La péniche de la mort
La mer n’était plus son amante depuis longtemps. On
sentait, malgré tout, en cet homme de soixante ans aux cheveux blancs, une
tendresse paternelle, une douceur résignée de pauvre, comme habitué,
maintenant, à refréner l’expression de son désespoir, simplement parce que la
vie continuait.
Le
pli de ses lèvres oscillait entre une moue de chagrin et un vague sourire,
alors qu’il observait les vieux cargos.
C’était
l’aube. Les paupières remplies de liquide, il regardait, alentour, lourdement,
avec un air appliqué, comme s’il eût voulu se donner l’impression qu’il
découvrait encore une flotte vivante.
C’était
l’été. Un été froid, pluvieux.
L’homme
contemplait les poissons à travers une couche d’eau qui interdisait tout
contact entre eux et lui. Il les voyait rester longtemps immobile, puis, d’un
frémissement de nageoires, ils avançaient un peu plus loin, pour ne rien faire
d’autre qu’attendre à nouveau. L’homme se demandait ce qu’ils pouvaient
attendre ainsi.
Derrière
lui, le quai semblait abandonné de Dieu et des hommes. Devant son regard trempé
de larmes, de vieilles coques trempées d’eau salées s’étendaient à perte de
vue.
À
sa droite, les bateaux qu’il regardait avaient flottés sur presque tous les
grands fleuves du monde. Ils avaient été, d’est en ouest et du nord au sud,
sous les regards admiratifs des indigènes des différents continents où ils
avaient fait escale.
Il
se souvenait que, avec un grand frisson dans le dos, ce jour-là, la lumière
était grise et sentait le sommeil. Alentour, il y avait des tas de pierres, du
sable, une grue, des tombereaux vides ; le temps fuyait sans bruit et ses
prunelles claires nageaient dans une eau trouble. La racine de la sagesse était
toujours fertile, en lui.
C’était
le sage de la mer.
Il
avait pris conscience qu’il avait acquis, au cours de ses voyages, de riches
vertus. Mais, un soir, alors que les bateaux étaient nettement dessinés par la
lune, en rentrant au port, il avait appris que sa fille était morte.
Son
prénom était lisible, comme en plein jour, sur la péniche la plus proche qui
était séparée du quai par une simple planche qui servait de passerelle.
On
l’appelait, depuis ce jour-là, la péniche de la mort.
Pourquoi
Nadine avait-elle voulu que cette péniche porte son nom et qu’elle fût baptisée
par le vieux curé de l’endroit ?
Vingt
ans, déjà !
Sur
le quai, deux amoureux étaient collés au mur de pierre et s’écoutaient en
retenant leur souffle.
On
avait demandé à Mimile d’éteindre sa stupide radio : ce n’était plus l’heure.
Au-dessus
du quai, des gens parlaient des différentes guerres qui sévissaient déjà dans
le monde. Ils n’avaient pas l’air de comprendre que, ici, c’était bien plus
grave pour les matelots de tous poils.
Depuis
que Nadine avait été assassinée dans la cabine de son bateau par un fichu
mauvais garçon, on ne parlait plus qu’à voix basse.
Les
marins, maintenant, avaient peur et, quand l’un d’entre eux montait à bord, la
première chose qu’il faisait avant de mettre le moteur en marche, c’était de
regarder par le fond et de supplier la petite en pleurant :
—
Nadine porte moi chance, car j’ai peur de mourir…
La
mère du fiancé de Nadine était souvent venue sur le port et, en regardant le
père de Nadine, elle eut toujours l’air de dire : « C’est de la faute à votre
fille si mon fils s’est pendu ! »
Car,
lorsqu’il avait appris la mort de sa promise, Mickey s’était pendu au vieux
clocher de l’église
Pauvres
malheureux !
On
dit toujours, il est vrai, que ce sont ceux qui restent qui sont à plaindre ! Ici,
les deux fiancés ne s’étaient-ils pas retrouvés au ciel ?
Il
fallait l’espérer. Si ce n’était pas le cas, leur mort n’aurait eue aucun sens.
Leur amour pas d’avantage. Le père avait pris la taille de sa femme d’une main
maladroite, en tremblant, et, elle s’était passé la main sur ses yeux. Enfin,
il avait regardé tendrement sa femme. Elle lui avait murmuré :
—
Viens ! Il y a du café chaud et des croissants !
Liège, Belgique, septembre 2014
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