres ?
Knokke,
Belgique, septembre 2013
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