Un soir après dîner
On parlait
de filles, après dîner, car de quoi parler, entre hommes ?
Un de nous
dit :
»—Tiens,
il m’est arrivé une drôle d’histoire à ce sujet.
Et il
conta.
— Un soir
d’hiver, je fus pris soudain d’une de ces lassitudes désolées, accablantes, qui
vous saisissent l’âme et le corps de temps en temps. J’étais chez moi, tout
seul, et je sentis bien que si je demeurais ainsi j’allais avoir une effroyable
crise de tristesse, de ces tristesses qui doivent mener au suicide quand elles
reviennent souvent.
«
J’endossai mon pardessus, et je sortis sans savoir du tout ce que j’allais
faire. Étant descendu jusqu’aux boulevards, je me mis à errer le long des cafés
presque vides ; il pleuvait, il tombait une de ces pluies menues qui
mouillent l’esprit autant que les habits, non pas une de ces bonnes pluies
d’averse, s’abattant en cascade et jetant sous les portes cochères les passants
essoufflés, mais une de ces pluies si fines qu’on ne sent point les gouttes, une
de ces pluies humides qui déposent incessamment sur vous d’imperceptibles
gouttelettes et couvrent bientôt les habits d’une mousse d’eau glacée et
pénétrante.
« Que
faire ? J’allais, je revenais, cherchant où passer deux heures, et découvrant
pour la première fois qu’il n’y a pas un endroit de distraction, dans Liège, le
soir. Enfin, je me décidai dans un dancing d’un boulevard proche du mien.
« Peu de
monde dans la grande salle. Le long promenoir en fer à cheval ne contenait que
des individus de peu, dont la race commune apparaissait dans la démarche, dans
le vêtement, dans la coupe des cheveux et de la barbe, dans le chapeau, dans le
teint. C’est à peine si on apercevait de temps en temps un homme qu’on devinât
lavé, parfaitement lavé, et dont tout l’habillement eût un air d’ensemble.
Quant aux filles, toujours les mêmes, d’affreuses filles, laides, fatiguées,
pendantes, et allant de leur pas, avec cet air de dédain imbécile qu’elles
prennent, je ne sais pourquoi.
« Je me
disais que vraiment pas une de ces créatures avachies, graisseuses plutôt que
grasses, bouffies d’ici et maigres de là, avec des bedaines de chanoines et des
jambes d’échassiers cagneux, ne valait les euros qu’elles obtiennent à
grand-peine après en avoir demandé le double.
« Mais soudain
j’en aperçus une petite qui me parut gentille, pas toute jeune, mais fraîche,
drôlette, provocante. Je l’arrêtai, et bêtement, sans réfléchir, je fis mon
prix, pour la nuit. Je ne voulais pas rentrer chez moi, seul, tout seul ;
j’aimais encore mieux la compagnie et l’étreinte de cette drôlesse.
« Et je la
suivis. Elle habitait une grande, grande maison, rue de la Joliette. Les lampes
étaient déjà éteintes dans l’escalier. Je montai lentement, heurtant les
marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière sa rotondité. Elle s’arrêta
au quatrième étage, et ayant refermé la porte du dehors, elle demanda :
» — Alors
tu restes jusqu’à demain ?
»— Mais
oui. Tu sais bien que nous en sommes convenus.
»— C’est
bon, minou, c’était seulement pour savoir. Attends-moi ici une minute, je
reviens tout de suite.
« Et elle
me laissa dans l’obscurité. J’entendis qu’elle fermait deux portes, puis il me
sembla qu’elle parlait. Je fus surpris, inquiet. L’idée d’un souteneur
m’effleura. Mais j’ai des poings et des reins solides. « Nous verrons bien »,
pensai-je.
«
J’écoutai de toute l’attention de mon oreille et de mon esprit. On remuait, on
marchait doucement, avec de grandes précautions. Puis une autre porte fut
ouverte, et il me sembla bien que j’entendais encore parler, mais tout bas.
Elle
revint et me dit :
»—Tu peux
entrer, dit-elle.
« Ce
tutoiement était une prise de possession. J’entrai, et après avoir traversé une
salle à manger où il était visible qu’on ne mangeait jamais, je pénétrai dans
la chambre de toutes les filles, la chambre meublée, avec des rideaux de fort
tissu d’ameublement comportant deux chaînes et deux trames de grosseur
différente et l’édredon de soie ponceau tigré de taches suspectes.
« Elle
reprit :
»—
Mets-toi à ton aise, mon chat.
« J’inspectais
l’appartement d’un œil soupçonneux. Rien cependant ne me paraissait inquiétant.
« Elle se
déshabilla si vite qu’elle fut au lit avant que j’eusse ôté mon pardessus. Elle
se mit à rire :
»— Eh
bien, qu’est-ce que tu as ? Es-tu changé en statue de sel ? Voyons,
dépêche-toi.
« Je
l’imitai et je la rejoignis.
« Cinq
minutes plus tard, j’avais une envie folle de me rhabiller et de partir. Mais
cette lassitude accablante qui m’avait saisi chez moi me retenait, m’enlevait
toute force pour remuer, et je restais malgré le dégoût qui me prenait dans ce
lit public.
« Le
charme sensuel que j’avais cru voir en cette créature, là-bas, sous les lustres
du dancing, avait disparu entre mes bras, et je n’avais plus contre moi, chair
à chair, que la fille vulgaire, pareille à toutes, dont le baiser indifférent
et complaisant avait un arrière-goût d’ail.
« Je me
mis à lui parler.
»—Y a-t-il
longtemps que tu habites ici ? dis-je.
»—Il y a
eu six mois janvier.
»— Où
étais-tu, avant ça ?
»—J’étais
près de la gare. Mais la concierge m’a fait des misères et j’ai donné mon
congé.
« Et elle
se mit à me raconter une interminable histoire de femme qui avait fait des
potins sur elle.
« Mais
tout à coup j’entendis remuer tout près de nous. Ça avait été d’abord un soupir,
puis un bruit léger, mais distinct, comme si quelqu’un s’était retourné sur une
chaise.
« Je
m’assis brusquement dans le lit, et je demandai :
»—
Qu’est-ce que ce bruit-là ?
« Elle
répondit avec assurance et tranquillité :
»— Ne
t’inquiète pas, mon chat, c’est la voisine. La cloison est si mince qu’on
entend tout comme si c’était ici.
« Ma
paresse était si forte que je me renfonçai sous les draps. Et nous nous remîmes
à causer. Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger
ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur
première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence,
pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de
leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses
premiers amants.
« Je
savais qu’elle mentirait. Qu’importe ? Parmi tous ces mensonges je découvrirais
peut-être une chose sincère et touchante.
»—Voyons,
dis-moi qui c’était.
»— C’était
un matelot, mon chat.
»—Ah !
Raconte-moi. Où étiez-vous ?
»––Il
avait un bateau dans le port autonome.
»––Que
faisais-tu ?
»—J’étais
bonne dans une gargote.
»—Quelle
gargote ?
»—Chez le
Grand Jules, boulevard Saucy. La connais-tu ?
»—Parbleu,
chez Jules… Avec sa grosse moustache noire !
»— Oui,
c’est bien ça.
»—Et comment t’a-t-il fait la cour, ce
matelot ?
»—Pendant
que je faisais son lit. Il m’a forcée.
« Mais
brusquement je me rappelai la théorie d’un médecin de mes amis, un médecin
observateur et philosophe qu’un service constant dans un grand hôpital met en
rapports quotidiens avec des filles-mères et des filles publiques, avec toutes
les hontes et toutes les misères des femmes, des pauvres femmes devenues la
proie affreuse du mâle errant avec de l’argent sale dans sa poche.
»—Toujours,
me disait-il, toujours une fille est débauchée par un homme de sa classe et de
sa condition. J’ai des volumes d’observations là-dessus. On accuse les riches
de cueillir la fleur d’innocence des enfants du peuple. Ça n’est pas vrai. Les
riches payent le bouquet cueilli ! Ils en cueillent aussi, mais sur les
secondes floraisons ; ils ne les coupent jamais sur la première.
« Alors me
tournant vers ma compagne, je me mis à rire.
»—Tu sais
que je la connais, ton histoire. Ce n’est pas le matelot qui t’a connue le
premier.
»—Oh ! Si,
minou, je te le jure.
»—Tu mens,
ma chatte.
»—Oh !
non, je te promets !
»—Tu mens.
Allons, dis-moi tout.
« Elle
semblait hésiter, étonnée.
« Je
repris :
»—Je suis
sorcier, ma belle enfant, je suis somnambule. Si tu ne me dis pas la vérité, je
vais t’endormir et je la saurai.
« Elle eut
peur, étant stupide comme ses pareilles. Elle balbutia :
»— Comment
l’as-tu deviné ?
« Je
repris :
»—Allons,
parle.
»— Oh ! la
première fois, ça ne fut presque rien. C’était à la fête. On avait fait venir
un chef d’extra. Aussitôt arrivé, il a fait tout ce qu’il a voulu à la
guinguette. Il commandait à tout le monde, comme s’il avait été un Roi...
C’était un grand bel homme qui ne tenait pas en place devant son fourneau. Il
criait toujours : « Allons, du beurre, des œufs…etc. » Et il fallait lui
apporter ça tout de suite en courant, ou bien il se fâchait et il vous en
disait à vous faire rougir jusque sous les jupes.
» Quand la
journée fut finie, il se mit à fumer sa pipe devant la porte. Et comme je
passais contre lui avec une pile d’assiettes, il me dit comme ça : « Allons, la
gosse, viens-t’en jusqu’à moi pour me montrer le pays ! »
» Moi j’y
allai comme une sotte ; et à peine dans les champs, il m’a forcée si vite, que
je n’ai pas même su ce qu’il faisait. Et puis il est parti par le train de neuf
heures. Je ne l’ai pas revu après ça.
« Je
demandai :
»— C’est
tout ?
« Elle
bégaya :
»— Oh ! je
crois bien que Luc est de lui !
»— Qui est
Luc ?
»— C’est
mon petit !
»— Ah !
très bien. Et tu as fait croire au matelot qu’il en était le père, n’est-ce pas
?
»— Pardi !
»— Il
avait de l’argent, le matelot ?
»— Oui, il
m’a laissé une rente assez confortable sur la tête de Luc.
« Je
commençais à m’amuser. Je repris :
»—Très
bien ma fille, c’est très bien. Vous êtes toutes moins bêtes qu’on ne croit,
tout de même. Et quel âge a-t-il, Luc, maintenant ?
« Elle
reprit :
»—V’là
qu’il a douze ans. Il fera sa première communion au printemps. Il est aux études
chez les Jésuites.
»— C’est
parfait, et depuis ça, tu fais ton métier en conscience ?
« Elle
soupira, résignée :
»— On fait
ce qu’on peut...
« Mais un
grand bruit, parti de la chambre même, me fit sauter du lit d’un bond, le bruit
d’un corps tombant et se relevant avec des tâtonnements de mains sur un mur. Je
regardais autour de moi, effaré et furieux. Elle s’était levée aussi, essayant
de me retenir, de m’arrêter en murmurant :
»— Ça
n’est rien, mon chat, je t’assure que ça n’est rien.
« Mais, j’avais
découvert, moi, de quel côté était parti ce bruit étrange. J’allai droit vers
une porte cachée à la tête de notre lit et je l’ouvris brusquement... et
j’aperçus, tremblant, ouvrant sur moi des yeux effarés et brillants, un jeune
et pauvre adolescent, pâle et maigre, assis à côté d’une grande chaise, d’où il
venait de tomber.
« Dès
qu’il m’aperçut, il se mit à pleurer, et ouvrant les bras vers sa mère :
»— Ça
n’est pas ma faute, maman, ça n’est pas ma faute. Je m’étais endormi et je suis
tombé. Faut pas me gronder, ça n’est pas ma faute.
« Je me
retournai vers la femme. Et je prononçai :
»—
Qu’est-ce que ça veut dire ?
« Elle
semblait confuse et désolée. Elle articula, d’une voix entrecoupée :
»—
Qu’est-ce que tu veux ? Je ne gagne pas assez pour le mettre en pension au
Collège, moi ! Il faut bien que je le garde, et je n’ai pas de quoi me payer
une chambre de plus, pardi. Il couche avec moi quand je n’ai personne. Quand on
vient pour une heure ou deux, il peut bien rester dans l’armoire, il se tient
tranquille ; il connaît ça. Mais quand on reste toute la nuit, comme toi, ça
lui fatigue les reins de dormir sur une chaise, à cet enfant... Ça n’est pas sa
faute non plus... Je voudrais bien t’y voir, toi... dormir toute la nuit sur
une chaise... Tu m’en dirais des nouvelles...
« Elle se
fâchait, s’animait, criait.
« L’enfant
pleurait toujours. Un pauvre enfant chétif et timide, oui, c’était bien Luc,
l’enfant du péché, de cette penderie froide et sombre, l’enfant qui revenait de
temps en temps reprendre un peu de chaleur dans la couche de sa mère un instant
vide.
« Moi
aussi, j’avais envie de pleurer. Et je rentrai coucher chez moi.
Liège, Belgique, juin 2014
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