ON NE DOIT JAMAIS TOUCHER À UN ENFANT


       Voici quelques années, on découvrait à Fayembois, un faubourg de la ville de Liège, le corps d’une jeune fille de quatorze ans, Aurore Menuet, le crâne fracassé à coups de marteau. Elle avait été étranglée et violée. Son cadavre se trouvait dans une allée du bois de Fayembois, non loin de l’endroit où on l’avait vue en vie pour la dernière fois.
       Pendant quinze jours, la police locale chercha fiévreusement des indices, mais en vain. La police judiciaire de Liège prit le relais, sans plus de succès. Devant l’insuccès de ces recherches et sous la pression de l’opinion publique, les policiers résolurent de faire appel à l’agence de police privée Beaujean, dont Noah Dumay dirigeait alors le bureau principal à Liège.
       Chargé de s’occuper de l’affaire, le jeune Dumay, pour résoudre l’énigme, avait eu recours à un type d’enquête policière qui, bien que n’appartenant pas à la Police Scientifique, loin s’en faut, était resté un des classiques du genre.
       On avait vu la petite Aurore Menuet pour la dernière fois à 15 h 10, rue de Herve. Elle empruntait d’ordinaire cette Nationale 3 pour revenir de l’école, la remontait à pied, du côté gauche, passait sous un viaduc et, après quelques mètres, s’engageait dans le lieudit Domaine de Fayembois pour prendre, à droite, la rue Louis Pasteur.
       Mais, ce jour-là, elle n’était pas rentrée chez elle comme d’habitude à 15 h 45. Le crime se trouvait donc situé dans le temps et l’espace. Ce meurtre, une bonne centaine de gens, minimum, qui habitaient ce que Dumay devait appeler la zone suspecte, avaient pu le commettre. La zone suspecte s’étendait, en fait, de la rue Louis Pasteur qui se divisait en deux voies, jusqu’à l’allée du bois où le corps de la jeune fille avait été trouvé.
       C’était là le hic.
       La première mesure prise par le jeune détective n’avait pas été particulièrement originale. Il avait trempé dans du sang de poulet un marteau qu’il avait montré à un certain nombre d’habitants. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Prétendant l’avoir trouvé près du corps, Dumay demandait à ses interlocuteurs s’ils l’avaient déjà vu. Bien entendu, personne n’avait jamais vu ce marteau. Ce que Dumay guettait, c’était une réaction de la part de l’un ou de l’autre.
       Sans le vouloir, non loin du bois, il obtint ce qu’il voulait. Un jeune flamand au visage sympathique, aux manières douces, Frank Kayser, qui travaillait comme jardinier dans une propriété comprise dans la zone suspecte, montra des signes évidents de nervosité. Dumay, incrédule, mit alors au point sa deuxième offensive : s’occuper de ce suspect potentiel !
       Sous des dehors assez agréables, il est vrai, Frank Kayser était d’un naturel froid et rusé. Cela sautait aux yeux. S’il était coupable, sa confession ne serait pas facile à obtenir. En l’absence d’indices matériels, Dumay se rendit compte qu’il devait mystifier l’éventuel meurtrier pour l’amener à avouer son crime.
       Dans la propriété où travaillait Kayser, il y avait un énorme chien, une bête peu commode, qu’on tenait enfermée dans un enclos. Trois fois par nuit, à minuit, deux heures et quatre heures, un aide de Dumay se glissait dans les parages et lançait des pierres vers le chien, de sorte que, pendant plus d’une semaine, cet animal poussa des hurlements apparemment inexplicables, qu’on entendait à plusieurs centaines de mètres à la ronde.
       Tous les matins, Dumay faisait le tour des nombreuses propriétés du Domaine de Fayembois pour voir l’effet qu’avaient exercé sur les habitants les hurlements du chien. Il observait Kayser, Dieu sait pourquoi, avec une attention toute particulière. Dix jours plus tard, il organisait une filature du jardinier.
       Il se rendit chez un médecin où se rendait Kayser, afin de l’interroger au sujet de son patient, bien qu’il se doutât se heurter à l’éternel secret professionnel propre au monde de la médecine. Alors qu’il s’attendait à un refus, le médecin consentit à lui dire pour quelle raison  ce patient le consultait.
       ― Il y a dans le coin un chien qui se met à aboyer trois fois par nuit. Et cela le met dans un état de nerfs effroyable.
       ― Et qu’avez-vous prescrit ? questionna Dumay.
       ― Un changement d’air.
       Lorsque le jardinier quitta Fayembois et son travail, Noah Dumay le fit suivre jusqu’à Anvers où il loua une chambre.
       Apparemment assez routinier, il prenait tous les jours à heures fixes ses repas dans le même restaurant. Dumay eut alors l’intuition que Kayser accueillerait volontiers une compagnie, surtout celle d’un autre flamand.
       Dans le personnel de l’agence Beaujean, il dénicha un détective nommé Carl Rauscher. Le jeune homme se mit à prendre ses repas dans le même restaurant que Kayser. Là, tout en mangeant, il lisait la Gazet van Antwerpen. Deux jours à peine Rauscher était-il arrivé que Kayser s’approche de sa table.
       ― Je vois que vous êtes d’Anvers, dit-il en lui tendant la main. Je m’appelle Frank Kayser.  Et vous ?
       ― Carl Rauscher. Je suis natif de Louvain et de passage à Anvers.
       Les deux hommes allèrent ensuite se promener, échangeaient des idées sur le monde politique et sur la crise qui sévissait dans le monde et, ensuite, pour se distraire, ils se rendirent ensemble au cinéma. Ils ne tardèrent pas à se voir fréquemment. Comme Kayser, qui vivait sur ses économies, ne travaillait pas, il fallait absolument que Rauscher trouvât le moyen de justifier de façon plausible sa propre oisiveté.
       ― Tu sais, Frank, je n’ai pas besoin de travailler, expliqua-t-il pour se justifier aux yeux de son compagnon. En attendant que la succession de mon père soit réglée, je touche une certaine somme d’argent sur ce qu’il m’a laissé, là-bas, à Bruxelles. C’est une banque d’ici qui s’occupe de tout.
       Le premier acte s’étant de la sorte achevé, Dumay décida de provoquer chez Kayser une réaction psychologique. Les deux amis étant des habitués des salles de cinéma, Dumay, qui avait des relations partout, obtint du directeur d’un cinéma qu’il glissât dans son programme régulier, pour une seule séance, un film ayant pour sujet un crime de sadique.
       Kayser et Rauscher assistaient à la représentation en même temps que plusieurs hommes de chez Beaujean dispersés dans la salle. Au cours de la projection du film, Kayser, mal à l’aise, se mit à s’agiter sur son siège. Il respirait avec peine. Au moment où l’assassin commit son forfait, il se raidit visiblement. Enfin, lorsque le cadavre apparut en gros plan sur l’écran, il enfouit son visage dans ses mains et se leva, haletant.
       ― À demain, Carl, dit-il ; je rentre. J’ai une migraine terrible.
       Dumay avait maintenant la certitude absolue que le jardinier flamand était bien l’assassin de Fayembois. Le détective était en train de se demander quelle nouvelle initiative il devait prendre, lorsque Kayser en décida pour lui.
       ― Pourquoi n’habiterions-nous pas ensemble, Carl ? proposa-t-il  à son ami Rauscher.
       Les deux hommes s’installèrent dans la chambre de Kayser, ce qui ouvrait à Dumay un champ d’action entièrement nouveau. Selon les instructions précises qu’il avait reçues, Rauscher, au beau milieu de la première nuit, réveilla Kayser en sursaut, en le secouant énergiquement.
       ― Qu’est-ce qui ne va pas, Frank ? demanda-t-il sur un ton plein de sollicitude. Voilà une heure que tu délires !
       Les yeux hagards, Kayser se dressa d’un bond sur son lit.
       ― Qu’est-ce que je disais ?
       ― Je ne sais pas au juste. Tu n’as pas arrêté de marmonner, tu parlais d’une jeune fille...
       Kayser s’assit sur une des chaises, près de la fenêtre, et passa le reste de la nuit à fumer. La scène se répéta plusieurs fois. À Liège, le Parquet, maintenant, commençait à se plaindre. Il lui fallait des résultats. Dumay et son patron, Georges Beaujean, demandèrent qu’on leur laissât un peu plus de temps. Ils alléguèrent qu’en brusquant les choses on risquait de tout gâcher.
       Dumay s’arrangea avec le rédacteur en chef d’un autre quotidien flamand, pour qu’il publiât une information annonçant que la police avait trouvé un marteau qu’on croyait être l’arme du crime. L’article indiquait, en outre, que la police avait l’intention de montrer ce marteau à un certain Frank Kayser, « un jardinier qui faisait une cure de repos quelque part, pour voir s’il pourrait l’identifier » écrivait l’article.
       Dumay savait que Kayser verrait l’article, car le jeune flamand achetait tous les jours les différents journaux qui étaient susceptibles de parler de lui.  De retour chez lui, Kayser lut en effet la presse et se mit ensuite à fumer cigarettes sur cigarettes. Un peu plus tard, Rauscher prit à son tour le journal et le parcourut d’un air distrait.
       ― Mais dis-moi, Frank, on parle de toi, là… Tu es de Liège ?
       Kayser fixa son ami et lâcha :
       ― Oui. Voilà deux ans que je travaille près du centre de la ville. Où vois-tu mon nom ?
       Rauscher le lui montra.
       ― Oh ! dit Kayser, c’est une affaire qu’on n’arrivera jamais à tirer au clair. D’ailleurs, le marteau qu’on a trouvé n’est pas du tout l’arme du crime pour la bonne raison que...
       Kayser s’arrêta net.
       ― Si nous allions au cinéma, proposa son ami en faisant l’innocent.
       Il n’y avait plus aucun doute, Kayser était l’assassin de la jeune Aurore Menuet. Il venait presque de laisser échapper un aveu. Dumay commença alors à le manœuvrer.
       Le lendemain, sur la proposition de Rauscher, les deux amis avaient loué une voiture pour faire une promenade dans un quartier peu fréquenté. Une espèce de vagabond, qui avait l’air d’être aux abois, les arrêta en se dressant au milieu de la route. Il leur demanda de le prendre avec eux. Sur le refus de Rauscher, qui était au volant, l’homme lui lança une injure. Rauscher descendit de voiture, l’injuria à son tour et le frappa à poings nus.
       Il venait d’éviter de justesse un coup dans les tibias quand, Rauscher, furieux, sortit un revolver et fit feu à deux reprises. Le vagabond tomba face contre terre et Rauscher, se penchant sur lui, tira encore plusieurs coups à bout portant. Puis il roula le corps au bord de la route, courut à la voiture et remit le moteur en marche.
       ― Tu n’aurais pas dû faire ça, Carl, commença par lui dire Kayser.
       ― Et pourquoi ? lança Rauscher en feignant la rage et l’effroi.
       ― Parce que, reprit son compagnon, tu ne seras plus jamais tranquille de ta vie. Tu as tué un homme et tu auras toujours peur d’être pris par la police.
       ― Je n’ai pas envie de parler de ça, grogna Rauscher.
       Le meurtre était évidemment simulé. La victime était un détective de chez Beaujean et Rauscher, bien entendu, avait tiré à blanc. Dumay fabriqua alors un autre article d’information à l’intention de Kayser. Le directeur d’un journal fit imprimer un exemplaire spécial annonçant qu’un vagabond avait été assassiné et que la police possédait un signalement complet de cet homme grâce au portrait-robot que la Police judicaire avait réussi à dresser. L’affaire prit soudain une dimension européenne et fut reprises par les diverses medias francophones comme néerlandophones.
       Rauscher montra le journal à Kayser et lui annonça qu’il leur fallait quitter la ville. Ils gagnèrent Plymouth puis Londres, où ils apprirent par une correspondance arrangée entre la banque et Rauscher, que la prétendue succession de Bruxelles allait être réglée.
       ― Quand j’aurai l’argent, dit Rauscher, nous irons aux Caraïbes ou ailleurs… Qu’en penses-tu?
       Kayser trouva l’idée excellente.
       La mise en scène était maintenant fin prête pour le dénouement. Dumay avait terrifié Kayser, il l’avait bouleversé, il l’avait touché par surprise ; mais il n’avait pas encore obtenu d’aveu. Il fallait absolument que la prochaine offensive liquidât toute l’affaire, qui traînait déjà depuis près de quatre mois.
       Les deux jeunes gens étaient descendus, à Londres, à l’hôtel Éléphant And Castle, 23 Oswin Street. Munis d’un dispositif d’écoute, Dumay et quelques autres détectives de l’agence Beaujean occupaient la chambre 223 voisines de la leur. Le jour suivant, Rauscher reçut une lettre au sujet de laquelle il se montra d’une extrême discrétion, ce qui avait paru d’autant plus curieux à son ami qu’il ne lui avait jamais rien caché au sujet de ses affaires.
       Au bout d’un instant, Rauscher laissa la lettre sur une table et descendit dans le hall. À son retour, il trouva Kayser fou furieux, la lettre à la main.
       ― Alors tu t’es arrangé pour me posséder, hein ? s’écria-t-il.
       La lettre, écrite – par Dumay – sur du papier à en-tête de la British Airways, confirmait la location d’une place sur un avion en partance pour Bruxelles deux jours plus tard.
       ― Toi et tes beaux discours ! cria Kayser. On devait aller aux Caraïbes… tu te disais mon ami. Et au lieu de tout ça, qu’est-ce que tu fais ? Tu t’arranges pour retourner en Belgique, en me laissant tomber ici !
       De l’autre côté du mur, Dumay et ses collègues, à l’écoute, ne perdaient pas un mot de la conversation entre les deux hommes. Rauscher rassembla toutes ses facultés pour prendre le ton de la plus cordiale amitié.
       ― Frank, dit-il, tu sais très bien que je t’aime beaucoup. Mais les gens sont drôles, Frank ; toi, moi, tout le monde. On est amis aujourd’hui, ennemis demain.
       ― Où veux-tu en venir ? demanda Kayser.
       ― Suppose qu’un jour, aussi bons amis que nous soyons, toi et moi, nous nous disputions. Tu saurais toujours que j’ai tué un homme, et rien ne t’empêcherait d’aller le raconter à la police.
       ― Alors, ce n’était que ça ? dit Kayser soulagé.
       ― Oui, ce n’était que ça. Je retourne en Belgique parce que j’ai peur. Ne ferais-tu pas la même chose, si tu savais que je peux te dénoncer si tu étais un assassin ?
       ― Non ! dit Kayser.
       Rauscher le regarda fixement.
       ―  Je voudrais bien pouvoir te croire, Frank.
       ― Tu peux me croire, reprit Kayser. Je n’irai jamais dire à la police que tu as commis un crime... parce que j’en ai commis un, moi aussi...
       ― Tu as commis un crime, toi ? dit Rauscher, d’un ton railleur. Mais qui as-tu bien pu tuer ?
       ― J’ai tué la jeune fille de Fayembois, près de Liège. Tu te rappelles le jour où mon nom était dans le journal ?
       ― Tu inventes tout ça pour me faire changer d’avis.
       ― Pas du tout, Carl ! Je l’ai tuée. Je l’ai tuée le 9 novembre... Je l’ai violée, étranglée, puis j’ai cogné à coups de marteau…
       Rauscher feignait toujours le doute. Afin de convaincre complètement son ami, pour qu’ils partent pour l’étranger, Kayser fit le récit complet de son crime en donnant des détails : les noms des rues, la disposition du corps de la jeune fille à l’entrée du bois et jusqu’à la façon dont elle était habillée.

*
 *               *

       Par une nuit sans lune de fin février de l’année suivante, Frank Kayser était écroué en attendant son procès. Il n’avait que le regret de n’avoir pas pu assassiner aussi Rauscher après avoir appris la vérité sur son compte.  Il y a quatre ans, il était incarcéré et condamné à trente ans de réclusion à la prison de Lantin pour viol, strangulation et coups violents dans l’intention de donner la mort.
       Ce fut peine perdue quand, devant tous ces chefs d’accusations, les psychiatres avaient voulu excuser les actes de l’accusé à cause d’une enfance malheureuse. Ce serait vingt ans ! Et c’était donné ! Les propriétaires du domaine où Kayser avait travaillé, à Fayembois, avaient été stupéfaits en apprenant les méfaits du jardinier.
       ―  Il était si gentil, toujours prêt à rendre service !
       Un Kayser qui n’avait eu aucun remords et qui sait, avait peut-être trouvé son acte naturel, parce qu’il n’avait jamais côtoyé de femmes dans sa vie.
       Combien de Frank Kayser ne courent-ils pas encore aujourd’hui de par nos rues ? Ne se passe-t-il pas bien plus de choses dans la tête des gens que dans la rue ?   
       Le jeune Noah Dumay, lui, n’avait pas de regrets. À la tête de l’agence Beaujean, devenue Dumay, par la suite, il était sur la voie de la renommée.


 Liège, 30 janvier 2014,

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