Mon dernier voyage en Normandie


    
       Le départ me sembla précipité. J’avais eu comme la sensation d’une fuite. En fait, n’en n’était-ce pas une ? N’était-ce pas un abandon de mes soucis, de ma santé déficiente ? Ce décor, qui tous les jours était mon univers, allait disparaître de ma vue. Dans peu de temps, je serais loin et j’irais respirer l’air salubre de la campagne normande. Voilà comment j’avais résumé la situation.
       Le train avait été annoncé pour une heure donnée et était entré en gare sans retard. Les quelques connaissances qui nous avaient accompagnées sur le quai avaient été surprises par l’atmosphère qu’offraient les portes à glissières, les fauteuils rembourrés, toutes ces répétitions de gestes inutiles. Elles furent étonnées aussi de ce soleil nostalgique du mois de juillet. Je n’ai pas retenu la date de ce départ, car je ne retiens jamais les dates, mais je me souviens que c’était en juillet.
       Nous étions installés dans un compartiment d’un wagon de seconde classe, qui était apparemment réservé, mais dont nulle indication ne présentait l’état. Nous étions deux de corps. Trois en pensées. On ne pouvait apercevoir la personne absente, bien que les propos qui la concernaient la montraient dans le reflet de sa vie : aimante, imposante, calme, réfléchie. Quelque inconnu qui fût entré à ce moment aurait compris que « l’absent » possédait plus de personnalité qu’une foule de gens.
       Je ne saurais exprimer en quelques mots, la façon dont nous avons vécus auprès de lui. Je m’étais souvenu le nom d’un grand poète, momentanément considéré comme un imbécile, à l’époque, qui disait :
       — C’est au dernier regard autour de la table que se fait l’adieu véritable !
       Le poète avait raison. Nous avions également éprouvé cette sensation. C’était comme un dernier rendez-vous. Nous savions que beaucoup de personnes manquaient cette dernière rencontre. Il était absurde, dès lors, de penser aux autres membres de la famille, à ceux qui ne l’avaient jamais estimé, par jalousie.
       Il y en avait qui étaient venus à l’enterrement et que l’on n’avait plus revus depuis. On ne les jugeait pas. On les plaignait. Il devait bien être, pourtant, un jour, une heure, quelque instant précis où, dans toute l’acceptation du terme, l’être humain est libéré de la servitude terrestre pour rejoindre le seul endroit encore inconnu des vivants.
       Nous connaîtrons cet endroit, plus tard, à notre tour, après avoir payé notre manque d’amour envers autrui, car seuls ceux qui ont fait leur devoir accèdent au paradis des âmes. Ce ne sera pas un lieu commun celui de leur mort ; sans petites larmes de feu pour l’Enfer ni nuages blancs pour le paradis. Tout cela ne commence-t-il pas déjà sur terre ? Une vie difficile pour les mauvais et une vie sans embûches pour les bons ? Avais-je assez prouvé mon amour à l’absent ? La réponse n’était-elle pas négative ?
       Une cheminée s’éloignait au loin et des arbres défilaient de tous les côtés ; nous passions devant des gares de moindres importances. Des vaches paissaient de biais, dans le fond d’un pré, d’autres levaient la tête et elles nous regardaient sans grand étonnement pour replonger la tête dans leur auge. Étais-je vraiment conscient du fait que sept mois plus tôt une existence s’achevait ? C’était la question la plus importante de ma vie que je m’étais posée, me demandant quel avenir serait le mien. J’avais le cœur lourd, j’étais maussade dans mon coin.
       Ma mère était désespérée. Je lui disais bien qu’il ne servait à rien d’être déprimé, que papa ne serait pas content de la voir ainsi et qu’il lui aurait dit qu’il était absurde de s’attacher au monde, rien n’y fit. Le soleil dardait de ses rayons un charbonnage abandonné, où la houille, qui était étendue sur des voies de garages, m’attendrit.
       Le train pénétrait dans une gare que je croyais reconnaître : Charleroi. Et, alors que des voyageurs s’asseyaient à leur place, après l’avoir longuement cherchée, on nous proposait aimablement un « ticket spécial » pour obtenir plus aisément un taxi à notre arrivée, gare du Nord. Aujourd’hui, ces fameux tickets n’existent heureusement plus depuis longtemps, car ils n’étaient que sources d’ennuis.
       Le soleil était toujours radieux et il le fut jusqu’à notre arrivée à Valognes. La douane, à l’époque, se faisait toujours dans le train. Par la vitre, mes yeux regardaient le clocher d’une église entourée de maisonnettes aux tuiles rouges. Les paysages changeaient comme des pelotes de laine jaune et rouge. La Société Lorraine apparut, alors que, plus loin, le clocher d’un village pointait, vers le ciel, sa flèche. On aurait juré que, là-bas, les habitants n’avaient jamais quitté leur clocher.
       Le choc fut plus violent que je l’avais imaginé quand, passé les Établissements Frangeron, je revis des décors familiers. Mais, la lassitude du voyage était grande. Il me manquait le conseil d’un père, d’un ami. Il eut été devant moi, une cigarette entre les doigts, accoudé à la petite table du compartiment, l’autre main pinçant le nez, l’esprit ailleurs, songeant à son travail, même en vacances.
       Mais, il n’était plus là pour que je le comprenne mieux, lui accordant les égards qui lui étaient dus. Il n’était plus là avec ses conseils, avec son rire que je croyais condescendant, mais qui était tendre et chaud. Pourquoi n’avais-je pas compris plus tôt qu’il s’inquiétait à cause de moi et qu’il se faisait du souci à cause de moi ? Parce que j’avais 22 ans ? Tout le monde a 22 ans, un jour ou l’autre, mais ce n’est pas une raison pour que cela rende idiot ?
       Je croyais tout savoir, à l’époque ! Mais l’idée qu’un jour, nous ne serions plus que deux, dans un train semblable à celui que nous prenions autrefois tous les trois, avec le même soleil de juillet, me donnait des frissons. J’aurais dû prévoir ! J’aurais souhaité, ce jour-là, dans ce compartiment, pouvoir lui demander encore une fois :
       — Explique-moi, papa ! Comment faut-il faire pour bien faire ?
       Je suis certain qu’il m’aurait répondu avec sagesse.
       Nous sommes arrivés non sans mal à Paris. La gare du Nord grouillait de monde et, je m’en souviens, il y avait encore des porteurs. Nous avons pris un taxi, après avoir suivi des gens dans une longue file d’attente. Les chauffeurs ne prenaient pas tout le monde à cause des satanés tickets qui donnaient droit à une réduction. Quelques minutes plus tard, la circulation était dense, nous arrivions à la gare Saint-Lazare. Un porteur nous aidait à porter nos valises qui étaient nombreuses. On eut dit qu’on partait pour l’autre bout du monde.
       Dans la gare, on y voyait défiler les robes de l’époque, très courtes pour les jeunes filles comme pour les jeunes femmes. C’était la mode. Ma mère et moi attendions le train en destination de Cherbourg. La ville de Valognes était la station avant. En attendant le train, je me suis promené dans la gare en mangeant des petits pains. Ma mère avait préféré rester assise à la terrasse du buffet. Ça ne se faisait pas de manger en marchant. Elle m’avait demandé :
       — Tu sais le numéro de la voie ?
       — 28 !      
       — Tu es sûr ? Ne fais pas des taches sur ton veston…
       Car j’étais en veston, cravate. On eut dit un employé qui se rendait à son bureau. Là aussi, le train avait été annoncé pour une heure donnée et devait partir sans retard. Nous avions déjà l’impression d’être à Valognes, et d’y voir notre parenté. La Normandie allait nous tendre les bras. Une voix grave s’était mise à annoncer en plusieurs langues :
       — Les voyageurs de l’Express Paris-Cherbourg, via Conches, Lisieux, Caen, Bayeux, Lison, Valognes en voiture…
       C’était parti ! Le train fut confortable. Nous étions près de la vitre du compartiment et je regardais les arbres verts, le soleil et le ciel. Les uns fumaient le cigare, la cigarette ou la pipe. On avait ouvert la fenêtre, à cause de la chaleur. Les prairies normandes brûlaient sous les ardents rayons du soleil. Le village de Conches devait être l’un de ces lieux où rêvaient hommes et femmes en regardant passer des trains comme le nôtre.
       Près de la porte, deux jeunes mariés s’enlaçaient, malgré la chaleur. Devant eux, mini-jupes et cheveux teints, deux péronnelles proféraient des propos inaudibles, mais sans doute peu intelligents. Elles devaient mélanger plusieurs idéaux, allumant une cigarette après l’autre, et remontant faussement leurs jupes.
       J’observais le spectacle des différentes natures que mes yeux visionnaient avec attention. En regardant s’estomper peu à peu les prairies de villages inconnus, je songeai à ceux de mon pays qui, ce matin encore, me souhaitaient de bonnes vacances.
       Que faisaient-ils, maintenant ? L’une repassait-elle le linge de la famille dans quelque pièce, pendant que sa fille cadette travaillait dans une grande surface et que son fils, cuisinier de son état, œuvrait la gorge sèche à l’office d’un mess de sous-officiers y prenant même ses repas ?
       Je fixai d’un œil vif le quai B de la station où nous nous étions arrêtés : Lisieux. Les péronnelles s’étaient tues. Un homme à la forte corpulence s’était joint aux voyageurs de notre compartiment. Le wagon était encore plus étouffant, d’autant plus qu’il transpirait abondamment et se passait souvent un mouchoir d’un goût douteux sur le visage et les avant-bras.
       Il montrait à la ronde une montre en plaqué or. L’homme frottait ses aisselles, avec une chemise sale garnie de dessins représentant des billets de 10 dollars.   Son pantalon fait d’un tissu qui avait dû être gris, était devenu de couleurs diverses ; il finit par allonger ses jambes sous la banquette qui lui faisait face, essayant d’entamer la conversation.
       Je ne lui fis aucune réponse, le regard fixé sur le paysage. Ma mère s’aérait de temps en temps avec un magazine acheté à la gare Saint-Lazare. Sous mes yeux, c’était un véritable défilé de paysages de rêves. Des vaches rousses et blanches vaguaient, couchées de biais dans l’herbe douce. De somptueuses fermes basses apparaissaient comme des mannequins sur un écran, toujours en bois, avec des toits de chaume. Alentour, s’étendaient d’innombrables champs de pommiers, récolte abondante du cidre.
       Mes nombreuses pensées sombres s’étaient assoupies vers 16 h 20. Quinze minutes plus tard, on pénétrait en gare de Caen. Là, trois, quatre, six blocs de béton s’élevaient sous le soleil. De touchants adieux s’échangèrent entre les péronnelles, dont l’une avait bien l’air d’une citadine. Le but de notre voyage approchait de plus en plus et, comme dans un mauvais rêve, nous feignons d’être heureux. Nous étions tristes, seuls. Il faisait trop beau et trop agréable. La ville de Bayeux où, six ans auparavant, nous étions trois dans une même communion, avait l’air trop gai.
       Je ne pleurais pas. C’était pire. La gorge serrée, le cœur battant, je me suis détourné des souvenirs lointains qui vous arrachent le cœur. Lison était la dernière gare avant Valognes. Une haute cheminée cracha un torrent de fumée noire vers le ciel, mais la gare n’y voyait qu’une chose naturelle. Il est vrai que cette station était fort délabrée. Le prochain arrêt était Valognes. Notre Versailles normand. Le plus bel endroit de la Normandie. Là, où étaient nées ma grand-mère et ma mère ! L’odeur de la verdure nous montait aux narines, nous allions toucher les pommiers en fleurs, ces vaches rousses et blanches.
       Quoi de plus naturel ?
       Seulement, il y manquait une seule personne et elle nous a bien manqué !
       Je suis retourné plusieurs fois, en Normandie, pour d’autres raisons, mais je me souviendrai toujours de ce voyage-là, à la mémoire de mon père…

                    

Valognes (Manche), France, juillet 1974,

















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