Démence hystérique et de décadence corrompue.
L’avocat, Maître Roger de Fritas prit la parole :
–– Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés,
« La cause que je suis chargée de défendre devant vous
relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus
un cas pathologique qu’un cas de droit ordinaire. Les faits semblent
simples au premier abord.
« Un homme jeune, très riche, d’âme noble
et exaltée, de coeur généreux, devient amoureux d’une jeune fille absolument
belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne,
aussi tendre que jolie, et il l’épouse.
« Pendant quelque temps, il se conduit
envers elle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige, la
rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût
irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais
même sans aucun prétexte.
« Je ne vous ferai point le tableau, Messieurs, de ses allures
bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie
abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.
« Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques
fragments d’un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre
fou. Car c’est en face d’un fou que nous nous trouvons, Messieurs, et le cas
est d’autant plus curieux, d’autant plus intéressant qu’il rappelle en beaucoup
de points la démence du malheureux dont parlèrent récemment les journaux, mort
le mois dernier, cette espèce de ministre qui géra platoniquement le pays.
Cette histoire est celle de son frère, trait pour trait.
« J’appellerai ce cas : la folie poétique.
« Cet homme politique étrange, frère du premier, fit
construire au milieu des paysages les plus magnifiques de nos Ardennes des
propriétés somptueuses et féeriques. La réalité même de la beauté des choses et
des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces propriétés
invraisemblables, des horizons factices obtenus au moyen d’artifices de
théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où
les feuilles des arbres étaient comme des pierres précieuses.
« Il eut tout. Des milliards d’euros. La nuit, sous les rayons
de la vraie lune, des étangs qu’éclairaient par-dessous de fantastiques lueurs électriques.
Sur ces rivières de nos Ardennes nageaient des cygnes et glissaient des
nacelles, tandis qu’un orchestre, composé d’exécutants de premier ordre,
enivrait de poésie l’âme de la petite et moyenne bourgeoisie folle et jalouse
de ces festins. Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n’aima
jamais qu’un rêve, son rêve divin.
« Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle,
une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par
l’admirable paysage, par la douceur tiède de l’air, par le parfum des fleurs et
par l’extase de ce ministre jeune et beau, comme nul autre pareil.
« Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l’amour,
puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur de cet homme en cherchant
ses lèvres.
« Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la
berge, sans s’inquiéter si elle se mourrait.
« Nous nous trouvons, messieurs les Juges, devant un cas tout
à fait spécial. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal
que nous avons surpris dans le tiroir central de son bureau Empire.
« Voici les faits :
« Comme tout est triste
et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle,
plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l’imagination de leur Dieu,
si leur Dieu existait ou s’il n’avait pas créé d’autres choses, ailleurs.
« Toujours des bois,
de petits bois, des pauvres rivières qui voudraient ressembler au fleuve, des
prairies qui voudraient être des plaines ; tout est pareil et monotone. Et l’homme
!
« L’homme ? Quel
horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant. Il faudrait aimer, aimer
éperdument, sans voir ce qu’on aime. Car voir c’est comprendre, et comprendre c’est
méprisé. Il faudrait aimer, en s’enivrant d’elle comme on se grise de vin, de
façon à ne plus savoir ce qu’on boit. Et boire, boire, boire sans reprendre
haleine, jour et nuit !
« J’ai trouvé, je
crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d’idéal qui ne semble point
de ce monde et qui donne des ailes à mon rêve. Ah ! mon rêve, comme il me
montre les êtres différents de ce qu’ils sont. Elle est blonde, d’un blond
léger, avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus
! Seuls les yeux bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe
au fond de mon coeur, m’apparaît dans l’oeil, rien que dans l’oeil.
« Oh ! mystère !
Quel mystère ? L’oeil ! Tout l’univers est en lui, puisqu’il le voit, puisqu’il
le reflète. Il contient l’univers, les choses et les êtres, les forêts et les
océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts,
tout, tout, il voit, cueille et emporte tout ; et il y a plus encore en lui, il
y a l’âme, il y a l’homme qui pense, l’homme qui aime, l’homme qui rit, l’homme
qui souffre !
« Oh ! regardez les
yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le
ciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux
comme des baisers, et transparents, si clairs qu’on voit derrière, on voit l’âme
bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise. Oui, l’âme a la couleur
du regard. L’âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux
flots et à l’espace.
« L’oeil ! Songez à
lui ! L’oeil ! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le
monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau
et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il
nous donne la sensation d’un bonheur qui n’est point de cette terre. Il nous
fait pressentir ce que nous ignorerons toujours ; il nous fait comprendre que
les réalités de nos songes sont de méprisables ordures.
« La Femelle ! Je l’aime
pour sa démarche. Sans plus. Quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes, a dit le poète. Mais, quand la femelle que j’ai
épousée passe, ont sent qu’elle est d’une autre race que les femmes honnêtes.
“Je l’épouse demain... J’ai peur... j’ai peur de tant de chose.”
« Deux bêtes, deux
chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un
est mâle, l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinct
bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la
forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.
« Toutes les bêtes
en font autant, sans savoir pourquoi ! Moi aussi ! C’est cela que j’ai fait en
l’épousant, j’ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la
femelle.
« Elle est ma femme.
Tant que je l’ai idéalement désirée, elle fut pour moi le rêve irréalisable
près de se réaliser. À partir de la seconde même où je l’ai tenue dans mes
bras, elle ne fut plus que l’être dont la nature s’était servi pour tromper
toutes mes espérances.
« M’a-t-elle trompé
? Non. Et pourtant je suis las d’elle, las à ne pouvoir la toucher, l’effleurer
de ma main ou de mes lèvres sans que mon cœur soit soulevé par un dégoût
inexprimable, non peut-être le dégoût d’elle mais un dégoût plus haut, plus
grand, plus méprisant, le dégoût de l’étreinte amoureuse, si vile, qu’elle est
devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu’il faut cacher, dont
on ne parle qu’à voix basse, en rougissant.
« Je ne peux plus
voir ma femme venir vers moi, m’appelant du sourire, du regard et des bras. Je
ne peux plus. J’ai cru jadis que son baiser m’emporterait dans le ciel. Elle
fut souffrante, un jour, d’une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine
le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je
fus bouleversé !
« Oh ! la chair,
fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui
regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent, et qui est rose, jolie,
tenante, trompeuse comme l’âme.
« Pourquoi les
fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles,
dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et troublent mes yeux ? Elles
sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles,
entrouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches et creuses avec
des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d’une semence de vie qui,
dans chacune, engendre un parfum différent.
« Elles se
reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur
inviolable race, évaporant autour d’elles l’encens divin de leur amour, la
sueur odorante de leurs caresses, l’essence de leurs corps incomparables,
de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes
les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la séduction
enivrante de toutes les senteurs.
Fragments choisis, six mois plus tard.
« J’aime
les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des êtres matériels et
délicieux ; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache
ainsi que les femmes des harems. Qui connaît, hors moi, la douceur, l’affolement,
l’extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses ; et ces
baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche
miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables
fleurs ? Je ressemble à Monet... J’ai des serres où personne ne pénètre que moi
et celui qui en prend soin.
« J’entre là comme
on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je
passe d’abord entre deux foules de corolles fermées, entrouvertes ou épanouies
qui vont en pente de la terre au toit. C’est le premier baiser qu’elles m’envoient.
« Celles-là, ces
fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes
servantes et non mes favorites. Elles me saluent au passage de leur éclat
changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes,
étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu’elles
ont l’air de deux jardins venant jusqu’à mes pieds.
« Mon coeur palpite,
mon oeil s’allume à les voir, mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte,
et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes
sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J’ai trois
harems.
« Mais j’entre le
plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est
basse, étouffante. L’air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la
gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays
marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes,
mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes.
« En voici qui
semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux !
« Car elles sont des
yeux ! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables,
fées, filles de la terre sacrée, de l’air impalpable et de la chaude lumière,
cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu’aucun
peintre n’imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu’on
peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l’amour
et plus tentant que toutes la chair des femmes. Les inimaginables dessins de
leurs petits corps jettent l’âme grisée dans le paradis des images et des
voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s’envoler.
« Vont-elles s’envoler,
venir à moi ? Non, c’est mon coeur qui vole au-dessus d’elles comme un mâle
mystique et torturé d’amour. Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous
sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je
les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l’une après l’autre.
« Comme elles sont
grasses, profondes, roses, d’un rose qui mouille les lèvres de désir. Comme je
les aime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle
s’y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et
dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites
créatures qui sentent bon et ne parlent pas.
« J’ai parfois pour
une d’elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours,
quelques soirs. On l’enlève alors de la galerie commune et on l’enferme dans un
mignon cabinet de verre où murmure un fil d’eau contre un lit de gazon que l’on
pourrait comparé à un gazon tropical venu des îles du grand Pacifique.
« Et je reste près
de ma femme, peu ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et
la regardant se faner, tandis que je possède, que j’aspire, que je bois, que je
cueille sa courte vie d’une inexprimable caresse, alors je retourne courtiser
mes fleurs ! »
Lorsqu’il eut terminé la lecture de ces fragments, mon cher
ami, l’avocat, reprit :
–– La décence, messieurs les jurés, m’empêche de continuer à
vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les
quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois,
pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu’on ne croit dans notre époque
de démence hystérique et de décadence corrompue.
« Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu’aucune
autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place
l’étrange égarement des sens de son mari.
Dans le prétoire, la plus grande partie des assistants
partirent avant le verdict du jury.
Grivegnée (Liège), Belgique, août 2014
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