Mort dans l’amour



       Nous sommes à la campagne, dans un petit village des Ardennes belges. Pourtant, même ici, la morale est relâchée et le cynisme à la mode. Un jeune ménage, plein de vie - un de ces nombreux couples mariés à la hâte - vint s’installer dans notre voisinage. La vie conjugale de Chantal et Sven - c’est ainsi que nous les appellerons - s’était déroulée jusqu’alors dans une atmosphère d’effort et de tension. Ils restaient séparés de longs mois, puis se retrouvaient pour de courts moments d’extase et d’émotion, comme beaucoup d’autres jeunes gens de leur génération. Il leur fallait cependant reprendre le train-train de la vie en commun dans des conditions assez monotones.
       Un soir de juin, ils se disputaient comme d’habitude. Depuis des mois, ils se chamaillaient continuellement. Ils s’aimaient encore, mais leur union était en péril. D’un commun accord, ils avaient trouvé stupide et vieux jeu de sortir toujours ensemble. En conséquence, ce soir-là, Chantal devait sortir de son côté avec un certain Charles, et Sven du sien avec une jeune femme nommée Joanne.
       Le jeune couple avait vidé un plein shaker de cocktail en attendant Charles. Sven répétait, sur le compte de ce dernier, une rosserie recueillie le jour même. La dispute recommença. Ils n’étaient pas encore sur le point de se séparer, ce soir-là, mais, selon toute apparence, s’ils continuaient ainsi, ils iraient tout droit au divorce.
       Soudain, le vrombissement d’un moteur de voiture interrompit leur dispute. Il ne s’agissait pas d’un crissement de pneus ordinaire. Il avait éclaté violemment, farouchement, pour cesser avec une brutalité terrifiante, telle une déflagration de la poudre lors d’une guerre. Que s’était-il produit dans le quartier voisin ? Ni Chantal ni Sven ne pouvaient s’en rendre compte.
       Un autre couple sortait ce soir-là : Pierre et Laura Delarue. Tel était leur véritable nom. Ils étaient mariés depuis plus longtemps que Sven et Chantal et les petites difficultés qui avaient pu surgir entre eux étaient depuis longtemps aplanies. Pierre et Laura s’aimaient d’un grand amour. Après le dîner, ils étaient sortis pour se rendre au cinéma tout proche du village en se promenant.
       Au coin de la rue Albert Ier, Laura avait glissé et, en tombant, son pied s’était malencontreusement coincé entre deux grosses caisses entreposées au coin de la rue. Un homme au tablier gris était en train de transporter le contenu des caisses à l’intérieur d’un entrepôt.
       Pendant ce temps, Laura ne parvenait pas à dégager son pied de l’étau que formaient les caisses. Elle essayait bien de sortir son pied de sa chaussure, mais en vain. Une voiture de sport approchait, au loin, à grande vitesse. C’était une question de secondes. Le magasinier ne les vit qu’au moment où il faisait le tour d’une caisse. Il empoigna la chaîne qui reliait les deux énormes caisses entre elles et hurla « au secours » à l’intention de Philippe Lobet, le libraire, 1 mètre 80, une armoire à glace, qui allait rendre visite comme tous les jours à sa mère.
       Philippe Lobet comprenant la gravité de la situation s’était élancé au secours de la jeune femme. Pierre Delarue, à genoux, avait essayé frénétiquement de retirer le pied de sa femme du soulier, sans succès, l’espace entre les énormes et lourdes caisses étant trop mince. Philippe Lobet et lui essayèrent de tirer Laura pour la dégager, tandis que comme un véritable obus, la voiture de sport fonçait sur le groupe. « C’est inutile ! hurla le libraire. On ne la sauvera pas si cette espère de Schumarer à la con ne réalise pas tout de suite. »
       Laura s’en rendait compte aussi. « Laisse-moi ! » cria-t- elle à son mari. « Laisse-moi ! ». Elle essaya de le repousser. Il restait à Pierre Delarue une seconde pour choisir. S’il était impossible de sauver Laura, il pouvait encore se sauver lui-même.
       Il avait choisi en un quart de seconde. « Je reste avec toi, Laura ! » dit-il, au moment même où la voiture vint s’écraser contre les caisses en explosant. Le libraire et le magasinier furent grièvement blessés sans compter l’image atroce de la mort de ce jeune couple à cause d’un fou du volant dans un petit village de campagne.
       Il serait inexact de prétendre que le bruit de cette explosion mit fin à la dispute entre Chantal et Sven. Cependant, en raison de l’accident, la circulation fut interrompue rue Albert Ier. Personne n’avait le droit de passer. Charles fut bloqué, n’essaya même pas de se rendre chez Chantal par un autre chemin. Il rentra chez lui et téléphona.
       Ce fut Sven qui décrocha.
       — Vous voulez sans doute parler à Chantal ? dit-il.
       — Non. À vous tout aussi bien, répondit Charles d’une voix étrange, étouffée. Je ne viens pas la chercher, Sven. Dites-le-lui.
       Sven demanda ce qui se passait. Charles paraissait incapable de s’exprimer.
       — Vous connaissez les Delarue ?
       — Delarue... Delarue... (Sven dut réfléchir). Ah ! oui. Des gens assez pot-au-feu, n’est-ce pas ?
       — Oui... assez…
       Charles ne put en dire davantage et il raccrocha.
       Peu de temps après, des voisins entrèrent chez Sven, annonçant la nouvelle du drame.
       — Le mari aurait pu s’en tirer et n’être que blessé comme le libraire ou le magasinier, mais il n’a pas voulu. Il a pris sa femme dans ses bras, il l’a serrée contre lui, le libraire l’a entendu qui disait : « Je reste avec toi, Laura ! », au moment où le bolide explosait en s’écrasant contre le mur du fond à l’intérieur du hangar, emportant tout sur son passage. Ils sont morts, déchiquetés, dans les bras l’un de l’autre... éclairés en plein par les phares de la voiture. Pierre n’a pas voulu la quitter.
       Un grand acte, jeté dans la balance, fait sauter en l’air, par contraste, toutes les petitesses, et projette une lumière impitoyable sur leur insuffisance. Pierre Delarue a proclamé, en mourant, un idéal que d’autres niaient. Il a jeté aux sceptiques et aux tricheurs un défi qu’ils n’ont pu ignorer.
       Je suis certain que la transformation qui s’est opérée en Sven et Chantal eut son point de départ ce jour-là. D’autres transformations se sont produites également chez des êtres qui ont commencé de soupçonner, en songeant à Pierre Delarue, qu’il existait dans l’amour conjugal des régions par eux encore inexplorées.


Liège, Belgique, août 2014






Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

DE LA CROYANCE À LOURDES