Le cauchemar de Gérard Malaise
Comment
ce cauchemar avait-il commencé et pour quelle raison ? Il n’aurait pu le dire
avec certitude. Ce cauchemar avait
débuté d’une façon absurde :
—Il
est 7 h 30, voici les dernières informations, présentées par Gérard Malaise…
Courte
musique et commentaires annonçant le nom de la publicité qui sponsorisait les
infos.
Malaise,
qui rédigeait des textes à la con sur un blog perso, avait décidé de s’engager
comme présentateur dans une radio locale. Ça l’emmerdait copieusement. Il s’était
engagé dans cette station de radio parce qu’on lui avait dit… Bref !
On
lui avait dit que son blog n’intéressait personne. Il n’arrêtait pas d’y
raconter sa vie et tout le monde le savait. Ce n’était plus un blog, c’était un
journal intime. Il est vrai que certains blogs étaient destinés à des journaux
intimes.
Fin
de la publicité pour les aliments en boîte pour chats Miam-miam-miaou.
—Mesdames,
Messieurs, bonjour, j’espère que vous êtes en pleine forme, malgré les
mauvaises nouvelles habituelles…
Il
commençait toujours comme ça, selon qu’il avait bu ou non la veille.
On
lui avait pourtant dit, dès le début, que ce n’était pas une façon de
commencer.
Malaise
avait dit : « Merde ! »
Ils
savaient qu’il dirait ça !
À
6 heures, après quelques gestes maladroits, il parvenait à se mettre debout. La
femme de ménage le trouva encore tout habillé, hier, pelotonné dans une
position d’impuissance fœtale sur le plancher, au fond de sa chambre.
Avant
d’être veuf, il écrivait, chez lui, et s’éveillait plus tard. Son travail ne
consistait à rien de précis.
D’ailleurs,
ce n’était pas du travail. Il le savait, le disait et c’était psychose !
Il
avait tendance à croire que les lecteurs de son blog attendaient avec
impatience ses récits.
Foutaises
!
Il
prenait le temps de vivre. Son épouse avait toujours été dans la salle de bains
avant lui. Elle y restait longtemps et en avait toujours eu pour des heures, ou
presque. Façon de parler. Les premiers gestes de Gérard Malaise : s’asseoir,
bâiller, regarder dans la chambre s’il y était seul, comme s’il ne le savait
pas, soupirer !
Il
avait un avantage sur beaucoup d’autres gens, dès le matin, c’était de ne pas s’éveiller
sur la fin des sons d’une musique rap qui s’arrêtaient pour laisser place aux
dernières informations de la radio locale.
Aujourd’hui,
c’était lui qui emmerdait tout le monde avec ces fichues infos dont personne n’avait
que faire. On lui avait déjà demandé à plusieurs reprises : « Tu te rends
compte des violences qui se passent dans « tel » pays ? Pauvres gens, hein ? »
Il
avait toujours répondu : « Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? » En réalité,
il s’en moquait pas mal. C’était comme quand on faisait des collectes pour les
« Pays-sous-développés. » Son pays n’était-il pas sous-développé, avant les
autres ?
Les
infos commençaient par les informations nationales.
«
Dans notre pays, comme on sait, l’opposition…
Il
s’était toujours demandé si les auditeurs savaient et prenaient attention à ce
qui se passait dans le monde.
Comme
lui, avant de devenir un présentateur, les gens se levaient et saisissant
prestement sur la chaise à côté du lit une robe de chambre, mettait leurs
pantoufles pour ne pas attraper froid aux pieds en se disant, peut-être comme
il l’avait fait, qu’il leur en faudrait de nouvelles.
Comme
d’habitude, chaque matin, une voix hurlait de la salle d’eau : « Je suis là,
hein ! »
Donc,
il ne pouvait pas entrer dans la salle-de-bains. Alors, pourquoi ne pas écouter
la radio ?
«
Dans notre pays, on s’étonne que le gouvernement se soit formé après tellement
de temps pour ne pas arriver à grand chose… Notre envoyé spécial Joseph
Martineau nous en explique le pourquoi en direct de la rue de la Loi…
En
fait de direct, le studio lançait l’interview qu’avait faite Joseph Martineau,
hier soir… Or, bande de cons, il devait s’être passé d’autres événements depuis
hier soir !
À
cette heure matinale, Martineau devait dormir avec Stéphanie et se foutre pas
mal du gouvernement et de ses problèmes. Un peu comme tout le monde.
—
Quarante seconde, murmura l’assistante de production.
—
Un moins vingt secondes, reprenait le réalisateur prêt à lancer la publicité
pour les aliments en boîte pour chats Miam-miam-miaou.
Avant
d’être veuf, en se tenant à la rampe en chêne, longeant l’escalier de marches
en carrelages, Malaise atteignait le hall d’entrée, regardait comme d’habitude
une petite cloche en cuivre sur laquelle étaient gravés les chiffres « 1911 ».
La date de naissance de son père.
Il
tournait la clé dans la serrure de la porte de la cuisine, caressait Noiraude,
une scottish terrier à la robe noire. Elle n’attendait pas qu’il ait levé le
volet pour se diriger vers l’armoire où se trouvait une boîte de cracottes dont
une lui était destinée.
Il
préparait son bol de café, y mettait du lait et deux sucres, n’avait plus qu’à
pousser sur un bouton de la cafetière. Il beurrait ses tartines sur la table, à
côté desquelles se trouvaient deux pots de confiture, un croissant, un verre de
jus d’orange, un œuf dur.
Bien
qu’il fût Belge, Malaise prenait un petit déjeuner bien parisien.
Parfois,
à cette heure-là, il était encore couché à cause d’un travail effectué tard
dans la nuit.
Sa
femme se levait à 6 h tous les jours de la semaine, sauf le samedi et le
dimanche.
Le
café coulait dans le bol et Malaise tournait le sucre doucement avec sa
cuillère. Il n’y avait pas de vaisselle qui traînait, il faisait propre, tout
était méticuleusement rangé. Il aurait juré qu’il ne pouvait pas perdre ces
habitudes-là !
Et,
pourtant, parce qu’elle lui avait dit…
Bref !
Il s’était engagé dans cette radio locale, justement, parce qu’elle lui avait
dit…
Et,
soudain, aujourd’hui, alors qu’il s’était engagé, il se fâchait :
—
J’en ai marre de faire ce boulot de dingue, dit-il soudainement au micro de la
station. Mesdames, Messieurs, je voudrais vous annoncer que je cesserai de vous
présenter cette émission dès demain… Je m’ennuie… Je suis sûr que vous aussi…
La
secrétaire du président de la chaîne murmura quelque chose et éclata de rire.
—
Je vais vous dire ce que je compte faire pour avoir la paix : mettre le feu à
cette baraque de merde !
Les
sourcils froncés, déroutée par cette modification du texte de Gérard Malaise,
la secrétaire de l’assistante de production, ahurie, donna un coup de coude au
réalisateur :
—
Vous avez entendu ça ? demanda-t-elle.
On
entendit pour la énième fois la publicité pour les aliments en boité
Miam-miam-miaou.
L’ingénieur
du son, passant la tête par la porte vitrée, cria :
—
Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?
—
Gérard Malaise vient d’annoncer qu’il cesse de présenter les infos et qu’il va
foutre le feu à la station, dit l’assistante de production.
—
Qu’est-ce que vous me racontez ?
—
Vous ne l’avez pas entendu ? insista-t-elle. Il vient d’annoncer…
—
Qu’est-ce qui se passe encore ? fit un délégué syndical qui passait dans le
couloir.
—
Gérard Malaise vient d’annoncer qu’il cesse de présenter les infos et qu’il va
foutre le feu à la boîte, dit l’assistante de production visiblement contrariée
de devoir tout réexpliquer.
C’est
alors, seulement, que le réalisateur demanda :
—
Qu’est-ce que ça veut dire, Gérard ?
—
Coupez le son ! dit le producteur.
—
Cinq… Quatre… Trois… Deux… Un…
À
ce moment-là, le réalisateur technique appuya sur un bouton et la bruyante
publicité de pâtée pour les chats quitta l’antenne pour faire place aussitôt au
rire sadique de Gérard Malaise. Pris de panique, l’ingénieur du son se
précipita dans son coin, mais pas avant que l’on puisse entendre la voix
tonnante du producteur transmise en direct :
—
Nom de Dieu ! Coupez ça ! Ça passe en direct à je ne sais plus combien de
foutus cons d’auditeurs ! Merde !
—
Ça, déclara le réalisateur, c’est le plus grand foutu bordel de merde que j’aie
jamais vu !
La
suite fut délectable, car personne ne pouvait se douter qu’au moment où tous
étaient pétrifiés, écoutaient l’annonce grotesque de Gérard Malaise, le
présentateur allumait une cigarette et destinait l’allumette à un tissu
inflammable.
Aidés
par l’assistant réalisateur et le producteur associé, aidés par un électricien,
un membre de la sécurité, tous tentaient d’arrêter l’incendie.
Le
feu atteignit les bureaux adjacents.
—
Passez-moi la régie du journal ! entendit-on depuis Bruxelles dans les
haut-parleurs.
C’était
l’hystérie totale. Le studio semblait abandonné, c’était la confusion dans tous
les coins, la station prenait feu et, déjà au-loin, on entendait les sirènes
des pompiers.
*
* *
À
cet instant, se retournant dans son lit, Gérard Malaise eut des frissons, une
angoisse le paralysa quelques instants ; il se frotta les yeux et éclata de
rire.
—
Après tout, c’est peut-être une connerie comme ça que je devrais écrire sur mon
blog, hein ? Ça pourrait plaire ?
Il
entendit un bruit, la voix de la femme de ménage lui dire : « Qu’est-ce que
vous avez, Monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ? C’est rapport à votre
divorce ? Excusez-moi, je ne voulais pas…
—
Ne vous en faites pas, Angèle, vous savez bien que la maison a été payée en
juin !
—
Je puis vous apporter votre petit déjeuner ?
Il
fit signe que oui de la tête et le sourire aux lèvres pensa : « Quand le feu
sera éteint dans le studio ! »
L’image
d’Angèle était trouble.
Elle
se retourna, avant de sortir de la pièce pour aller préparer son petit
déjeuner. Il se demanda si elle avait bien dormi, avec son compagnon, car elle
n’était pas mariée. Elle avait peut-être eu une nuit agitée ? Tout comme lui, à
présent, dans son cauchemar de quelques minutes. Et s’il avait duré plus
longtemps ?
Il
ironisa encore, en songeant à Angèle. Elle commençait son travail à 9 heures et
elle était toujours à l’heure. Il souriait encore. Il n’avait aucune raison de
s’inquiéter. Mais si ! La raison, il la connaissait, et s’il récapitulait ainsi
toutes les mauvaises raisons, c’était pour retarder le moment d’arriver à la
bonne. C’était pour retarder l’éventuel moment où il serait obligé de faire
autre chose !
Que
devait-il écrire ? Et pourquoi ?
Il
avait habité une maison qu’il n’aurait pas donnée pour un Empire. Tout le monde
le savait. Il y était bien. Il y faisait chaud, confortable. Il était marié
depuis vingt-trois ans. Il avait toujours été heureux. Enfin, il était content,
car personne n’est véritablement heureux. Personne. Il l’avait toujours pensé
et affirmé.
Aujourd’hui,
il avait quitté sa maison pour la ville. Il y songeait en regardant son ventre
qui saillait. Ça ne l’inquiétait pas.
Il
se leva et, soudain, il s’aperçu qu’il avait perdu un temps précieux en
songeant à des futilités. Il y avait une bonne heure, sinon plus, qu’il aurait
dû être à sa table de travail. C’était lui, maintenant, qui était à la bourre.
Il
faisait les gestes de tous les jours, comme inquiet, à cause de ce cauchemar.
Il se dirigea vers la salle de bains, se rasa de près, se brossa les dents,
prit une douche, mit un jean.
Dehors,
il pleuvait. Il pleuvait depuis un mois, sinon plus. Des ordures ménagères
étaient entassées pêle-mêle sur les trottoirs. Il perdait encore du temps, il
le savait. Il haussa les épaules en soupirant : « Les gens ne retiendront
jamais la date de passage des “encombrants”, se dit-il. Tous les premiers
mardis du mois.
Des
mômes jouaient déjà dans la rue. Il se dit : « Que font-ils là, si tôt ? »
Des
gens devaient se bousculer, sous la pluie, des parapluies se retourner. Les
enfants se faisaient certainement gronder, s’ils s’échappaient sous la pluie et
étaient trempés. Un coup d’œil par la fenêtre. C’était le cas. Il avait l’habitude
de ces petits détails. Il faisait la moue à la perspective de voir ce temps-là
toute la journée par la fenêtre. Le ciel était bas, d’un gris sombre, tout uni.
En
face de chez lui, de nombreux appartements. Ils ne devaient pas être bon
marché. À gauche, un boulevard, un arrêt d’autobus, des gens qui se pressaient,
des étrangers qui se battaient. À droite, la Foire d’Octobre endormie, un vieux
qui se remettait de la veille et qui essuyait son vomi avec sa manche
graisseuse, par terre un monceau de papiers gras.
La
vie d’une ville dont on sentait battre le cœur.
À
la campagne, autrefois, devant chez lui, il y avait une caserne de pompiers.
Avait-elle un rapport avec l’incendie de la station de radio de son cauchemar ?
Il
se regarda dans la glace, mit de l’ordre dans ses cheveux une dernière fois,
comme s’il allait entrer en scène. Après avoir fermé les diverses portes du
palier, il entra dans son bureau, s’arrêta un instant sur le seuil, contempla
comme presque tous les jours son immense bibliothèque où les œuvres
contemporaines côtoyaient les chefs-d’œuvre des auteurs passés.
De
son voyage en Égypte, il n’avait pas rapporté de papyrus ni des souvenirs d’expéditions
tels le grand masque pharaonique, l’image de la déesse hippopotame Thouëris et
combien d’autres marques du passé.
—
Votre petit déjeuner est sur la table basse, Monsieur...
—
Merci, Angèle.
Il
avança à pas feutrés et s’assit dans son fauteuil en cuir vert qui lui tendait
les bras. Il regarda son bureau, trop en ordre, qui ne ressemblait à rien pour
l’instant. Il devrait lui donner vie. Le café était brulant. Il se leva et se
dirigea vers sa table de travail, sa main survola un râtelier, dans le coin
supérieur gauche du bureau. Elle s’arrêta au-dessus de sept pipes ; il en
saisit une qu’il caressa avec amour dans sa main. Ce serait la pipe des
prochaines heures. Il allait la bourrer tout à l’heure de gros tabac avec
lenteur, saisir une allumette qu’il ferait glisser sur le frottoir de la boîte,
l’enflammerait, ce qui provoquerait l’inflammation du tabac. Il regarda les
icones alignées sur l’écran.
Il
cherchait le titre de la note qu’il allait rédiger sur son blog et ne le trouvait
pas. Il lui fallait écrire quelque chose qui ne fut pas autobiographique. Il
arrêta ses mains, au-dessus du clavier, songea à son cauchemar, écrivit en
titre : « Feu dans une station de radio. »
Ses
lecteurs croiraient peut-être que ça lui était arrivé, s’il ajoutait force
détails ?
Ne
pourrait-on pas croire qu’il avait
réellement vécu cet événement ? Certains lui avaient dit qu’il faisait
partie de ces gens qui rêvaient les choses comme elles n’avaient jamais été. En
ce début de journée, Malaise se surprit à penser : « Heureusement qu’un tel
incendie ne m’arrivera jamais ! »
Il
avait oublié, à cet instant, qu’il ne fallait jamais dire jamais !
Il
retourna à son fauteuil, saisit à nouveau la tasse sur laquelle était calquée
une photo de Noiraude et contourna sa table de travail. Il mit le feu au tabac
qui était dans sa pipe, regarda le titre qu’il avait écrit sur son carnet ne
notes et se dit : « Au travail, même s’il n’y a pas le feu,
ici ! »
Liège,
Belgique, juillet 2014,
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