Tonton Savonnette
Ne
se rencontre-t-il pas des hommes dont le savoir-vivre n’est un secret pour
personne ? Un haut rang, une illustre naissance, d’importantes fonctions,
beaucoup de politesse, une grande réserve dans la conduite, ou les prestiges de
la fortune est, pour eux, comme des gardes qui empêchent les critiques de
pénétrer jusqu’à leur intime existence.
Il
est aussi de ces gens qui n’ont aucun rang, ni illustre naissance, mais, grâce
à autrui, qui possèdent d’importantes fonctions et un certain vernis de
politesse. Ces gens ressemblent aux rois dont la vénérable taille, le
caractère et les mœurs ne peuvent jamais être ni connus ni justement appréciés,
parce qu’ils sont vus de trop loin ou de trop près : les soi-disant
notaires.
Ces
personnages, au mérite factice, sont comme mon oncle, dit Tonton Savonnette,
parce que sa vie fut semblable à un savon qui glisse sur le bord d’une baignoire ;
ces personnages, dis-je, interrogent au lieu de parler, ont l’art de mettre les
autres en scène pour éviter de poser devant eux. Puis, avec une heureuse
adresse, ils tirent chacun par le fil de ses passions ou de ses intérêts, et se
jouent ainsi des hommes qui leur sont réellement supérieurs, en font des
marionnettes et les croient petits pour les avoir rabaissés jusqu’à eux.
Ils
obtiennent alors le triomphe naturel d’une pensée mesquine, mais fixe, sur la
mobilité des grandes pensées. Aussi pour juger ces têtes vides, et peser leurs
valeurs négatives, l’observateur doit-il posséder un esprit plus subtil que
supérieur, plus de patience portée dans la vue, plus de finesse et de tact que
d’élévation et de grandeur dans les idées.
Néanmoins,
quelque habileté que déploient ces usurpateurs en défendant leurs côtés
faibles, il leur est bien difficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs
enfants ou l’ami de la famille ; mais ces personnes leur gardent presque
toujours le secret sur une chose qui touche, en quelque sorte, à l’honneur
commun ; et souvent même elles les aident à en imposer au monde.
Si,
grâce à ces conspirations domestiques, beaucoup de niais passent pour des
hommes supérieurs, ils compensent le nombre d’hommes supérieurs qui passent
pour des niais, en sorte que l’état social a toujours la même masse de
capacités apparentes.
Songez
maintenant au rôle que doit jouer une femme d’esprit et de sentiment en
présence d’un mari de ce genre ; n’apercevez-vous pas des existences
pleines de douleurs et de dévouement dont rien ici-bas ne saurait récompenser
certains cœurs pleins d’amour et de délicatesse ?
Qu’il
se rencontre une femme forte dans cette situation, elle répondra par un crime.
Mais comme toutes les femmes ne possèdent pas une telle force face à cette
conjoncture, elles se vouent, la plupart, à des malheurs domestiques qui, pour
être obscurs, n’en sont pas moins terribles.
Celles
qui cherchent ici-bas des consolations immédiates à leurs maux ne font souvent
que changer de peines lorsqu’elles veulent rester fidèles à leurs devoirs, ou
commettent des fautes si elles violent les lois au profit de leurs plaisirs.
Ces réflexions sont toutes applicables à l’histoire de ma feue tante. Son époux
Savonnette, durant sa vie, n’excita nulle envie, passa pour un brave,
sans en être un, il favorisait l’ouvrier en lui donnant ombrage, et fut ce que
je nomme : un grand enfant.
Savonnette eut l’ambition de se présenter comme politicien sur
une liste de droite qui le refusa ; il s’enveloppa d’une dissimulation qui
ne cachait rien, devint grave, interrogateur à souhait, beau parleur pour ne
pas changer, et fut pris pour un homme profond. Retranché sans cesse dans les
formes d’une fausse politesse, muni de formules, retenant et prodiguant des
phrases toutes faites qui impressionnent régulièrement à Liège pour se moquer
des sots en leur donnant ainsi le sens des grandes idées ou des faits, les gens
du monde le réputèrent homme de goût et de savoir.
Entêté
dans des opinions nobiliaires, que son épouse seule possédait, il fut cité
comme ayant un beau caractère. Si, par hasard, il devenait insouciant et gai
comme il l’était jadis, l’insignifiance et la niaiserie de ses propos avaient
pour les autres des sous-entendus qui ne trompaient pas. »— Oh ! il ne dit
que ce qu’il veut bien dire ! »
Ainsi
était-il aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts. Sa loyauté au
travail — qu’on lui supposait — lui valait une haute estime que rien ne
démentait, parce qu’il n’avait jamais commandé en chef. Sa figure mâle
exprimait des pensées larges, sans doute, mais sa physionomie n’était qu’une imposture
pour sa femme.
En
entendant que tout le monde rende justice à ses talents postiches, Savonnette
finit par se persuader qu’il était un des hommes les plus remarquables de
Wallonie sinon du Royaume où, grâce à ses dehors, il sut plaire, et où ses
différentes valeurs furent acceptées sans difficultés.
Néanmoins,
Savonnette était modeste chez lui, quand le couple était seul ; il
y sentait instinctivement la supériorité de sa femme ; et, de ce respect
involontaire, naquit un pouvoir mystérieux que son épouse se trouva forcée d’accepter,
malgré tous ses efforts pour en repousser le fardeau.
Elle
eut une influence contre nature sur son mari qui fut pour elle une espèce d’humiliation
et la source de bien des peines qu’elle ensevelissait dans son cœur. Il lui
fallait rendre des comptes, approuver les conseils de son mari comme s’ils
eussent été les siens, de telle sorte qu’il se cachait derrière les décisions
de sa femme qui, n’en déplaise aux jeteurs de sorts, étaient les siens.
D’abord,
son instinct si délicatement féminin lui disait qu’il était bien plus beau d’obéir
à un homme de talent que de conduire un sot et qu’une épouse, obligée de penser
et d’agir comme elle par force, n’étant ni femme ni homme, abdiquait toutes les
grâces de son sexe en en perdant les malheurs et n’acquiert aucun des
privilèges que les lois ont remis aux plus forts.
Son
existence cachait une bien amère dérision. N’était-elle pas obligée d’honorer
une idole creuse, de protéger son protecteur, pauvre être qui, pour salaire d’un
dévouement continu, lui jetait l’amour égoïste des maris, ne voyait en elle que
la femme objet, ne daignait ou ne savait pas, injure tout aussi profonde, s’inquiéter
de ses plaisirs ni d’où venaient sa tristesse et son dépérissement ?
Comme
la plupart des maris qui sentent le joug d’un esprit supérieur, Tonton
Savonnette sauvait son amour-propre en concluant de la faiblesse physique à
la faiblesse morale de sa femme qu’il se plaisait à plaindre en demandant
compte sur son sort de lui avoir donné pour épouse une femme maladive.
Enfin,
il se faisait la victime tandis qu’il était le bourreau. Ma tante, chargée de
tous les malheurs de cette existence, devait sourire encore à cet imbécile de
mari, parer de fleurs une maison sans gaieté, et afficher le bonheur sur un
visage pâli par de secrets supplices. Cette
responsabilité d’honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement
à ma tante une conscience de vertu qui 1ui servirent de sauvegarde contre les
dangers du monde.
Puis,
pour sonder ce coeur à fond, peut-être le malheur intime et caché par lequel
son premier, son naïf amour de jeune fille était couronné, lui fit prendre en
horreur les passions ; peut-être n’en conçut-elle ni l’entraînement, ni les
joies illicites mais délirantes qui font oublier à certaines femmes les lois de
la sagesse, les principes de vertus sur lesquels la société repose.
Renonçant
aux douceurs, à la tendre harmonie que ses parents lui avaient promises
autrefois, elle attendit avec résignation la fin de ses peines en espérant
bientôt mourir. Depuis peu, sa santé s’était chaque jour affaiblie, et la vie
semblait être mesurée par la souffrance ; souffrance élégante d’ailleurs,
maladie presque voluptueuse en apparence.
Elle
s’éteignit, comme elle avait vécu, sans tapage, ne voulant déranger personne,
ne demandant pas la visite de ces gens superficiels qu’elle avait côtoyés toute
sa pauvre existence. Ma tante ressemblait à une reine.
Liège, Belgique,
août 2014
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