Le printemps sera-t-il comme au temps de Maupassant ?
Le
printemps sera bientôt dans nos murs ; les oiseaux chanteront peut-être et la
flore retrouvera ses belles couleurs. En ce mois, espérons que les températures
deviennent plus clémentes et agréables que celles dont nous avons eu droit
jusqu’ici, car rien ne vaut une petite promenade dans les bois ou dans les
champs pour les gens des campagnes, de courtes promenades dès le matin pour les
citadins, et, au crépuscule, le plaisir de contempler les premiers oiseaux.
Bon, à
part ça, nous quitterons les paysages d’hiver, avec leur neige, leurs arbres vides,
pour le paysage important du printemps, avec herbe, fleurs, insectes
coccinelle, abeille, escargot, hérisson, soleil, arbres vert…etc.
Comme à
chaque printemps nous aurons droit à de belles amours, à des fiançailles de
qualité, suivies d’épousailles grandioses ou simples. Tel dans le passé, quand
Jasmine allait épouser son voisin Dany. Ils se connaissaient depuis l’enfance
et l’amour ne prenait point entre eux les formes cérémonieuses qu’il garde
généralement dans le monde.
*
* *
* *
Ils avaient
été élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeune fille, un peu
coquette, faisait bien quelques agaceries innocentes au jeune homme ; elle le
trouvait gentil, en outre, et bon garçon, et chaque fois qu’elle le revoyait,
elle l’embrassait de tout son coeur, mais sans frisson, sans ce frisson qui
semble plisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.
Lui, il
pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petite voisine » ; et il
songeait à elle avec cette espèce d’attendrissement instinctif qu’un homme
éprouve toujours pour une jolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.
Puis voilà
qu’un jour Jasmine entendit par hasard sa mère dire à sa tante (à sa tante Selena, car la tante Betty était
restée vieille fille) : «— Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, ces
enfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Dany est absolument le gendre dont je
rêve. »
Et
immédiatement Jasmine s’était mise à adorer son voisin Dany. Alors elle avait
rougi en le voyant, sa main avait tremblé dans la main du jeune homme ; ses
yeux se baissaient quand elle rencontrait son regard, et elle faisait des
manières pour se laisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu de
ses états d’âme. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autant de
vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi à pleins bras sa
voisine en lui soufflant dans l’oreille : »— Je t’aime, je t’aime ! »
À partir
de ce jour, ça n’avait été que roucoulements, galanteries, etc., un déploiement
de toutes les façons amoureuses que leur intimité passée rendait sans gêne et
sans embarras. Au salon, Dany embrassait sa fiancée devant les trois vieilles
femmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jasmine, et sa tante Betty. Il se
promenait avec elle, seuls tous deux, des jours entiers dans les bois, le long
de la petite rivière, à travers les prairies humides où l’herbe était criblée
de fleurs des champs.
Ils
attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatience trop vive, mais
enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis
des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si
longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir
encore indécis des grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs
lèvres qui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, se promettre.
Quelquefois,
quand ils avaient passé tout le jour dans cette sorte de tiédeur passionnée,
dans ces platoniques tendresses, ils avaient, au soir, comme une courbature
singulière, et ils poussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir
pourquoi, sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.
Les deux
mères et leur sœur, tante Betty, regardaient ce jeune amour avec un
attendrissement souriant. Tante Betty surtout semblait tout émue à les voir.
C’était
une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours, ne faisait point de
bruit, apparaissait seulement aux heures des repas, remontait ensuite dans sa
chambre où elle restait enfermée sans cesse. Elle avait un air bon et vieillot,
un œil doux et triste, et ne comptait presque pas dans la famille.
Les deux
sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans le monde, la considéraient
un peu comme un être insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne
que cachait une sorte de bonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle
s’appelait Élisabeth, étant née par un matin d’automne.
Quand on
avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sans doute point,
d’Élisabeth on avait fait Betty. Aujourd’hui elle était “tante Betty”, une
humble vieille proprette, affreusement timide même avec les siens, qui
l’aimaient d’une affection participant de l’habitude, de la compassion et d’une
indifférence bienveillante.
Les
enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. La bonne seule
pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour lui parler. C’est à peine si
on savait où était située cette chambre, cette chambre où s’écoulait
solitairement toute cette pauvre vie. Elle ne tenait point de place. Quand elle
n’était pas là, on ne parlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle.
C’était un de ces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches,
comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un
de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence ni dans les habitudes, ni
dans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.
Elle
marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisait jamais de bruit, ne
heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre
aucun son ; ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles
maniaient légèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.
Quand on
prononçait : “Tante Betty”, ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune
pensée dans l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit : “La cafetière”
ou “Le sucrier”.
La chienne
Mouchette possédait certainement une personnalité beaucoup plus marquée ; on la
câlinait sans cesse, on l’appelait : “Ma chère Mouchette, ma belle Mouchette,
ma petite Mouchette.” 0n la pleurerait infiniment plus.
Le mariage
des deux voisins devait avoir lieu à la fin du mois de mai. Les jeunes gens
vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la pensée dans la
pensée, le coeur dans le coeur. Le printemps, cette année-là, hésitant,
grelottant jusque-là sous les gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse
des matinées, venaient de jaillir tout à coup.
Quelques
jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute la sève de la terre, ouvrant les
feuilles comme par miracle, et répandant partout cette bonne odeur amollissante
des bourgeons et des premières fleurs.
Puis, un
après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin les buées flottantes, s’était
étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa gaieté claire avait empli la campagne,
avait pénétré partout, dans les plantes, les bêtes et les hommes.
Les
oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jasmine et
Dany, oppressés d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume, inquiets
de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avec la fermentation des
bois, étaient restés tout le jour côte à côte sur un banc devant la porte du
château, n’osant plus s’éloigner seuls, et regardant d’un œil vague, là-bas,
sur la pièce d’eau, les grands cygnes qui se poursuivaient.
Puis, le
soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plus tranquilles, et, après le dîner,
s’étaient accoudés, en causant doucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis
que leurs mères commentaient les écrits de Guy de Maupassant les mains dans la
clarté ronde que formait la lampe, et que tante Betty tricotait des bas pour
les pauvres du pays.
Une haute
futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dans le feuillage encore menu
des grands arbres, la lune tout à coup s’était montrée. Elle avait peu à peu
monté à travers les branches qui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le
ciel, au milieu des étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur le
monde cette lueur mélancolique ou flottent des blancheurs et des rêves, si
chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.
Les jeunes
gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnés par la douceur tendre de
la nuit, par cet éclairement vaporeux des gazons et des massifs, ils étaient
sortis à pas lents et ils se promenaient sur la grande pelouse jusqu’à la pièce
d’eau qui brillait.
Lorsqu’elles
eurent terminé de commenter Guy de Maupassant, les deux mères, s’endormant peu
à peu, eurent envie de se coucher.
»— Il faut
appeler les enfants », dit l’une.
L’autre,
d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deux ombres erraient doucement :
» —
Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors ! Betty va les attendre ;
n’est-ce pas, Betty ? »
La vieille
fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :
» —
Certainement, je les attendrai. »
Et les
deux sœurs gagnèrent leur lit.
Alors
tante Betty à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l’ouvrage
commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s’accouder à la fenêtre et
contempla la nuit charmante.
Les deux
amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, de l’étang jusqu’au perron, du
perron jusqu’à l’étang. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme
sortis d’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre.
Jasmine tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la
vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.
»—Tiens,
dit-elle, tante Betty nous regarde. »
Dany leva
la tête.
» — 0ui,
reprit-il, tante Betty nous regarde. »
Et ils
continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.
Mais la
rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson de fraîcheur.
» —
Rentrons, maintenant », dit-elle.
Et ils
réintégrèrent la maison.
Lorsqu’ils
pénétrèrent dans le salon, tante Betty s’était remise à tricoter ; elle avait
le front penché sur son ouvrage, et ses petits doigts maigres tremblaient un
peu comme s’ils eussent été très fatigués.
Jasmine
s’approcha :
» — Tante,
nous allons dormir, maintenant. »
La vieille
fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Dany et sa
fiancée n’y prirent point garde. Mais le jeune homme aperçut les fins souliers
de la jeune fille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demanda
tendrement :
»— N’as-tu
point froid aux pieds, ma douce ? »
Et tout à
coup les doigts de la tante furent secoués d’un tremblement si fort que son
ouvrage s’en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et
cachant brusquement sa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer
par grands sanglots convulsifs.
Les deux
enfants s’élancèrent vers elle ; Jasmine, à genoux, écarta ses bras,
bouleversée, répétant :
» —
Qu’as-tu, tante Betty ? Qu’as-tu, tante Betty ? »
Alors, la
pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes et le corps
crispé de chagrin, répondit :
» —
C’est... c’est... quand il m’a demandé : “N’as-tu point froid aux pieds, ma
douce ?” 0n ne m’a jamais... jamais dit de ces choses-là, à moi !... jamais !
jamais ! »
Ce fut
d’une telle façon que se prépara la venue du printemps et la naissance du
couple de Jasmine et de Dany, en cette annonce du printemps 1881, à l’époque de
Guy de Maupassant. Comment allons-nous organiser l’arrivée du printemps cette
année et frayer un chemin de roses aux belles amours d’aujourd’hui, à une
époque où, à cause des ordinateurs et de la télévision, la technologie est
reine ?
Que ceux
qui se chérissent, aujourd’hui, songent aux amours de Jasmine et Dany qui,
peut-être, pour être ringardes à notre ère ne furent pas moins profondes et
impeccables.
Liège, Belgique, juin 2014,
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