CONVOITISE AVEC DES DENTS DE LOUPS


 Chapitre premier

Où il est question des soucis d’un employé d’agent de change

       — Allo, Lenoir ? Ici, Gaston Menez… Je ne vous dérange pas trop ?
       Lenoir aurait répondu oui à son interlocuteur, s’il s’était s’agit de quelqu’un d’autre que Menez. Ce Menez était un jeune type bien bâti, ayant toujours le teint frais, le visage franc et honnête, arborant une fine moustache noire et impeccable. Il portait continuellement un feutre lustré et des costumes noirs et sobres, ce qui lui donnait l’air de ce qu’il était, un jeune homme élégant d’un canton de la ville de Liège
       Lenoir se souvenait vaguement du jeune homme qu’il avait rencontré une fois, lors d’un Congrès au palais du même nom. Son visage rond et rougeaud était naturellement empli de gaieté, mais les commissures de ses lèvres étaient crispées par une expression tragi-comique. À l’autre bout du fil, Gaston Menez expliquait avec une voix d’asthmatique la raison de son coup de téléphone.
       — Je vous aurais bien envoyé un message électronique, disait-il, mais cela aurait demandé trop de temps à rédiger et l’affaire est pressente. Le pire dans cette histoire, ajoutait-il, c’est que je me suis conduit comme le plus grand des idiots. Évidemment, tout cela se terminera peut-être bien avec votre aide ? Quant à moi, je ne vois pas comment j’aurais pu agir autrement ; mais si j’ai perdu ma place sans rien gagner en échange, je comprendrai à quel point j’ai été un stupide animal.

           
Ce jeune Menez ne semble pas être fort doué pour raconter une histoire, se dit Jeannot Lenoir en tirant de petites bouffées de sa pipe de bruyère.
       — J’avais une place de comptable chez Shiffer & Look, boulevard de la Sauvenière à Liège, expliquait Menez, le bureau d’agent de change très réputé de la ville. La société a souffert à la suite de spéculations entre banques. Pour un peu, on frôlait une méchante banqueroute. Je suis resté quinze ans chez eux, et le vieux Shiffer eut du mal à donner un certificat sensationnel à tout le monde quand les difficultés de la société survinrent.
       « S’il me donna un certificat, il ne valait pas grand-chose et, comme les vingt-sept autres employés, je suis resté sur le carreau. J’ai tenté ma chance, ici ou là, mais il y avait des tas d’autres types dans mon cas et, faut-il le préciser, on n’embouchait personne fin juin. Je gagnais un peu plus de 1.625 € par mois, chez Shiffer, et j’économisais 500 € mensuellement. Après quinze ans de travail, je m’étais constitué un bas de laine d’à peu près 292.500 €. J’attendais un nouvel emploi, ne voulant point toucher à mes économies. Alain écrivait : « Le tragique est toujours dans l’attente, non dans la catastrophe. Aussi le temps se trouve être le personnage principal de toute tragédie. »
       « L’auteur du Système des Beaux-Arts avait raison. J’étais vraiment au bout du rouleau, j’arrivais difficilement à payer mes notes de gaz, d’électricité et d’eau ; ma télévision était débranchée, par économie encore, sans parler du téléphone ; j’usais mes souliers des rues de la Cité ardente, en montant les escaliers des bureaux, et la promesse d’une place me paraissait aussi éloignée que jamais.
       « Je trouvai enfin un poste vacant chez Leroi & Associés, le grand agent de change de la rue du Plan incliné. Je sais bien que les histoires de bourse ne sont pas vraiment votre rayon, mais je peux vous dire qu’il s’agit de l’une des maisons les plus prospères de Liège. Il fallait impérativement répondre par écrit à l’annonce. J’envoyai mon certificat et ma candidature, sans le moindre espoir d’obtenir un avis favorable.
       « Par retour de courrier, je reçus une réponse disant que si je me présentais lundi — il s’agissait du 29 juin —, je pouvais entrer immédiatement dans mes nouvelles fonctions. Personne ne sait comment fonctionnent ces choses-là. Certains disent que le directeur se contente de plonger la main dans le tas et de prendre le premier qui vient. Quoi qu’il en soit, c’était mon tour cette fois, et rien n’aurait pu me faire plus de plaisir. Le boulot était payé 500 € de plus par mois, pour des fonctions presque identiques que chez Shiffer
       « Maintenant, j’en arrive à la partie étrange de mon histoire. Je logeais dans un studio meublé de quatre mètres sur quatre, Boulevard Émile-de-Laveleye, au 23, à Liège. Le soir même où l’on m’a proposé cette place, le 26 juin, j’étais assis sur les marches de l’immeuble en train de fumer, regardant l’arrière de l’église Saint-Vincent, quand arriva un homme qui s’annonça comme étant “Léon Chauvineau, agent financier”.
       « Je n’avais jamais entendu ce nom ni n’avais aucune idée de ce qu’il me voulait. C’était un homme de taille moyenne, les cheveux et les yeux foncés, barbe noire, avec le nez un peu brillant. Ses manières étaient énergiques et il parlait avec autorité, comme quelqu’un qui sait combien le temps est précieux.
       –– Monsieur Gaston Menez, je crois ? dit-il.
       — Oui, monsieur, répondis-je
       — Anciennement chez Shiffer & Look ?
       — Exactement.
       — Eh bien, dit-il, le fait est que j’ai entendu des choses extraordinaires sur vos talents en matière de finance. Vous souvenez-vous de Poussard, qui était sous-directeur chez Shiffer ? Il est intarissable à votre sujet.
       ––J’étais bien sûr ravi d’entendre cela. J’ai toujours été très efficace au bureau, mais je n’aurais jamais imaginé qu’on parlât de moi ainsi dans la Cité ardente.
       —Vous avez une bonne mémoire ? me dit-il.
       — Assez bonne, répondis-je.
       — Vous êtes-vous tenu informé des marchés lorsque vous étiez sans travail ?
       — Oui, je lis la cote des valeurs tous les matins.
       — Voilà qui dénote un grand sérieux ! s’exclama-t-il. C’est comme cela qu’on fait son chemin. Cela ne vous ennuie pas que je vous interroge ? Attendez un peu. Bien entendu, je ne vous ferai pas l’injure de vous demander les cours des actions des banques suivantes…
       ––Il me cita les noms des actions de plusieurs banques et de plusieurs entreprises. Je répondis du mieux que je pouvais, donnant pour chacune la cote du jour...
       — Merveilleux ! s’écria-t-il en levant les mains. Cela confirme ce que j’ai entendu dire de vous. Mon garçon, vous êtes bien trop fort pour rester employé chez Leroi & Associés.
       ––J’étais stupéfait devant un tel enthousiasme, comme vous pouvez l’imaginer, Lenoir ! Je répondis cependant que d’autres personnes n’avaient pas une aussi bonne opinion de moi et que je m’étais battu pour obtenir une place chez Leroi & Associés et que j’étais content d’y être…
       « Léon Chauvineau avança qu’il me fallait m’élever au-dessus de ça et que je ne serais pas à mon niveau chez Leroi & Associés. Il voyait mon avenir différemment. Ce qu’il avait à m’offrir, bien entendu, était certainement peu en comparaison de mes capacités, mais comparé à Leroi & Associés, c’était le jour et la nuit.
       Lenoir attendait la suite, se doutant malgré tout qu’elle ne serait pas aussi belle que prévue.
       ––Lorsqu’il m’eût demandé quand je commençais chez Leroi & Associé, et quand je dis qu’il s’agissait du lundi 29 juin, il fut pris d’un rire satisfait et m’annonça qu’il était sûr que je n’irais pas m’y présenter.
       –– Vous plaisantez ? ai-je dit.
       –– Pas du tout. Et, je risquerais une somme importante, sur ce fait !
       –– Et pourquoi ? demandais-je.
       –– Parce que, dès lundi, vous serez le directeur commercial de la société de droguerie Belgo-Française Favennec, qui possède cent trente-quatre succursales réparties dans les villages et les villes de France et de Belgique, sans compter celles de Madrid…
       ––Je n’en ai jamais entendu parler, dis-je.
       –– Rien d’étonnant à cela. Tout s’est fait très discrètement, car le capital a été entièrement souscrit par des intérêts privés, et c’est une trop bonne affaire pour y admettre le public. Mon frère, Henri Chauvineau, qui est promoteur, a pris des parts et a rejoint le conseil d’administration en tant que directeur général. Il savait que j’étais déjà dans le bain, et m’a demandé de lui trouver quelqu’un d’efficace pour notre société ; un homme jeune, actif, et avec de l’intuition. Poussard m’a parlé de vous… voilà comment je suis arrivé jusqu’à vous, ici, ce soir. Nous ne pouvons vous offrir qu’une aumône de 3000 €, malheureusement, pour l’instant…
       — 3000 € par mois ! hurlai-je.
       — C’est tout pour commencer. Bien entendu, vous aurez une commission supplémentaire de dix pour cent sur toutes les affaires conclues par vos agents et, vous pouvez me croire, cela fera plus que doubler votre salaire.
       — Je n’y connais rien en ce qui concerne la droguerie ?
       — Vous y connaissez-vous en chiffres ?
       –– La tête me tournait, Lenoir, j’avais peine à rester debout et je dus m’appuyer à la sale porte noire du 23 du Boulevard Émile-de-Laveleye. Soudain, je ressentis un petit frisson de doute. Je dis à mon interlocuteur : « Je serai franc avec vous, Monsieur. Leroi & Associés ne me donnent que 2.125 €, soit, mais, Leroi, c’est du sérieux ! Maintenant, franchement, je ne sais rien sur votre entreprise et je… »
       — Ah, parfait, parfait ! s’écria-t-il dans une sorte de délire extatique. Vous êtes vraiment l’homme qu’il nous faut. Vous n’êtes pas quelqu’un à qui on peut en compter et vous avez bien raison. Tenez, voici une enveloppe de 2000 € ; si vous pensez que nous pouvons nous entendre, autant la glisser tout de suite dans votre poche en guise d’avance sur votre salaire.
       –– J’en eus le souffle coupé, Lenoir. «  C’est une somme coquette ! dis-je. Quand dois-je entrer dans mes nouvelles fonctions ? »
       — Soyez Avenue Louise, demain samedi, à 13 heures, dit-il. J’ai dans ma poche un billet de train et une note que vous apporterez à mon frère. C’est Avenue Louise, à Bruxelles, que sont situés les locaux provisoires de la société. Il devra bien sûr approuver votre engagement mais, entre vous et moi, tout ira bien.
       — Vraiment, je ne sais comment vous exprimer ma gratitude, monsieur Chauvineau, lui dis-je.
       — Pas du tout, mon garçon. Vous n’avez que ce que vous méritez. Il y a une ou deux petites choses — de simples formalités — que je dois régler avec vous. Soyez gentil d’écrire sur cette feuille de papier : Je soussigné déclare, Gaston Menez, accepter le poste de directeur commercial de la société de droguerie Belgo-Française Favennec, pour un salaire minimal de trois mille euros.
       –– Je fis ce qu’il m’avait dit. Ensuite, il mit le papier dans sa poche.
       —Il y a encore un autre détail, dit-il. Qu’avez-vous l’intention de faire à propos de Leroi & Associés ?
       ––Tout à ma joie, j’avais complètement oublié Leroi & Associés. J’avançai que j’allais leur téléphoner et présenter ma renonciation.
       — C’est précisément ce que je ne voudrais pas que vous fassiez, me dit Chauvineau. J’ai eu une vive discussion avec le directeur de chez Leroi & Associés à votre sujet. J’étais monté l’interroger quant à vous et il s’est montré très agressif, m’accusant de vouloir vous séduire pour vous faire quitter le service de l’entreprise et autres choses de ce genre. Je lui ai même dit que s’il souhaitait du personnel efficace, il n’avait qu’à lui donner un salaire décent. Mais, aux yeux de Leroi, il apparaît que vous préférez un petit salaire plutôt que mon offre alléchante 
       — L’impudente canaille ! m’écriai-je. Je ne l’ai jamais vu de ma vie. Pourquoi devrais-je m’inquiéter de lui ? Je ne vais certainement pas lui téléphoner, si c’est ce que vous préférez.
       — Parfait ! C’est une promesse, dit-il en me laissant le dos au mur du 23 du Boulevard Émile-de-Laveleye et en ajoutant : “ Je suis ravis d’avoir trouvé quelqu’un d’aussi valable pour mon frère. Voici l’avance de 2000 € et la note pour mon frère. Prenez note de l’adresse : Avenue Louise, 207. Souvenez-vous que vous avez rendez-vous à 13 heures. Bonne nuit et puissiez-vous connaître la prospérité que vous méritez…”
       –– C’est à peu près tout ce que nous nous sommes dit, autant que je m’en souvienne, monsieur Lenoir. Vous pouvez imaginer à quel point j’étais heureux d’une telle aubaine ? Je suis resté éveillé la moitié de la nuit, tout excité à cette idée. Samedi matin, je prenais le train pour Bruxelles, à Liège-Guillemins.

                                    Chapitre II

Où il est question d’une arrivée à Bruxelles à la société Favennec

       — Que s’est-il passé à votre arrivée à Bruxelles ? demanda Lenoir.
       — Écoutez bien : ça en vaut la peine. Une fois à Bruxelles, je laissai mes affaires dans un petit hôtel sis non loin de l’Avenue Louise, puis je me rendis à l’adresse qui m’avait été donnée. J’avais un quart d’heure d’avance. Je me dis que cela n’avait pas d’importance. Cependant, je ne trouvai nulles traces des bureaux de la société de droguerie Favennec et, même en questionnant les habitants à plusieurs reprises, personne n’avait jamais entendu parler d’une telle société.
       « Je finis par trouver un numéro 207, dans un passage entre deux petites boutiques, qui menait vers un escalier de pierre en colimaçon, d’où partaient de nombreux appartements loués en tant que bureaux à des sociétés ou à des professions libérales.
       « Le nom des occupants était inscrit sur des plaques de cuivre sur les murs, mais celui de la société de droguerie Belgo-Française n’y figurait pas. Je restai là quelques minutes, le moral en berne, me demandant si toute cette histoire n’était pas une plaisanterie très élaborée, quand arriva un homme qui s’adressa à moi.
       « Il ressemblait à s’y méprendre au type que j’avais vu la veille à Liège ; le même visage, la même barbe et la même voix ; ses cheveux étaient néanmoins quelque peu plus clairs.
       —Êtes-vous M. Gaston Menez ? demanda-t-il.
       — Oui, dis-je.
       — Oh ! Je vous attendais, certes, mais vous êtes légèrement en avance. J’ai reçu un coup de téléphone de mon frère ce matin, dans lequel il ne tarissait pas d’éloges à votre sujet.
       — J’étais en train de chercher vos bureaux lorsque vous êtes arrivé.
       — Nous n’avons pas cru bon de mettre notre nom sur cette façade, étant donné que ces lieux sont  provisoires. Ils nous ont été donnés la semaine dernière pour nous dépanner en attendant que la construction des vrais locaux, Avenue Louise, soit achevée. Or, c’est toujours un vrai chantier. Venez avec moi, nous allons en discuter.
       –– Continuez, dit Lenoir.
       –– Je le suivis jusqu’en haut d’un escalier en fer interminable, et là, juste sous les ardoises, se trouvaient deux petites pièces vides et poussiéreuses, sans tapis ni rideaux, dans lesquelles il m’introduisit. J’avais imaginé un grand bureau avec des tables rutilantes et des rangées d’employés devant des ordinateurs, comme j’en avais l’habitude, et j’aime autant vous dire que je regardai avec un certain étonnement les deux chaises en fer de couleur verte et l’unique table qui, avec de grands registres de comptes et une corbeille à papier, constituaient tout le mobilier de la pièce.
       — Ne soyez pas découragé, monsieur Menez, me dit ma nouvelle connaissance en voyant mon visage s’allonger. Rome n’a pas été construite en un jour et, bien que ces lieux n’eussent rien d’engagent, dites-vous que nous avons beaucoup d’argent derrière nous, bien que nous ne fassions pas pour l’instant beaucoup d’esbroufe avec nos locaux. Je vous ai parlé du chantier de l’Avenue Louise et ce dernier n’avance pas. Asseyez-vous, je vous prie, et donnez-moi votre lettre !
       –– Je lui donnai la lettre de recommandation de son frère qu’il lut très attentivement. Il se tourna légèrement de côté pour dire : »––Vous semblez avoir produit une très forte impression sur mon frère Léon, dit-il, et je sais qu’il est un juge sévère. Il ne jure que par Liège, voyez-vous, et moi par Bruxelles. Je suivrai toutefois sa recommandation, monsieur Menez. Vous pouvez vous considérer comme définitivement engagé ! »
       — En quoi consistent mes fonctions ? demandai-je.
       —Vous allez vous occuper, sous peu, de notre grand dépôt de Paris qui déversera un flot de nouveaux papiers-peints et de nouvelles couleurs dans les boutiques de nos cent trente-quatre agents en France. L’achat sera effectué dans une semaine. Entretemps, vous demeurerez à Bruxelles où vous vous rendrez très utile pour la société.
       — Comment ?
       — Vous aurez remarqué que, à cause de la création de nos futurs bâtiments Avenue Louise, nous n’avons rien qui nous permette de réaliser notre travail au mieux. Toutes les technologies nous manquent provisoirement.
       « Les congés du bâtiment, en juillet, ne vont rien arranger. Nous prendrons encore du retard. Il nous faut travailler comme au bon vieux temps.
       –– Il sortit un gros volume rouge d’un tiroir du bureau.
       —Voici un annuaire de Paris par arrondissements, dit-il, avec les noms de tous les droguistes, leurs adresses, leurs spécialités. Droguerie, quincaillerie, pose de parquet et autres fonctions. Établissez-moi une liste de tous les droguistes avec leurs spécialités. Cela me sera fort utile.
       — Il existe sûrement des fichiers classifiés ? suggérai-je.
       — On ne peut pas s’y fier. Leur système est différent du nôtre, nous ne travaillons pas de la même façon. Occupez-vous de ce travail, demandez une chambre plus vaste au directeur de l’hôtel et que l’on vous monte tous vos repas. Vous pouvez commander les repas qui vous plaisent. Apportez-moi votre travail lundi 29 à midi. Bonne journée, monsieur Menez. Si vous continuez à faire preuve de zèle et d’intelligence, vous verrez que l’entreprise sera un bon employeur. 
       –– Vous êtes retourné à votre hôtel, normalement ?
       –– En effet, avec le gros volume sous le bras, mais le cœur empli de sentiments contradictoires. D’un côté, j’étais définitivement engagé et j’avais deux mille euros dans la poche ; de l’autre, l’aspect des bureaux, l’absence de nom sur la façade et d’autres détails qu’aurait remarqués un homme d’affaires m’avaient laissé une mauvaise impression sur la situation de mes patrons, et, au lieu d’en rire, comme aurait fait n’importe qui, je regardais le gros volume rouge d’un air désagréable.
       « Cependant, j’avais mon argent, quoi qu’il arrive ; je m’attelai donc à ma tâche. J’en vins à sourire, malgré tout, en imaginant les employés de chez Shiffer & Look en train de me regarder travailler dans une chambre d’hôtel au XXIème siècle. Je passai tout le dimanche à travailler dur, et pourtant, à l’aube du lundi, je n’étais arrivé qu’à la moitié de ce livre qui ressemblait à un vrai Bottin.
       « J’allai trouver mon employeur, le trouvai dans la même pièce désaffectée. À ma grande surprise, il m’écouta à peine, si ce n’est que pour me dire de continuer jusqu’au mercredi 1er juillet et de revenir le voir. Le mercredi, je n’avais toujours pas fini. Je m’y remis activement jusqu’au vendredi 3 — c’est-à-dire hier. J’apportai aussitôt mon travail à ce M. Henri Chauvineau.
       —Merci, beaucoup, me dit-il. Je crains d’avoir sous-estimé la difficulté de la tâche. Cette liste me sera d’une grande utilité.
       — Cela m’a pris un certain temps, lui dis-je.
       — J’imagine. Maintenant, dit-il, je voudrais que vous établissiez une liste des sociétés de carrelages. Vous savez comme moi que ces sociétés présentent des douches et baignoires afin d’y exposer leurs carreaux. Les robinets et autres objets constituant le sanitaire proviennent de sociétés comme la nôtre et…
       — On ne vend pas de carrelages dans les drogueries, dis-je, l’air étonné.
       — J’y venais. Il nous faut allécher les clients de nos drogueries par la vente de carrelages moins chers que chez les professionnels de la profession. Ce sont de simples plaques faciles à poser soi-même…
       —Très bien, dis-je.
       — Vous n’avez qu’à venir demain à 19 heures — donc, aujourd’hui — pour me dire comment vous vous en sortez. Ne vous tuez pas à la tâche. Prenez quelques heures pour aller au spectacle et au restaurant, cela ne vous fera pas de mal après ce travail.
       « Il riait tout en disant cela. J’eus un frisson en voyant que sa deuxième dent sur la gauche portait un plombage en or très grossier.

*
 *            *

       À ce moment, Avenue Moderne, on frappait à la porte. La façon qu’avait l’ex-commissaire Lucien Marchand de s’annoncer, quand il venait visiter son ami Lenoir, n’était qu’à lui. Quelques coups espacés.
       — Entrez, Marchand ! dit Lenoir.
       Il parla à nouveau dans le micro du mobile :
       — Continuez, Menez ! 
       — Vous aurez sans doute l’air surpris, Lenoir, poursuivait Gaston Menez, mais, quand je parlais à l’autre type, à Liège, au moment où il s’est mis à rire parce que je n’irais pas chez Leroi & Associés, j’avais constaté que sa dent était plombée de façon rigoureusement identique. Le reflet de l’or attira mon attention dans les deux cas, voyez-vous ? Quand j’associe cela au fait que son visage et sa voix sont les mêmes et que les seuls détails qui différaient pouvaient avoir été produits par un rasoir ou une perruque, je n’eus plus aucun doute, il s’agissait bien du même homme.
       « On s’attend évidemment à ce que deux frères se ressemblent, mais pas à ce qu’ils aient la même dent soignée de la même façon. Il me salua et je me retrouvai dans la rue, sachant à peine si je marchais sur la tête ou sur les talons.
       « Je retournai à mon hôtel, pris une douche glacée pour reprendre mes esprits, et j’essayai de réfléchir à tout cela.
       « Pourquoi était-il venu ici avant moi ? Pourquoi s’était-il écrite une lettre à lui-même ? Tout cela me dépassait, je n’arrivais pas à comprendre. Cette fois, je n’arrivais plus à me mettre au travail, comme les premières fois. Je n’avais plus la foi, c’était le cas de le dire. Je restai deux à trois heures dans le bar de l’hôtel à ne rien faire, sinon boire. Le gérant semblait me dévisager d’un œil mauvais.
       —Vous ne vous sentez pas bien aujourd’hui, M. Menez ? me demanda-t-il.
       — Pas tellement, non, répondis-je.
       — C’est à cause de votre travail ?
       — En partie, oui, dis-je, sans trop penser à quoi que ce soit de précis, jusqu’à l’instant où mon regard tomba sur la Une de Paris Match où s’étendait en blanc sur fond rouge les mots : « Jean Lenoir lance un nouveau défi à la BRB ! Une affaire vieille de dix ans ! »
       « Je demandai au gérant où on pouvait vous joindre. Il parut étonné que je ne sache pas que vous habitiez Paris. L’idée que ce qui était obscur pour moi pouvait paraitre tout à fait clair pour vous…
       Lucien Marchand s’était assis dans le fauteuil vert qui lui était destiné à chacune de ses visites. Un moment se passa après que Gaston Menez en eut terminé avec son surprenant récit. Lenoir demanda à son interlocuteur de lui accorder deux à trois minutes et qu’il lui téléphonerait aussitôt au numéro qu’il voudrait bien lui donner.
       Bruxelles. Préfixe téléphonique de Belgique : +32 !
       — Un problème ? dit Marchand en regardant son ami, lorsque celui-ci eut raccroché.
       — Dites-moi, Marchand, comment va Gisèle ?
       Quand Lenoir commençait ses phrases par « Dites-moi, Marchand… » : il y avait une affaire dans l’air. Quand il s’inquiétait de la santé de la jeune femme avec laquelle il vivait et qui avait été sa secrétaire à la Grande Maison puis sa bonne pendant les derniers jours de son épouse, il régnait alors dans l’atmosphère une odeur indescriptible.
       — Gisèle se porte à merveilles, répondit le policier, sans doute beaucoup mieux que la personne avec laquelle vous étiez en train de discourir.
       — J’espère que le début des vacances et vos attentions envers Gisèle n’a pas anéanti l’intérêt que vous portez à mes petites enquêtes. Par exemple, dans ce cas-ci…
       Et le détective privé raconta l’histoire incroyable que venait de vivre en Belgique un certain Gaston Menez, crédule au possible sur l’honnêteté des hommes.
       — Nous sommes d’origine belge tous deux, Marchand, natifs de Soumagnac, et pourtant nous ne connaissons presque pas la capitale du plat pays… Renseignez-vous auprès de la SNCF des heures des Thalys à destination de Bruxelles… De mon côté, je téléphone à ce Gaston Menez qui cherche des adresses dans un Bottin. Pour un agent de change…
       — Au fait, Lenoir, pour travailler comme financier, je présume qu’il ne faut pas être naïf ?
       — Cela vaut mieux, en effet, répondit le détective inquiet sur le sens de la question du policier. Où voulez-vous en venir, mon ami ?
       — Je ne suis pas fainéant, mon cher, mais quand je travaillais encore au Quai, si on m’avait demandé de compulser un Bottin pour retrouver quelqu’un, alors que nous avions toutes les disponibilités informatiques sous la main, je me serais posé des questions !
       — La société de droguerie dont me parle ce Gaston Menez n’est pas encore équipée d’Internet, à cause des travaux de l’Avenue Louise…
       –– Où est-il descendu ? dit Marchand.
       –– À  l’hôtel…
       — Vous y croyez ? Si l’hôtel ne possède pas Internet, c’est un bouge et non un hôtel. S’il le possède, tout le monde peut se brancher sur la liste des drogueries de Paris ? Menez aurait pu, contre monnaie sonnante, avoir accès à la connexion de l’hôtel, quitte à devoir tirer le listing des drogueries de Paris. N’oubliez pas, en outre, qu’il a deux mille euros en poche. Je vois mal un patron d’hôtel, voire un gérant, refuser une forte somme contre un accès à Internet…
       —Vos talents de policier remontent à la surface, mon vieux, dit Lenoir, car je suis certain que vous vous en voulez de n’être plus à la “Grande Maison”. Ne demandez pas quand « le 36 » déménagera au quartier des Batignolles dans la cité judiciaire dont la construction devrait être achevée sous peu !
       — C’est exact.
       — Alors, venez résoudre le cas Georges Menez, avec moi à Bruxelles ! 

Chapitre III


Où il est question d’un voyage à Bruxelles.

            Le samedi 4 juillet, Avenue Louise, à Bruxelles, il est 19 heures quand Lucien Marchand et Jeannot Lenoir prennent un taxi à la gare du Midi en direction de l’Avenue Louise où ils ont donné rendez-vous à Gaston Menez.
       Les trois hommes marchaient tranquillement en direction des bureaux de la société.
       — C’est la petite rue, dit Menez. Inutile d’arriver en avance, Chauvineau ne vient que pour me rencontrer, l’endroit étant désert jusqu’à l’heure exacte de mon arrivée.
       — C’est significatif, observa Lenoir.
       — Bon sang ! Je vous l’avais dit ! s’écria Menez. Le voilà qui marche au loin.
       Il désigna un homme à la barbe noire et, curieusement, aux cheveux presque blond : il était correctement vêtu et s’empressait de l’autre côté de l’avenue. Tandis que le trio l’observait, il avisa un garçon qui venait d’apporter la dernière édition d’un journal du soir, et, se précipitant entre les voitures et les bus, il lui en acheta un exemplaire. Puis, le journal en main, il disparut.
       — C’est dans cette impasse ! s’écria Gaston Menez. Il est entré dans les soi-disant bureaux de la société. Venez avec moi, je vais arranger tout cela de mon mieux.
       Lui emboitant le pas, Lenoir et Marchand grimpèrent cinq étages, jusqu’à se retrouver devant une porte entrouverte, à laquelle frappa Menez. De l’intérieur, une voix les invita à entrer et ils se retrouvèrent dans une pièce nue, sans meubles, telle que Gaston Menez l’avait décrite au téléphone le matin à Lenoir.
       À l’unique table était assis l’homme que les trois hommes avaient aperçu dans la rue, le journal du soir étalé devant lui. Quand il leva les yeux sur eux, il sembla à Marchand n’avoir jamais vu un visage marqué à ce point par la douleur ; on eût dit qu’il était en proie à quelque chose au-delà de la douleur, une horreur que peu d’hommes ont l’occasion de rencontrer au cours de leur existence.
       Son front était luisant de sueur, ses joues d’un blanc terne et sans vie, tel le ventre d’un poisson, et ses yeux égarés et fixes. Il regarda son employé comme s’il ne le reconnaissait pas et la stupéfaction qui se lisait sur le visage de Gaston Menez montrait que son employeur n’avait pas du tout son apparence habituelle.
       — Vous avez l’air malade, monsieur Chauvineau ? s’exclama-t-il.
       — Oui, je ne me sens pas très bien, répondit l’autre, qui faisait visiblement des efforts pour se ressaisir. (Il s’humecta les lèvres avant de parler.)Qui sont ces messieurs qui vous accompagnent ?
       — L’un est M. Deforge qui habite à Huy, et, l’autre, M. Manier, demeure à Esneux, dit Menez avec désinvolture. Ils sont de mes connaissances et des hommes d’expérience, mais, étant donné la conjoncture actuelle, ils sont sans emploi depuis quelques temps ; ils espèrent que vous trouverez peut-être pour eux une opportunité dans le personnel de la société.
       — C’est fort possible ! Fort possible ! s’écria Chauvineau avec un sourire effrayant. Oui, je suis certain que nous allons pouvoir faire quelque chose pour vous… Quelle est votre spécialité, monsieur Deforge ?
       — Je suis comptable, dit Lenoir-Deforge.
       — Ah, oui, nous aurons besoin de comptables. Et vous, monsieur Manier ?
       —Autrefois, avant l’arrivée au pouvoir de l’Informatique, avec Word et Excel, j’étais employé aux écritures, dit Marchand-Manier. Il faut bien dire que, depuis les traitements de textes, plus personne ne se doute que cela consistait jadis en un vrai travail… Mais je me suis habitué aux nouveautés informatiques…
       — J’ai bon espoir que la société puisse vous donner satisfaction. Je vous le ferai savoir dès que nous aurons pris notre décision. Maintenant, pour l’amour du Ciel, je vous demanderai de bien vouloir me laisser.
       Ces derniers mots avaient jailli comme si la retenue qu’il s’imposait difficilement venait tout à coup de voler en éclats. Lenoir et Marchand échangèrent un regard et Menez fit un pas en direction de la table.
       — Vous oubliez, monsieur Chauvineau, que je suis ici sur rendez-vous pour recevoir vos instructions, dit-il.
       — Certainement, monsieur Menez, certainement, reprit l’autre sur un ton plus calme. Vous pouvez attendre ici un petit moment ? Il n’y a aucune raison pour que vos amis ne restent pas avec vous… Je serai tout à vous dans trois minutes, si je peux abuser de votre patience jusque-là…
       Il se leva avec un air très courtois et, laissant les trois mousquetaires pantois, il emprunta une porte à l’autre bout de la pièce et la referma derrière lui.
       — Et maintenant ? murmura Lenoir. Est-il en train de nous filer entre les doigts ?
       — Impossible, répondit Menez. La porte mène sur une pièce intérieure et il n’y a aucune issue.
       — Cette pièce est meublée ?
       — J’ai pu voir qu’elle était vide hier, la porte étant ouverte.
       — Alors que peut-il bien être en train de faire ? Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire. Si un homme a jamais eu l’air fou de terreur, c’est bien ce Chauvineau. Qu’est-ce qui a bien pu l’effrayer de la sorte ?
       — Il nous soupçonne d’être de la police, dit Marchand.
       — C’est cela, s’écria Menez, il est devenu pâle !
       — Il n’est pas devenu pâle. Il était déjà pâle lorsque nous sommes entrés dans la pièce, rectifia Lenoir.
       Ses paroles furent interrompues par un toc-toc assez fort qui provenait de la porte intérieure.
       — Mais pourquoi diable frappe-t-il à sa propre porte ? s’écria Menez.
       Le toc-toc se fit entendre à nouveau, beaucoup plus fort. Dans l’expectative, les trois hommes observèrent la porte fermée. Lançant un regard à Lenoir, Marchand vit son visage se figer. Ensuite, on entendit tout à coup une sorte de faible gargouillis, un bruit de gargarisme et un brusque tambourinage sur les boiseries.
       Lenoir s’élança frénétiquement à travers la pièce et appuya sur la porte une violente poussée. Elle était verrouillée de l’intérieur. Suivant son exemple, Marchand et Menez se jetèrent dessus de tout leurs poids. Un des gons céda, puis l’autre, et la porte s’affaissa dans un craquement sonore. Sautant par-dessus, les trois hommes se retrouvèrent à l’intérieur de la pièce. Elle était vide.
       Leur indécision ne dura qu’un court instant. À l’autre extrémité, celle qui jouxtait la pièce qu’ils avaient quittée, se trouvait une seconde porte. Lenoir s’élança vers elle et l’ouvrit. Un veston gisait sur le sol et, à un crochet derrière la porte, les bretelles autour du cou, était pendu le directeur général de la société de droguerie Belgo-Française Favennec.
       Ses genoux étaient remontés et sa tête formait avec son corps un angle affreux, tandis que ses talons produisaient en tapant contre la porte le bruit qui avait interrompu la conversation des trois hommes. En un instant, Marchand attrapa l’infortuné par la taille et le soulevait, tandis que Lenoir et Menez détachaient les bandes élastiques qui avaient disparu sous les replis de sa chair livide.
       Tous trois le transportèrent dans l’autre pièce, ensuite dans le bureau où il resta étendu, le visage couleur d’argile, et ses lèvres violettes frémissant au rythme de son souffle. C’était une affreuse ruine, à côté de ce qu’il était encore cinq minutes auparavant.
       — Qu’en pensez-vous, Lenoir ? dit Marchand.
       — Il a failli passer, répondit le détective.
       Lenoir était debout près de la table, les mains profondément enfoncées dans les poches de son pantalon et le menton sur la poitrine.
       — Je suppose qu’il faudrait maintenant prévenir la police belge, dit-il. Et pourtant, j’avoue que je préfèrerais leur livrer une affaire bouclée lorsqu’ils arriveront, mon vieux Marchand.
       — C’est un sacré mystère pour moi, s’exclama Menez en se grattant la tête. Pourquoi donc voulait-il que je fasse tout ce chemin jusqu’ici, et puis…
       — Comme aurait dit l’inspecteur Bourrel, voici des lustres : « Mais c’est bien sûr ! ».Tout est clair. Pour vous, Menez, c’est un sacré mystère. Pour mon ami Marchand, c’est à n’y rien comprendre et pourtant vous m’avez donné la clé de l’énigme, Menez…
       — Moi ?
       —Toute l’histoire repose sur deux points. Le Léon Chauvineau, à Liège, vous fait écrire et signer une déclaration par laquelle vous entrez au service de cette société fantaisiste. En réfléchissant profondément, vous admettrez qu’il n’en n’a nul besoin pour les affaires. Dans un premier temps, ce genre de choses se fait généralement oralement, pour se poursuivre dans un bureau avec papier à en-tête d’une société. Il n’y avait aucune raison professionnelle d’agir comme il l’a fait. Il est facile de comprendre ce qu’on cherchait en vous faisant écrire et signer une semblable déclaration : on désirait uniquement se procurer un modèle de votre écriture.
       — Pourquoi ? dit Menez.
       — Une seule solution me saute aux yeux : quelqu’un souhaitait apprendre à imiter votre écriture et devait donc au préalable s’en procurer un spécimen. Si nous passons au second point, nous voyons que chacun d’entre eux éclaire l’autre. Ce point-là, c’est la demande de Léon Chauvineau pour que vous ne démissionniez pas de votre emploi, mais laissiez le directeur de cette importante maison s’attendre à rencontrer un certain Gaston Menez, qu’il n’a jamais vu, débouler dans les bureaux lundi matin.
       — Mon Dieu ! s’écria le pauvre garçon. Quel idiot j’ai été !
       — Vous comprenez l’importance de l’écriture ? « Il fallait impérativement répondre par écrit à l’annonce », vous avait demandé Leroi & Associés. Ce que vous avez fait. Supposons que celui qui s’est présenté à votre place ait possédé une écriture toute différente de celle avec laquelle vous avez rédigé votre candidature et l’affaire tombait dans le lac. Mais, dans l’intervalle, le coquin a appris à l’imiter. Par conséquent, sa situation était sans risque, étant donné, que, je le suppose, personne dans l’établissement n’avait jamais posé le regard sur vous ?
       — Pas une âme, en effet, grogna Menez.
       — Parfait. Je voulais dire qu’il était de la plus grande importance de vous empêcher de trop y réfléchir, ainsi que de vous tenir éloigné de quiconque serait en mesure de vous apprendre que votre double travaillait chez Leroi & Associés. Ils vous ont donc donné une confortable avance sur salaire et vous ont envoyé à Bruxelles où ils vous ont donné suffisamment de travail pour vous empêcher, fut-ce pour y voir des amis ou des parents, de retourner à Liège. Vous auriez pu éventer leur petit jeu. C’est tout à fait évident.
       — Pourquoi cet homme prétendait-il être son propre frère ?
       — C’est également assez clair. Ces gens ne sont dans cette histoire, de toute évidence, qu’une seule et même personne. La première personne, si on peut dire, vous a proposé une place de choix dans une entreprise bidon, lorsqu’elle vous rencontre à Liège ; l’autre côté de cette personne joue le rôle du frère qui dirige tout, ici, à Bruxelles. Il change d’apparence autant qu’il le peut, en songeant que la similitude, que vous ne manquerez pas de remarquer, sera mise sur le compte d’une ressemblance familiale. Sans le hasard heureux constitué par le plombage en or, vous n’auriez probablement rien soupçonné…
       — Sauf avec le temps, intervint Marchand. M. Menez n’aurait pas compris que la société de l’Avenue Louise traîne tant à voir le jour.
       — Menez, cher ami, aurait été licencié dès que les activités pernicieuses de Léon Chauvineau eussent abouties, dit Lenoir. Il aurait même pu se rendre à Liège, car Menez n’aurait plus gêné Chauvineau. Au contraire. Une fois à Liège, Menez, vous auriez été arrêté comme complice ou coupable de quelque mystérieux forfait… Souvenez-vous qu’un homme aurait essayé d’imiter votre écriture…
       Gaston Menez agita ses poings serrés au-dessus de sa tête.
       — Seigneur ! s’écria-t-il, tandis que j’étais roulé de la sorte, que faisait donc cet autre Gaston Menez chez Leroi & Associés ? Que devons-nous faire, monsieur Lenoir ?
       — Envoyer un Fax, un E-mail ou téléphoner le plus rapidement chez Leroi & Associés.
       — Il n’y a plus personne depuis midi. Ils ferment à 12 heures le samedi.
       — Peu importe. Il peut y avoir un portier ou un concierge…
       — Ah, oui, il y a un garde en permanence, à cause de la valeur des garanties qu’ils détiennent. Je me rappelle en avoir entendu parler dans la Cité ardente.
       — Très bien, nous allons lui téléphoner pour vérifier que tout est en ordre et savoir si un employé portant votre nom y travaille. C’est limpide comme le cristal, M. Menez, mais ce qui l’est moins, c’est pourquoi Léon ou Henri Chamineau, comme on veut, en nous voyant, est immédiatement sorti de la pièce pour se pendre.
       — Le journal ! dit une voix rauque derrière eux.
       L’homme s’était dressé sur son séant, mortellement pâle, et la raison commençait à réapparaître dans son regard. Il frottait nerveusement des doigts la large trace rouge qui marquait toujours son cou, en montrant de l’autre main un journal.
       — Le journal ! Bien sûr ! hurla Lenoir. Quel idiot je suis ! J’étais tellement focalisé sur notre visite que le journal ne m’a pas effleuré l’esprit. C’est là que doit se trouver le secret.
       Il le déplia sur la table et dit, gaiement, comme pour lui-même : « C’est La Libre, gazette de Liège »
       Ensuite, il s’écria :
       — Voici ce que nous cherchons, Marchand. Regardez le titre : « Meurtre chez Leroi & Associés »
       De part sa mise en page, il semblait que le journal présentait cet événement comme le plus important de la ville ce jour-là. L’article disait ceci :
       « Une incroyable tentative de vol, aboutissant à la mort d’un homme et à la capture du criminel est survenue cet après-midi dans la ville de Liège. Depuis quelque temps, Leroi & Associés, le célèbre établissement financier, détient des garanties dont la valeur totale est inestimable et difficile à chiffrer selon certains experts.
       Le directeur était si conscient de la responsabilité qui pesait sur lui, du fait des grands intérêts en jeu, que des coffres forts du dernier modèle furent utilisés, et qu’un gardien armé fut posté nuit et jour dans le bâtiment.
       Il apparaît que la semaine dernière, un nouvel employé du nom de Gaston Menez fut engagé par la société. La police judiciaire, près le Parquet de Liège, a reçu une photographie d’un certain Gaston Menez ayant travaillé autrefois chez Shiffer & Look. La Société en question a déclaré avoir employé un Gaston Menez pendant des années, mais qu’il ne pouvait pas s’agir du même homme.
       Par des moyens qui ne sont pas encore très clairs, il apparaît qu’un inconnu serait parvenu à obtenir chez Leroi & Associés, sous le nom de Menez, une place dans l’établissement, qu’il utilisa pour s’approprier des empreintes de plusieurs clés, ainsi qu’une excellente connaissance de l’emplacement de la chambre forte et des coffres.
       Les employés de Leroi & Associés ont coutume de partir à 12 heures le samedi. Le gardien Morizot fut par conséquent surpris de voir un homme muni d’un sac de voyage sortir d’un ascenseur à 13 h 20. Cela ayant éveillé ses soupçons, il le suivit sans parvenir à l’arrêter.
       Il fut d’emblée évident qu’un cambriolage audacieux et gigantesque avait été commis. Près de plus d’un million d’euros, en titres de valeurs nationales comme étrangères, furent découverts dans cinq grosses mallettes. En inspectant les lieux, les différents étages, on retrouva le corps d’un infortuné gardien plié en deux et fourré dans le plus grand des coffres, où l’on ne l’aurait pas découvert avant lundi matin sans la prompte intervention du gardien Morizot.
       L’homme avait eu le crâne enfoncé par un objet contondant. Le coup fut assené par-derrière. Il ne fait aucun doute que l’intrus aura prétendu avoir oublié quelque chose pour qu’on le laisse entrer à nouveau dans l’immeuble et, ayant assassiné le gardien, il ait dévalisé rapidement le grand coffre pour filer avec son butin.
       Le Parquet de Liège, après avoir pris contact avec la Société Shiffer & Look, penche pour l’intervention d’un pseudo Gaston Menez, bien que les empreintes digitales trouvées sur sa demande d’embauchez chez Leroi & Associés fussent identiques à celles de chez Shiffer & Look.  
       Peu avant de mettre sous presse, alors que la police judiciaire souhaitait instamment découvrir le coupable du vol audacieux et du meurtre tous deux perpétrés avec une hardiesse non dissimulée, le Parquet de Liège pense avoir capturé un homme dont la confiance fut abusée.
       L’homme en question, répondant au nom de Serge Huguet, quarante-trois ans, sans profession, demeurant rue Renkin, 35bis, à Angleur, a déclaré, au commissaire Marc Bertoux chargé de l’enquête,  qu’un homme du nom de Léon Chauvineau s’était présenté à lui en lui offrant une grosse d’argent. Il s’agissait d’imiter la signature de Gaston Menez. Il ajouta qu’il devait se présenter sous ce nom le lundi 29 juin à 9 heures dans les bureaux de la Société Leroi & Associés. Il devait s’imprégner de l’atmosphère de la société et des allées et venues du personnel aux différentes heures de la journée ainsi que de gagner la confiance du service de nettoyage. Toutefois, Serge Huguet affirme qu’il n’a pas été question de crime dans son contrat avec le sieur Léon Chauvineau. La police judiciaire recherche maintenant le criminel et le nommé Chauvineau.
— Nous pouvons épargner à la police liégeoise quelques difficultés, dit Lenoir en regardant la figure hagarde recroquevillée près de la fenêtre. La nature humaine est une mixture étrange, monsieur Menez. Léon Chauvineau a voulu se suicider quand il a compris que son plan avait foiré.
       –– Je ne comprends pas.
       –– La police liégeoise cherche Léon Chauvineau : nous le tenons. La police liégeoise a capturé Serge Huguet, le faux Gaston Menez, l’homme à qui Chauvineau avait appris à imiter votre signature. L’important, c’était que l’on crût à l’existence de trois protagonistes : Léon, Henri et un faux Gaston Menez !
       Jeannot Lenoir sortit une pipe bourrée d’avance de tabac de la Semois de sa poche, fit glisser l’allumette sur le frottoir et quitta cet immeuble insalubre en compagnie de Lucien Marchand, après avoir appelé la police fédérale de Bruxelles.
       Les deux hommes auraient souhaité prendre un verre au Café de la Presse, situé 493 avenue Louise, mais il avait certainement déjà fermé ses portes.

Liège, fin janvier 2014






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