Le printemps sera-t-il comme au temps de Maupassant ?



       Le printemps sera bientôt dans nos murs ; les oiseaux chanteront peut-être et la flore retrouvera ses belles couleurs. En ce mois, espérons que les températures deviennent plus clémentes et agréables que celles dont nous avons eu droit jusqu’ici, car rien ne vaut une petite promenade dans les bois ou dans les champs pour les gens des campagnes, de courtes promenades dès le matin pour les citadins, et, au crépuscule, le plaisir de contempler les premiers oiseaux.
       Bon, à part ça, nous quitterons les paysages d’hiver, avec leur neige, leurs arbres vides, pour le paysage important du printemps, avec herbe, fleurs, insectes coccinelle, abeille, escargot, hérisson, soleil, arbres vert…etc.
       Comme à chaque printemps nous aurons droit à de belles amours, à des fiançailles de qualité, suivies d’épousailles grandioses ou simples. Tel dans le passé, quand Jasmine allait épouser son voisin Dany. Ils se connaissaient depuis l’enfance et l’amour ne prenait point entre eux les formes cérémonieuses qu’il garde généralement dans le monde.

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       Ils avaient été élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeune fille, un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentes au jeune homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bon garçon, et chaque fois qu’elle le revoyait, elle l’embrassait de tout son coeur, mais sans frisson, sans ce frisson qui semble plisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.
       Lui, il pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petite voisine » ; et il songeait à elle avec cette espèce d’attendrissement instinctif qu’un homme éprouve toujours pour une jolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.
       Puis voilà qu’un jour Jasmine entendit par hasard sa mère dire à sa tante (à sa tante Selena, car la tante Betty était restée vieille fille) : «— Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, ces enfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Dany est absolument le gendre dont je rêve. »
       Et immédiatement Jasmine s’était mise à adorer son voisin Dany. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblé dans la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quand elle rencontrait son regard, et elle faisait des manières pour se laisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu de ses états d’âme. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autant de vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi à pleins bras sa voisine en lui soufflant dans l’oreille : »— Je t’aime, je t’aime ! »
       À partir de ce jour, ça n’avait été que roucoulements, galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureuses que leur intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Au salon, Dany embrassait sa fiancée devant les trois vieilles femmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jasmine, et sa tante Betty. Il se promenait avec elle, seuls tous deux, des jours entiers dans les bois, le long de la petite rivière, à travers les prairies humides où l’herbe était criblée de fleurs des champs.
       Ils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir encore indécis des grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs lèvres qui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, se promettre.
       Quelquefois, quand ils avaient passé tout le jour dans cette sorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ils avaient, au soir, comme une courbature singulière, et ils poussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi, sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.
       Les deux mères et leur sœur, tante Betty, regardaient ce jeune amour avec un attendrissement souriant. Tante Betty surtout semblait tout émue à les voir.
       C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours, ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures des repas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, un œil doux et triste, et ne comptait presque pas dans la famille.
       Les deux sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans le monde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte de bonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle s’appelait Élisabeth, étant née par un matin d’automne.
       Quand on avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sans doute point, d’Élisabeth on avait fait Betty. Aujourd’hui elle était “tante Betty”, une humble vieille proprette, affreusement timide même avec les siens, qui l’aimaient d’une affection participant de l’habitude, de la compassion et d’une indifférence bienveillante.
       Les enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. La bonne seule pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour lui parler. C’est à peine si on savait où était située cette chambre, cette chambre où s’écoulait solitairement toute cette pauvre vie. Elle ne tenait point de place. Quand elle n’était pas là, on ne parlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle. C’était un de ces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence ni dans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.
       Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaient légèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.
       Quand on prononçait : “Tante Betty”, ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit : “La cafetière” ou “Le sucrier”.
       La chienne Mouchette possédait certainement une personnalité beaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, on l’appelait : “Ma chère Mouchette, ma belle Mouchette, ma petite Mouchette.” 0n la pleurerait infiniment plus.
       Le mariage des deux voisins devait avoir lieu à la fin du mois de mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la pensée dans la pensée, le coeur dans le coeur. Le printemps, cette année-là, hésitant, grelottant jusque-là sous les gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées, venaient de jaillir tout à coup.
       Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute la sève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, et répandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons et des premières fleurs.
       Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin les buées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa gaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dans les plantes, les bêtes et les hommes.
       Les oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jasmine et Dany, oppressés d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume, inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avec la fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côte sur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloigner seuls, et regardant d’un œil vague, là-bas, sur la pièce d’eau, les grands cygnes qui se poursuivaient.
       Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plus tranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causant doucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mères commentaient les écrits de Guy de Maupassant les mains dans la clarté ronde que formait la lampe, et que tante Betty tricotait des bas pour les pauvres du pays.
       Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dans le feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coup s’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branches qui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieu des étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur le monde cette lueur mélancolique ou flottent des blancheurs et des rêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.
       Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnés par la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux des gazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils se promenaient sur la grande pelouse jusqu’à la pièce d’eau qui brillait.
       Lorsqu’elles eurent terminé de commenter Guy de Maupassant, les deux mères, s’endormant peu à peu, eurent envie de se coucher.
       »— Il faut appeler les enfants », dit l’une.
       L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deux ombres erraient doucement :
       » — Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors ! Betty va les attendre ; n’est-ce pas, Betty ? »
       La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :
       » — Certainement, je les attendrai. »
       Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.
       Alors tante Betty à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.
       Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, de l’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre. Jasmine tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.
       »—Tiens, dit-elle, tante Betty nous regarde. »
       Dany leva la tête.
       » — 0ui, reprit-il, tante Betty nous regarde. »
       Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.
       Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson de fraîcheur.
       » — Rentrons, maintenant », dit-elle.
       Et ils réintégrèrent la maison.
       Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Betty s’était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son ouvrage, et ses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussent été très fatigués.
       Jasmine s’approcha :
       » — Tante, nous allons dormir, maintenant. »
       La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Dany et sa fiancée n’y prirent point garde. Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune fille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demanda tendrement :
       »— N’as-tu point froid aux pieds, ma douce ? »
       Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’un tremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquement sa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.
       Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jasmine, à genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :
       » — Qu’as-tu, tante Betty ? Qu’as-tu, tante Betty ? »
       Alors, la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :
       » — C’est... c’est... quand il m’a demandé : “N’as-tu point froid aux pieds, ma douce ?” 0n ne m’a jamais... jamais dit de ces choses-là, à moi !... jamais ! jamais ! »
       Ce fut d’une telle façon que se prépara la venue du printemps et la naissance du couple de Jasmine et de Dany, en cette annonce du printemps 1881, à l’époque de Guy de Maupassant. Comment allons-nous organiser l’arrivée du printemps cette année et frayer un chemin de roses aux belles amours d’aujourd’hui, à une époque où, à cause des ordinateurs et de la télévision, la technologie est reine ?
       Que ceux qui se chérissent, aujourd’hui, songent aux amours de Jasmine et Dany qui, peut-être, pour être ringardes à notre ère ne furent pas moins profondes et impeccables.

                                          Liège, Belgique, juin 2014,



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