Cloche


       Il avait mis des frontières à sa mendicité et il n’aurait jamais passé les limites qu’il était accoutumé à ne pas franchir.
       Il ignorait si le monde s’étendait encore loin derrière les arbres qui avaient toujours délimité sa vue. Il ne se le demandait pas. Et quand les habitants, las de le rencontrer toujours au bord des chantiers et des fossés ou des routes asphaltées, lui criaient :
       —Pourquoi ne vas-tu pas dans les autres villages, au lieu de béquiller toujours par ici ?
       Il ne répondait pas et s’éloignait, saisi d’une peur vague de l’inconnu, d’une peur de pauvre qui redoute confusément mille choses, les visages nouveaux, les injures, les regards soupçonneux des gens qui ne le connaissaient pas, la police et les gendarmes qui vont deux par deux sur les routes et qui le faisaient plonger, par instinct, dans les buissons ou derrière les tas de cailloux.
       Quand il les apercevait au loin, reluisants sous le soleil, il trouvait soudain une agilité singulière une agilité de monstre pour gagner quelque cachette. Il dégringolait de ses béquilles, se laissait tomber à la façon d’une loque, et il se roulait en boule, devenait tout petit, invisible, rasé comme un lièvre au gîte, confondant ses haillons bruns avec la terre.
       Il n’avait pourtant jamais eu affaire à eux. Mais il portait cela dans le sang, comme s’il eût reçu cette crainte et cette ruse de ses parents qu’il n’avait pourtant pas connus.
       Il n’avait pas de refuge, pas de toit, pas d’abri. Il dormait partout ; en été, il se glissait dans les granges, et l’hiver, il se glissait dans l’église après la dernière messe. Il déguerpissait toujours avant qu’on s’aperçoive de sa présence. Il connaissait les trous pour pénétrer dans les bâtiments ; et le maniement des béquilles ayant rendu ses bras d’une vigueur surprenante, il grimpait à la seule force des poignets jusque dans les greniers abandonnés des riches maisons. Il y demeurait parfois quatre ou cinq jours sans bouger.
       Il vivait comme les bêtes des bois, au milieu des hommes, sans connaître personne, sans aimer personne, n’excitant chez les habitants qu’une sorte de mépris indifférent et d’hostilité résignée. On l’avait surnommé « Cloche », parce qu’il se balançait, entre ses deux piquets de bois, comme les cloches de la tour de l’église du hameau.
       Depuis deux jours, il n’avait pas mangé. Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui. Les habitants, sur leurs portes, lui criaient de loin en le voyant venir :
       —Veux-tu bien t’en aller, manant ! Il y a trois jours, je t’ai donné à manger !
       Alors, il s’en allait, penaud à la maison voisine, où on le recevait de la même façon. Les femmes déclaraient, d’une porte à l’autre :
       — On ne peut tout de même pas nourrir ce fainéant toute l’année.
       Cependant, le fainéant avait besoin de manger, tous les jours. Il avait parcouru Fléron, Fayenbois, Beyne-Heusay, Chênée et Bois-de-Breux sans récolter un cent ou une boîte de sucre. Prosper eut réussi. Il ne lui restait d’espoir qu’à Robermont ; mais il lui fallait faire un très grand nombre de kilomètres sur la grand-route, et il se sentait las à ne plus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche. Il se mit en marche.
       C’était en février, un vent froid courait sur les routes, sifflait dans les branches nues et les nuages galopaient à travers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne sait où. L’estropié allait lentement, déplaçant ses supports l’un après l’autre d’un effort pénible, en se calant sur la jambe tordue qui lui restait, terminée par un pied bot chaussé d’une loque.
       De temps en temps, il s’asseyait sur un muret, s’appuyait sur un rebord et il se reposait quelques minutes. La faim lui était une détresse ; il n’avait qu’une idée : « manger », mais il ne savait par quel moyen.
       Pendant plus de cinq heures, il peina le long de la grand-route, faisant un signe de désespoir à un automobiliste ou à un autobus pour qu’ils s’arrêtassent ; puis, après Robermont où il ne reçût rien, il aperçut Cornillon, où se dressait un couvent de religieuses, encore un, et il hâta ses mouvements. La première religieuse qu’il rencontra, et à laquelle il demanda l’aumône, lui répondit :
       —Te revoilà encore, vieille pratique ! Nous ne serons donc jamais débarrassées de toi ?
       Et il s’éloigna. Ce n’était pas Soeur Thérèse. com. De porte en porte on le rudoya, on le renvoya sans lui donner un cent. Il continuait cependant sa tournée, patient et obstiné. Il ne recueillit toujours rien. Alors, avant le Pont d’Amercoeur, il visita les cafés, déambulant à travers la pluie, tellement exténué qu’il ne pouvait plus lever ses bâtons. On le chassa de partout. C’était un de ces jours froids et tristes où les cœurs se serrent, où les esprits s’irritent, où l’âme est sombre, où la main ne s’ouvre ni pour donner ni pour secourir.
       Quand il eut fini la visite de toutes les tavernes, il alla s’abattre, le long de la rive gauche de la Dérivation, accroupi sur le pas de la porte du café Simenon. Il s’y « décrocha », comme on disait pour exprimer comment il se laissait tomber entre ses hautes béquilles en les faisant glisser sous ses bras. Et il resta longtemps immobile, torturé par la faim, mais trop brute pour bien pénétrer son insondable misère.
       Il attendait on ne sait quoi, de cette vague attente qui demeure constamment en nous. Il attendait, sous le vent glacé, l’aide mystérieuse qu’on espère toujours du ciel ou des hommes, sans se demander comment, ni pourquoi, ni par qui elle pourrait lui arriver. Les autobus passaient, des gens y montaient, en descendaient ; il les regardait sans penser à rien ; puis il lui vint, plutôt au ventre que dans la tête, la sensation plutôt que l’idée, qu’un magasin encore ouvert lui donnerait peut-être à manger.
       Le soupçon du vol qu’il allait commettre ne l’effleura pas. Cette image de vol n’avait pas effleuré Jean Valjean, alors !
       Il s’éloigna du café Simenon avec difficulté, s’approcha de la boucherie qu’il avait guettée ; il prit adroitement un poulet brûlant qui tournait encore sur la broche et se sauva de peur qu’on s’aperçût de son acte et que l’on appelât un agent. L’animal était mort, et Cloche, escaladant de nouveau ses béquilles, se mit en marche pour s’éloigner du lieu de son forfait avec des mouvements pareils à ceux des poulets.
       Il songeait en « courant » que les gens des villes étaient peut-être pis que les gens des faubourgs : « Et si je reçois un vilain coup de ce commerçant ? S’il m’envoie rouler, à quelques mètres devant lui, exaspéré ? Il me ruera de coups, avec le poing et avec le genou sur mon corps d’infirme, qui ne peut se défendre ? »
       Le commerçant de la boucherie arriva ; les gens des magasins voisins arrivèrent et se mirent à assommer le mendiant. Puis, ils le ramassèrent et l’emportèrent, pendant qu’on allait chercher les gendarmes. À moitié mort, saignant et crevant de faim Cloche demeura couché sur le sol. Le soir vint, puis la nuit, puis l’aurore. Il n’avait toujours pas mangé. Vers midi, les gendarmes parurent et ouvrirent la porte avec précaution s’attendant à une résistance, car le commerçant aux poulets prétendait avoir été attaqué par le Cloche et ne s’être défendu qu’à grand-peine.
       Le brigadier s’écria :
       —Allons, debout !
       Mais Cloche ne pouvait plus remuer ; il essaya bien de se hisser sur ses pièces de bois pointu, il n’y parvint pas. On crut à une feinte, à une ruse, et les deux hommes armés, le rudoyant, l’empoignèrent et le plantèrent de force sur ses béquilles. La peur l’avait saisi, cette peur du gibier devant le chasseur, de la souris devant le chat. Et, par des efforts surhumains, il réussit à rester debout.
       — En route! dit le brigadier.
       Il marcha. Tout le personnel des magasins d’Outremeuse le regardait partir. Les femmes lui montraient le poing, les hommes ricanaient, l’injuriaient ; on l’avait pris enfin ! Bon débarras. Il s’éloigna entre ses deux gardiens. Il trouva l’énergie pour se traîner encore, ne sachant seulement plus ce qui lui arrivait, trop effaré pour le comprendre. Les gens qu’on rencontrait s’arrêtaient pour le voir passer, et tous les gens murmuraient :
       — C’est un beau voleur !
       On parvint à le hisser dans une petite voiture blanche de la police qui avait succédé aux gendarmes. Il n’était jamais monté dans une voiture. C’était, au contraire, une voiture qui était la source de tous ses malheurs. Il atteignit un grand bâtiment sur lequel on voyait les lettres : « Hôtel de Police ». Il n’était jamais venu aussi loin, il ne savait pas vraiment ce qui se passait, ni ce qui pouvait survenir. Il pensa que, enfin, on allait le laisser dormir dans un hôtel, dans un de ces hôtels où il n’avait jamais mis les pieds. Grâce à un poulet et à la faim, il avait fait un tour en voiture ; pourtant, toutes ces choses terribles, imprévues, ces figures et ces maisons nouvelles le consternaient. On le conduisit à l’intérieur de cet « hôtel » où il ne prononça pas un mot, n’ayant rien à dire, car il ne comprenait plus rien.
       Depuis tant d’années d’ailleurs qu’il ne parlait à personne, il avait à peu près perdu l’usage de sa langue ; et sa pensée aussi était trop confuse pour se formuler par des paroles. On l’enferma derrière des barreaux ; tout comme les gendarmes, les policiers ne pensèrent pas qu’il pouvait avoir besoin de manger, et on le laissa seul, jusqu’au lendemain où, quand on vint le chercher pour l’audition, on le trouva mort.
       Ce n’était pas prévu, ça ! Qu’allait-on dire aux commerçants d’Outremeuse et d’ailleurs ? Cloche les gênait, certes, mais pas au point de lui donner la mort !
       Il faudrait expliquer et ça n’allait pas être facile !     
       D’autant plus que les élections s’étaient déroulées dans le plus grand désordre, hein !


                                   Liège, Belgique, juillet 2014,

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bois-de-Breux ou L'historique d'une paroisse Liégeoise

La petite rivière

L'envie haineuse : le moteur de la perversité