Le regard fixé sur la maison d'en face
Comment
tout cela avait-il commencé ? Dehors, il faisait sombre, froid, il pleuvait,
mais pas encore assez pour que Philippe, l’homme d’en face, ne puisse pas
remarquer une limousine devant la porte de la maison voisine ; une ombre venait
de sortir de la grande limousine sale. Était-ce un homme ou une femme ? Il ne
le savait pas et distinguait mal cette ombre qui venait de mettre un pied sur
les vieux pavés du trottoir.
L’ombre
frappa calmement à la porte ; ensuite elle attendit. La pluie se mit subitement
à tomber davantage. L’ombre se retourna quelques instants vers la rue pour
regarder les gouttes venues du ciel noircir l’asphalte, puis elle revint près
de la porte et frappa de nouveau. Alors, à sa fenêtre, Philippe eut le temps de
voir qu’il s’agissait d’un homme. En regardant la scène, il ne sut trop
pourquoi, il resta à sa fenêtre et observa.
Cette
maison voisine se situait à peut-être quarante mètres de chez Philippe, de
l’autre côté de la rue. Comme on peut s’en apercevoir, les propriétaires de la
maison d’en face n’étaient pas les voisins les plus proches de la maison de
Philippe. À la gauche de la maison devant laquelle s’était arrêtée la
limousine, habitaient Arthuro Landy, sa femme Marisa et ses deux filles Loti et
Anita. Dans la maison de droite, deux jeunes garçons et leur mère, des
Français, étaient nouvellement installés. Philippe connaissait bien leur mère,
mais pas le père ni les garçons.
À gauche
de chez Philippe, on trouvait le vieux Richard Moreau, ancien tailleur de
pierre, et, à droite, madame Hazel, ancienne garagiste à Jupille. La femme, sur
l’entrefaite, était justement à sa fenêtre, comme Philippe, à épier l’homme
inconnu qui frappait à la porte sans qu’on lui ouvre. Ce fut peut-être parce
que madame Yvonne Hazel regardait que Philippe avait continué de regarder la
maison d’en face.
Il devait
le dire plus tard, il y eût un moment où la scène ne l’intéressât plus
tellement. N’empêche qu’à son âge, il restait toujours curieux ; il ne fallait
pas oublier qu’il avait été freelance pour commencer puis journaliste à La Gazette de Liège.
La maison
devant laquelle se tenait l’inconnu se trouvait plutôt en biais par rapport à
celle de Philippe ; celui-ci la voyait sans problème, debout derrière la
fenêtre de son petit bureau qu’on appelait ironiquement son pigeonnier à cause
de sa hauteur. La demeure d’en face est en briques noires sales ; sa haute
toiture de tuiles avait dû être rouge ; elle est percée par trois vieilles
lucarnes qui donnent sans doute dans les greniers.
Philippe
n’y était jamais entré et, selon la rumeur, personne encore n’y avait été
invité. Du pigeonnier où se trouvait Philippe, on devinait que les greniers,
comme les pièces du premier étage, où se trouvait le séjour, étaient vastes et
hautes de plafonds ; l’espace ne semblait pas manquer.
Il ne
connaissait pas les propriétaires de la maison d’en face et n’avait jamais
entendu prononcer leur nom ; Philippe croyait simplement qu’ils étaient des
ouvriers qui n’avaient pas eu beaucoup de chance. L’homme travaillait comme
manœuvre dans une usine de bouchons, à Jupille, sa compagne avait travaillé
dans le centre de Liège dans un magasin de chaussures.
Une
certaine Mamy, la personne qui s’occupait de leurs finances et qui était la
seule à pouvoir entrer chez eux, prétendait que le couple était couvert de
dettes, plus par une ignorance complète de la vie et de leurs devoirs civiques
que par peur des justifications qu’ils auraient dû donner devant les sociétés
du gaz, de l’eau et de l’électricité.
De
nombreuses personnes se doutaient que ces gens-là avaient dû tirer le diable
par la queue pour acheter cette maison ! Il est vrai qu’ils travaillaient tous
les deux. Ils s’étaient connus, il y a cinquante ans, dans le centre de Liège ;
c’était un jeune couple sans avenir. Philippe ignorait jusqu’à ce jour que la
femme s’appelait Martine Deloyer, née à Marseille, et lui Pierre Brayeur, né à
Bruxelles.
Ils ne
sont pas d’ici. Parfois, les gens les croisent dans le quartier et se disent
qu’ils ont un air gentil. Mais, outre la Mamy qui s’occupait de leurs comptes,
personne ne savait rien à leur sujet et ne cherchait à s’informer davantage. La
jeunesse ne les intéresse plus. Ils vivent hors du monde.
Philippe
ressentait une certaine pitié pour eux, en ce jour, tout en observant l’ombre
de l’homme qui frappait une fois encore à la lourde porte qui avait dû être
peinte en blanc à une époque lointaine et qui s’écaillait aujourd’hui. Ces gens
n’avaient pas de jardin, pas de garage ; rien ne leur importait en général. Ils
causaient sans doute plus souvent à leurs vieux murs qu’à quiconque ; ils
s’entendaient mieux avec les choses qu’avec les humains.
La pluie
s’était mise à tomber plus fort. L’homme n’avait ni chapeau ni parapluie, il
n’avait par conséquent d’autre choix que de rester sur le trottoir et
d’attendre qu’on veuille bien lui ouvrir la porte, ou bien que la pluie cesse.
Il ne paraissait pas agacé outre mesure par la situation, c’était d’ailleurs ce
qui commençait à étonner Philippe ; tout homme un peu digne de ce nom ne fait
pas preuve de tant de patience ; il faut avoir assez de fierté et de caractère
pour au moins se fâcher un peu.
Philippe
eut voulu le voir un brin furieux ou découragé. Mais non, il restait debout
sans bouger, à faire toujours le même mouvement, avec calme et civilité ; par
intervalles presque réguliers, son poing se levait et frappait à la porte une
dizaine de fois avant de retourner pendre le long de la cuisse. Ce n’était pas
normal !
Il
semblait que cet homme ait enfin compris que le logis était inoccupé ; son
insistance avait à la fois quelque chose d’effronté et de stupide. Madame
Hazel, qui continuait de le surveiller depuis sa fenêtre, entre ses épais
rideaux d’un jaune sale, avait porté inconsciemment la main à sa bouche, les
doigts écartés ; Philippe reconnut là un geste d’inquiétude qui lui fit
aussitôt découvrir en lui-même un certain trouble. Lentement, cet homme
commençait à lui faire peur, car son attitude pour le moins anormale laissait
entendre qu’on ne pouvait pas prévoir son comportement.
Que
ferait-il quand il en aurait assez de frapper à la porte ? Est-ce qu’il irait
cogner chez les voisins ? L’homme frappait avec puissance mais sans violence ni
rage. Il aurait été absurde d’appeler la police à ce moment puisqu’il ne
faisait, en somme, rien de mal. Il attendait quelques dizaines de secondes, en
face de la petite fenêtre de la porte, puis frappait de nouveau. Il attendait.
Il frappait. Il attendait. Il frappait...
Tous ces
tocs-là ! Tocs ! toc ! toc ! toc ! toc ! résonnaient sûrement dans chaque pièce
du bâtiment tant ils étaient appliqués avec fermeté ; partout leurs vibrations
devaient être perceptibles. Dans sa tête, Philippe croyait entendre l’écho
irritant des coups obstinés se multiplier sur les murs des grandes salles.
Philippe
devenait impatient, presque en colère contre cet individu tyrannique qui
s’acharnait à briser le calme de la demeure inoccupée. Il était surtout
exaspéré par l’immobilité de la maison, par son impossibilité de réagir ; il se
sentait les bras ficelés. Il devinait, ou croyait deviner, que la maison
souhaitait se débarrasser de cet importun, qu’elle aurait aimé l’écarter d’un
coup de porte ou lui lancer quelques pierres de son revêtement.
Philippe
imagina soudain qu’une gigantesque main invisible venait empoigner tout le
corps de l’homme et l’étranglait sur place en lui brisant les os. Au même
moment, ou presque, dans la réalité et non plus dans son imagination, l’homme
s’écroulait sur le trottoir. Il venait de mourir.
Philippe
ne comprit pas tout de suite ce qui s’était passé ; il se demanda, il devait le
dire plus tard, s’il avait été surpris en voyant la porte d’en face s’ouvrir
soudainement et l’homme tomber subitement. Peut-être s’y attendait-il, comme si
à ses yeux il ne méritait que ça.
Quand le
jeune homme vit que l’homme ne se relevait pas, il s’éloigna de la fenêtre de
son pigeonnier et reprit son travail à son bureau. Tout cela ne le concernait
plus ! Il laissait à madame Yvonne Hazel le soin d’appeler une ambulance et la
police. Philippe se bourra une pipe fraîche et attendit quelques instants. Il
ne pouvait rien faire. L’homme était mort d’un arrêt du cœur. À cause du froid,
sans doute.
Le
Ministre Michel Brayeur était le fils de Pierre Brayeur, le compagnon de
Martine Deloyer.
Malgré
tout, Philippe dût donner sa version des faits, ce qui revenait à dire la même
chose que madame Hazel, à un détail près, puisque la bonne femme a affirmé
qu’avant de tomber, le politicien s’était approché de la fenêtre, les yeux
grands ouverts, comme s’il était soudainement témoin d’une scène incroyable.
Philippe
ne vit point cette scène. Il devait apprendre dans la soirée ce qui s’était
passé dans la maison d’en face et pourquoi le politicien était mort, grâce à un
coup de téléphone d’un ancien confrère de La Gazette de Liège.
— Tout
porte à croire que M. le Ministre Michel Brayeur a été impressionné par le
spectacle qui s’offrait à ses yeux dans la rue, puisque la police a découvert
le corps sans vie de Pierre Brayeur, son père ; la compagne du père Brayeur,
Martine Deloyer, tournait sur elle-même en criant et nous avons appris que M.
le Ministre Brayeur était venu voir son père à la suite d’un coup de téléphone
des voisins qui avaient signalés, à la brigade de la gendarmerie, avoir entendu
des cris à l’intérieur de la maison, avait dit l’ex-confrère de Philippe.
« Outre
cela, M. le Ministre Brayeur, a dû être effrayé en voyant l’intérieur du séjour
du bas. Les cadavres de deux chiens étaient étendus immobiles depuis longtemps
sur le sol et on a dû faire appel au service de désinfection de la ville. De la
fiente jonchait le sol dans l’entrée, dans le séjour du bas, dans le séjour du
haut et dans les greniers où l’on trouva deux cadavres de petits caniches. Il
ne devait plus avoir, depuis belle lurette, ni gaz ni eau ni électricité.
« La
préfecture de la police de Liège a placé madame Martine Deloyer dans une maison
de repos, après avoir essayé de la maîtriser.
Actuellement,
à quatre-vingt-seize ans, Martine Deloyer ne se souvient toujours pas des
dernières années de sa vie. Elle ne sait toujours pas non plus pour quelle
raison elle se trouve dans cette maison de repos qui n’a rien de folichon. Elle
en veut au monde entier parce qu’on ne lui a pas dit de quelle façon était mort
son compagnon et pourquoi enfin elle n’avait plus aucun vêtement à se mettre
sur le dos, exception faite d’une vieille et petite veste en cuir brun passé.
Liège,
Belgique, juin 2014,
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