JULIEN LEDISSART


       On était le lundi 8 octobre et le ciel pleuvait sur Paris. Julien Ledissart avait fêté ses cinquante-cinq ans la semaine dernière. Un mercredi. Il était né rue de l’Éperon. Son père, Albert Ledissart, aurait eu soixante-quatorze ans, aujourd’hui, s’il n’avait pas été emporté par une crise cardiaque, cinq ans plus tôt. Sa mère avait soixante-neuf ans. Les parents Ledissart s’étaient rencontrés par hasard, sur un banc, en regardant des pigeons. Ce n’était peut-être pas très original, et pourtant, Julien n’avait-il pas rencontré son épouse, en regardant des cygnes ?
       Julien avait une sœur, Marcelle, plus jeune que lui de cinq ans. Il avait été le seul à faire des études au Lycée Fenelon, entouré d’un côté par la rue St-André-des-Arts et par la petite rue du Jardinet. Depuis combien d’années Julien avait-il attendu ce moment-là ? Le jour où il ne serait plus le même homme que cinq minutes plus tôt ? Il ne s’était jamais posé la question. Il ne se la posait pas davantage, en cette fin de journée. Il avait l’air résigné, fatigué. Il supposait qu’on avait prévenu sa femme de sa présence à cet endroit.
       Qui faisait-il, au juste ? Et pourquoi ?
       Il était rêveur comme jadis quand, assis sur une pierre chaude, à l’arrêt du tram, il observait les clients qui pénétraient à l’intérieur de l’Hôtel du Croissant. C’était un hôtel minable dont il ne se souvenait plus avec précision. Il n’aurait pu dire où il était encore situé. Il se demandait même, s’il n’avait pas été détruit quand il avait vingt ans ? Seul, son père aurait pu répondre à cette question. Après tout, pourquoi pas ? Ce n’était pas impossible. Plus rien n’était impossible, aujourd’hui.
       Julien se souvenait, vaguement, de son jeune temps. Juste à côté de cet hôtel, il y avait une caserne. Il l’observait, à l’heure de la récréation. Des soldats y faisaient des exercices. Il songea, soudain, que c’était de l’histoire ancienne. Il n’avait que cinquante-cinq ans, et pourtant, en cette fin de journée, tout lui semblait vieux à mourir. Si son père avait vécu, sans doute auraient-ils fait un grand bout de chemin ensemble. Pourquoi était-il mort d’une crise cardiaque, il y a cinq ans ? N’était-ce pas injuste ?
       Marcelle avait donc cinquante ans. Elle avait toujours été la seule à être aimée, elle avait toujours eu ce qu’elle voulait, parce qu’elle était une fille et que la mère aurait préféré avoir deux filles. Julien en avait souffert toute sa vie. Il avait dû, tout jeune, affronter cette mère qui ne l’aimait pas. À ses yeux, il n’avait jamais été son fils. Elle ne l’avait pas voulu. Il n’avait été qu’un « accident regrettable ».
       En ce lundi, après une accalmie, la pluie s’était remise à tomber à grosses gouttes. Julien dut quitter l’endroit où il se trouvait. Il se cacha sous la voûte d’un porche, une rue plus loin. Juste à temps. Pendant sa marche, il revoyait le visage de sa mère, ce matin. Il se demanda, une fois encore, ce qu’il faisait dans cet endroit, en cette fin de journée de lundi, eut du mal à se répondre. Les longs couloirs du bâtiment qui se trouvait devant lui étaient mal éclairés.
       Il avait vu quelqu’un de loin. On venait à sa rencontre. Ses souvenirs d’homme enfant le poursuivaient malgré lui. Il ne remarqua pas qu’un homme se fût assis à ses côtés ; il était loin de tout. Il pensait et se disait : « Mais, nom de Dieu, que s’est-il donc passé ? ». S’il était vite devenu le principal actionnaire de la Banque Abram et, en même temps, député dans le 16ème, y pouvait-il quelque chose ?
       Il avait travaillé, sans plus ! On pouvait affirmer sans risquer de se tromper que, à l’âge de cinquante-cinq ans, il était assez content de sa vie. Il avait réussi fort jeune. Trop jeune. On lui en avait voulu. Sa position sociale d’homme public n’avait pas été pour plaire à tout le monde car, dans le monde, aujourd’hui, un politique qui avait doublé sa fortune sur le dos des petites gens n’était guère aimé.
       C’était ce que pensaient les Français : il est riche, donc... Déclarait-il tous ses avoirs ?  On lui connaissait, certes, des ennemis ; il était devenu, un peu trop rapidement, sans doute, aux yeux de beaucoup « M. le Député », depuis qu’il habitait l’Avenue Victor Hugo. On lui en voulait aussi de travailler dans une banque dirigée par des Juifs. Sa fortune venait certainement de là aussi. Son patron n’était-il pas d’origine juive ?
       Cet homme serein, tranquille, que l’on apercevait la plupart du temps marchant à pas lents dans les rues de la capitale, une pipe chargée de gros tabac aux commissures des lèvres, allait visiter une mère qui ne l’aimait pas ! Elle habitait rue Auber, au 3bis, dans le 9ème. Elle lui affirmait, souvent, qu’avant de se marier à Paris, elle avait travaillé en Allemagne, chez Siemens, à Stuttgart, afin de lui faire comprendre qu’elle avait travaillé plus dur que lui.
       Tout à coup, il y eut une bourrasque. Elle aboya. Elle avait la rage des vents. En un instant, alors qu’il marchait de son allure harmonieuse et lente, Ledissart s’était dit, que, peut-être, le soleil allait poindre. Mais il n’en fut rien. Après un long détour, il reprit la direction de l’arrondissement de sa mère, sous la pluie. S’il aima toujours marcher.
       Il s’était demandé « Destinée, qui es-tu ? » Quelle heure était-il, quand sa mère lui avait ouvert la porte ? Il n’aurait pu le dire avec certitude. Mais, il se souvenait, à présent, qu’il avait vu le rouge de la confusion lui monter aux pommettes. Il lui avait murmuré doucement : « Bonjour, Mère ! ». Et elle, une fois la porte refermée, lui avait demandé à brûle-pourpoint : »― Qu’as-tu encore fait, Julien ?
       C’était une phrase à elle : il le savait. Une phrase qui ne voulait rien dire. Une phrase qu’elle disait à tous propos. Même le jour où il lui avait présenté sa fiancée.
       ― Mère, je vous présente ma fiancée, mademoiselle de Raimoné, fille de Me Hubert de Raimoné, avocat au barreau de Paris...
       Elle avait dit la même chose : ––« Qu’as-tu encore fait, Julien ? », parce qu’il avait cité le mot avocat. À ses yeux, un avocat n’était pas quelqu’un de convenable, il défendait les coupables. Sa mère ne devait jamais aimer sa bru. En ce lundi-là, il avait fallu qu’elle le lui rappelle par cette phrase, alors qu’il la regardait, méfiant.
       ― Deux messieurs bien polis t’attendent, depuis une heure dans le salon. Étant donné que tu n’étais pas à ton domicile, ni à la banque, ni à l’Assemblée Nationale, ils sont venus chez moi...
       Qu’avaient-ils été faire à l’Assemblée nationale, où on ne les avait certainement pas laissé entrer ? Avec tout ce qui s’y passait, aujourd’hui, on ne pouvait pas s’occuper de faits qui n’entraient pas dans le cadre d’un dossier bien précis. On n’empêchait personne de prendre rendez-vous, certes, mais cette année il fallait que cela touche aux affaires courantes et au bienfait de la France : il n’était pas question de prendre en charge les intérêts personnels.
       Qu’avaient-ils été faire Avenue Victor Hugo et à la Banque ? Ledissart revoyait sa mère qui l’avait considéré gravement, comme jadis, quand il allait au Lycée. Avec le temps, Julien Ledissart avait compris que sa mère n’aimait personne et ne s’aimait pas elle-même. La pauvresse l’observait avec pitié comme on regarde un malade qui n’en a plus pour longtemps. Elle ne lui proposa même pas une tasse de café. À ses yeux, ces messieurs bien polis, qui l’attendaient au salon, étaient beaucoup plus important qu’une tasse de café.
       ― Ces messieurs, Julien ! Tu ne te rends pas compte ! s’était-elle exclamée, affolée. Que te veulent-ils, Julien ?
       Il se rendait très bien compte !  Ce matin, il se versa une bolée de café au lait, y mit trois sucres, un peu par défi, dévisagea sans broncher sa mère qu’il n’avait jamais appelé maman par rancune, sans doute, ce souvenir tenace qu’il gardait de l’offense qu’elle lui avait faite lors de son mariage, avec un désir non dissimulé de vengeance.
       À présent, Ledissart se souvenait, petit à petit, de tout ce qui s’était passé ce matin. Il revoyait sa mère qui l’avait regardé, comme jadis, quand il allait au Lycée. Elle avait toujours reçu des personnes qu’elle savait à peine. Elle mettait sur le gaz des casseroles vides pour faire croire aux autres qu’elle avait à manger en suffisance. Il avait demandé à sa mère, comme on demande où sont les commodités dans un bar, s’il pouvait téléphoner. Il avait oublié son portable Avenue Victor Hugo. Il avait envie de téléphoner à sa femme ! D’entendre sa voix !
       Il avait attendu longtemps que son épouse décroche le combiné du téléphone. À cette heure, ce fut une autre voix qui répondit : sans doute celle de la femme de ménage ! Il avait paru surpris. Il avait eu, comme l’impression, à l’entendre, d’un malaise. Il s’empressa de lui demander :
       — Madame n’est pas là ?
       — Elle est sortie, Monsieur le député...
       Elle répondait au nom de Blanche Sauvetre et travaillait le lundi et le vendredi Avenue Victor Hugo.
       — Elle ne vous a pas dit où elle allait ?
       — Je crois qu’elle rentrera d’un moment à l’autre Monsieur. Elle est allée faire une course dans un quartier dont j’ai oublié le nom et devait se rendre chez son père… Mais, si c’est important, je dirai à Madame…
       ― Dites-lui simplement que je serai en retard pour le déjeuner, je suis rue Auber, elle comprendra !
       ― Chez Madame votre mère ?
       ― Oui.
       Il déposa le combiné sur son support. La question « À qui ou à quoi songes-tu, Julien ? » ne se fit pas attendre. Ce matin, le député du 16ème n’avait pas répondu. Il songeait à hier au soir quand, assis dans son fauteuil à la Voltaire au siège bas, au dossier légèrement élevé renversé en arrière, qui datait de la Restauration, avec sa couleur acajou et ses bandes de tapisserie, il avait acquiescé, d’un signe de tête, à une question de sa femme, pendant qu’il enroulait, autour de sa merveilleuse pipe néogène, culottée, des anneaux de fumée séraphique.
       Manon lui avait demandé : « Tu vas chez ta mère, demain ? ». Ils se tutoyaient en privé, sauf devant les domestiques, et se vouvoyaient au-dehors. Avait-il seulement répondu par l’affirmative ? Il ne savait plus, maintenant. Cet immeuble de l’Avenue Victor Hugo n’avait rien de comparable avec la maison de la rue Auber. Au contraire. C’était un ancien hôtel particulier, avec antichambre. Ils en avaient fait un véritable petit nid bien douillet pour y préserver leur amour, après leur mariage.
       En ce temps-là, Julien avait trente-neuf ans, Manon dix de moins. Leur femme de ménage avait été engagée, alors qu’elle avait tout juste dix-neuf ans. On la disait fort sérieuse mais elle était déjà la maîtresse d’un camelot, Giovanni Casani, un Italien, qui habitait rue Quincampoix, dans le 4eme arrondissement.
       ­— Ces messieurs, Julien !
       Il se souvenait s’être dirigé vers le salon où deux hommes se tenaient debout au centre de la pièce. Un grand à gauche et, un petit gros, à droite. Le grand lui dit doucement : « Pardonnez-nous, M. le député de vous importuner, mais nous avons des questions importantes à vous poser... »
       Il 1es écouta, comme s’il avait été au Lycée, lors d’un cours de français ou de chimie. Il se demanda soudain pourquoi et, il attendait qu’on lui parle, debout, au centre du salon. Ce fut le petit gros qui avait commencé en demandant :
       ― Vous avez vu votre femme, aujourd’hui, M. le député ?
       ― Oui, pourquoi ?
       Mais, tout à coup, le grand, l’avait questionné l’air gêné.
       — Donc, vous avez-vous votre femme de ménage ?
       — Non. Je ne la vois jamais. Elle prend son service à 9 heures.
       — Quel rapport ?
       — À 9 heures, je suis déjà parti…
       Puis, ils avouèrent avoir demandés à sa mère si elle connaissait Maître Hubert de Raimoné, le père de sa bru. Elle avait dit : « À peine ». À tout prendre, elle ne le voyait qu’une fois par an, le jour de la nouvelle année. Ces messieurs bien polis appartenaient au Parquet et il semblait qu’ils n’étaient pas venus pour rien. Leur mission n’avait pas l’air de leur plaire, mais ils obéissaient à des ordres venus de plus haut. L’on eut juré que, pour eux, de questionner un député n’avait rien d’agréable. Et pourtant, il le fallait.
       Ils demandèrent aussi à sa mère :
       ― Comment trouvez-vous votre belle-fille ?
       Elle leur avait répondu, selon les notes du petit gros : « Quelconque ! Nous ne sommes pas du même monde, messieurs ! » Ils n’avaient pas insisté mais avaient appris que, « pour elle », ce mariage avait été une alliance qu’elle n’avait jamais acceptée. Elle préférait Marcelle. À ses yeux, sa fille avait fait un bon mariage en épousant un certain Antoine Agnétant, Maître de cérémonies à La Faisanderie, entre St-Cyr-École et Rambouillet, quelque part dans les Yvelines, sur la nationale 10.
       Elle avait toujours dit à voix haute :
       ― Si ma fille a épousé Antoine Agnétant à St-Pierre­-Église, ce ne fut pas un petit mariage, comme Julien, civilement à la mairie du 16ème !
       Le petit gros nota ce détail sur son petit carnet noir. Qu’avait-elle encore dit pour se faire remarquer, la vieille ? Ah ! Oui.
       — Deux ans après le mariage de ma fille, je fus grand-mère ! Parce que ma fille, elle, a donné un fils à son mari... On l’a même baptisé Georges.
       Julien voyait le Georges Agnétant. Il venait d’avoir 25 ans et ressemblerait toute sa vie à son père dont il avait tous les défauts : buveur, oisif, travaillant “ parce qu’il fallait bien faire quelque chose”. Le reste du temps, c’était un homme à femmes, comme l’était son père.  
       Tout le monde savait que la mère avait une préférence pour son petit-fils, Georges. Aussi, personne ne s’était-il étonné, quand elle lui fit donation de maisons et d’une ferme qu’elle louait à Arpajon. Ce fut Joseph Biard, son notaire, qui s’était occupé des premières formalités.
       Mais, le cancer du poumon devait frapper le brave homme. Or, après sa mort, ce fut François Bonvaux, son beau-fils, dont il avait fait son successeur qui reprît son Étude ; la donation de la mère Ledissard se poursuivait donc, sans les moindres difficultés pour le jeune Georges Agnétant. Si elle parla de sa fille et de son petit-fils, la grand-mère se garda bien d’intercéder en faveur de sa petite-fille. Le député du 16ème ne pouvait pas la laisser faire. Alors, devant ces hommes du Parquet, Julien se souvenait avoir dit :
       — Et Manon, mère ? Ne me donna-t-elle pas, une fille, peu après ?
       Sa mère ne répondit pas, se contentant de hausser les épaules. À ses yeux, Marie-France, la fille de son fils, ne méritait pas de vivre. « Marie-France ou rien, c’est pareil, Elle a juste 23 ans, Julien. Mais, bien entendu, pour toi, c’est une petite reine, n’est-ce pas ? La vie nous réserve toujours des surprises, crois-moi, Julien ! »
       La différence d’âge n’était pas si grande entre ses deux petits-enfants ? Ce que Julien n’avait jamais compris, c’était l’attachement que portait sa mère au garçon de sa fille et le peu d’attachement qu’elle avait pour sa fille ! Elle qui avait toujours préféré les filles chérissait son petit-fils à outrance ! Julien Ledissart n’avait pas interrompu sa mère. Dehors, la pluie s’arrêta de tomber sur les pavés noirs de la ville. Quelle heure était-il à la grande horloge de la rue Auber quand Julien, calme, toujours serein, s’était chargé une pipe fraîche de gros tabac ?
       Il ne pouvait le dire en cette fin de journée d’octobre. Ce dont il se souvenait avec une grande certitude, ce ne furent que de vagues paroles prononcées avec indifférence.
       — Mère, jusqu’ici, je vous respectais, étant le fils de mon père et le vôtre... Mais, à présent, après les paroles blessantes qui furent proférées à l’endroit de notre fille, Marie-France, considérez que nous n’avons plus rien à nous dire... Adieu et au revoir…
       Julien allait sortir quand le plus grand des deux hommes l’avait arrêté dans son élan et il y avait eu un certain malaise entre les deux hommes. Le petit gros de son côté avait dit, en levant la tête des notes de son carnet noir :
       —Ne nous en veuillez pas, M. le député, mais nous sommes mandatés pour vous poser des questions qui n’ont rien à voir avec celles dont vous parlez avec votre mère. Veuillez oublier, pour un instant, vos querelles intestines et nous répondre franchement. Croyez que cette mission nous est déjà assez pénible.
       Julien ne s’attendait pas à ce que cet interrogatoire durât aussi longtemps. Certes, quelque chose clochait. Il n’eut pu dire ce dont il s’agissait. Sa mère avait, enfin, quitté le salon. Elle pleurait, sans doute, dans la cuisine, avait, peut-être, donné un coup de téléphone à sa fille. Cela ne le regardait plus. De toute manière, ce qu’elle ferait, dès à présent, ne le concernait plus. Au dehors la pluie recommençait à tomber. Il ne pleuvrait qu’une fois, ce lundi.
       —De quoi s’agit-il, exactement ?
       —Si le Parquet tient à vous interroger, M. le député, et si nous le faisons en dehors des murs de la « Maison », c’est eu égard à vos fonctions. À la demande du Procureur de la République et du directeur de la « Maison », nous sommes tenus de vous parler d’un homicide, découvert par un des collègues de la PJ.
       ― Je vois mal le rôle que je puis avoir dans cette affaire...
       Nerveux, Julien jeta un coup d’oeil à la vieille horloge. Depuis combien d’années marquait-elle la même heure ? L’inspecteur reprit son interrogatoire, lentement :
       ― Est-il exact, M. le député, que vous nous ayez déclaré n’avoir pas rencontré, votre femme de ménage, ce matin ?
       ― Je vous le confirme, dit Julien. Mais, je l’ai eue, au téléphone, tout à l’heure, ici, dans la cuisine de ma mère... J’espérais, au bout du fil, entendre la voix de ma femme, mais c’est Mlle Sauvetre qui a répondu...
       ― Vous avez reconnu sa voix ?
       ― Je n’aurais pas dû, étant donné que ce n’était pas la voix de mon épouse ? dit Julien, étonné.
       ― Je ne sais pas, mais étant donné que Mlle Sauvetre prend son service à 9 heures tous les lundis et qu’à cette heure vous êtes déjà sorti de l’Avenue Victor Hugo, nous nous demandons comment vous connaissez sa voix ? Au fait, c’est votre épouse ou vous qui avez eu l’intention de la prendre à votre service, alors qu’elle n’avait que 19 ans ?
       Ledissart s’impatientait. Cela ne correspondait pas à son caractère. Les questions qui lui étaient posées n’avaient pas de sens ! Mais, devant lui, il avait un inspecteur qui avait le temps. Tout le temps !
       ― Si on veut, on peut dire que c’est moi qui l’aie engagée...
       ― Comment l’avez-vous connue, M. le député ?
       ― Connue, connue, c’est vite dit ! Il y a des gens qu’on connaît, comme ça ! À l’époque, ma femme et moi nous étions arrêtés à l’hôtel « Les Tilleuls », sur la nationale 7, entre Brieux et La Charité...
       ― Nous avons déjà vérifié mais, nous voulions vous l’entendre dire, simplement…
       Il disait ces mots d’une voix lasse, par habitude. Ce gros ressentait-il encore quelque sentiment, au fond de lui-même ? Il continuait en parlant de l’hôtel « Les Tilleuls » et de sa présence sur les lieux hier dimanche. Alors, Julien avait vu rouge et avait dit brusquement :
       ― J’ai deux vies, messieurs, une publique et l’autre privée… Comme l’émission. S’il est vrai que je me suis rendu, hier, à cet hôtel, je ne vois pas… Que voulez-vous que je vous dise, inspecteur ? Que l’hôtelier s’appelle Cornet et qu’il est venu me demander si...
       ―... si vous étiez satisfait de sa cuisine, nous savons… Et vous l’étiez, vous avez même pris comme dessert une mousse au chocolat, ce qui n’est pas dans vos habitudes !
       ― C’est exact. Je termine, le plus souvent, par l’assiette de fromages. Il est rare que je demande un dessert...
       Julien se demanda si c’était bien lui, député du 16ème, qui répondait à toutes ces questions stupides. Ce n’était pas possible ! Que savait cet homme, au juste ?
       ― Mais, hier, vous n’étiez pas tout seul ?
       Julien avait gardé le silence. Donc, ils savaient !
       ― Si vous désirez savoir à quoi rime tout ceci, M. le député, ce n’est pas aussi simple que vous le pensez ! Votre présence à l’hôtel « Les Tilleuls » pourrait presque faire de vous le suspect n°1 au sujet de l’état de santé de Blanche Sauvetre ! À vrai dire, je préfère vous expliquer comment les choses se sont passées. Vous connaissez Mlle Sauvetre depuis longtemps... Elle vous a fait des avances, quelques mois après son entrée à votre service. Elle aime les personnes dans votre genre : « B.C.B.G. »… Vous avez cédé…
       ― Non ! Rien n’est exact ! Ce n’est pas la première fois que je retourne au « Tilleuls », certes, mais je n’ai jamais succombé aux avances de Mlle Sauvetre depuis qu’elle travaille chez nous… C’est grâce à notre rencontre à l’hôtel « Les Tilleuls » que nous l’avons engagée. Le reste est absurde !
       ― Vos escapades du dimanche ? Pardonnez-nous, cela ne regarde que votre vie privée, en effet ! Mais, hier, ce ne fut pas un dimanche comme les autres. Mlle Sauvetre et vous ne vous étiez pas donné rendez-vous à l’hôtel « Les Tilleuls ». Vous y étiez seul, à rire avec la patronne, Mme Cornet. Blanche Sauvetre est entrée en cherchant quelqu’un des yeux et vous a vu… Elle avait l’air joyeux… Arrêtez-moi si je me trompe…
       ― C’est exact, jusqu’ici...
       ― Pourquoi étiez-vous venu seul ?
       ― Que voulez-vous dire ?
       ― Vous auriez pu vous y rendre avec votre épouse, puisque vous n’aviez pas rendez-vous ?
       ― J’avais envie de revoir le coin, tout seul. C’est tout.
       ― Ce n’est pas tout. Avez-vous passé toute la journée de ce dimanche avec Blanche Sauvetre, oui, ou non ?
       ― Oui. Elle a commencé à me faire chanter depuis l’année dernière…Elle voulait m’obliger à divorcer ou elle faisait un scandale tel qu’elle en profiterait aussi pour mettre fin à ma carrière politique, si je ne couchais pas avec elle… Je lui ai dit qu’elle aurait tout ce qu’elle voudrait… Fourrures, argent… Bref ! Tout ce qu’un homme heureux peut faire pour sauver son ménage. Ce n’était pas assez… Elle voulait… J’ai refusé qu’il se passe quelque chose de sexuel entre nous… Je lui ai rappelé que j’étais dans ma cinquantaine, et que, de toute façon, je n’avais jamais été un étalon… Hier, elle a recommencé à me menacer, puis elle s’est levée et s’est dirigée comme une furie vers les lavabos… Je l’ai suivie… Je l’ai rattrapée et lui ai dit qu’elle pouvait se chercher une autre place… 
       ― Ça correspond avec les dires de Mme Cornet.
       Ledissart regardait les deux hommes le sourire aux lèvres.
       ― Je suppose qu’elle a porté plainte pour harcèlement ?
       Ce fut le petit gros qui dit, comme à regret :
       ― Elle est morte, M. le député !
       Ce fut comme si toute la voûte céleste lui tombait sur la tête.
       ― Morte ? interrogea-t-il. En quittant l’hôtel ? Sur la route ?
       ― Étranglée dans les lavabos.
       Ça lui semblait impossible. Il ne pensait même pas à demander qui lui avait répondu, tout à l’heure, au téléphone. Il la revoyait, à table, les dents si blanches qu’elle eut pu faire une publicité pour un dentifrice, avec une jupe qu’il lui avait payée, un chemisier clair ; ses cheveux coulaient en vaguelettes de soie sur ses épaules ; ses yeux étaient si bleus que ce n’était plus une teinte mais un espace où il plongea ses rêves, sans jamais les assouvir !
       ― Son corps était, devant l’évier, à peu près à l’endroit où vous nous dites lui avoir parlé pour la dernière fois.
       ― Je suppose donc que vous êtes venu pour m’arrêter ? Faites votre devoir, je suis à votre entière disposition…
       ― Non, M. le député. Vous n’avez pas tué votre femme de ménage, puisque la Scientifique n’a pas trouvé que vos empreintes sur les vêtements de Blanche Sauvetre.
       ― Je ne comprends pas.
       ― Nous non plus, n’avons pas compris. Nous avons demandé, à tout hasard, à Mme Cornet, hier soir – il nous fallait faire vite avant que les journaux ne s’emparent de votre nom –– si elle pouvait se souvenir des clients qui l’ont marqués dans l’après-midi d’hier. Elle a cité quelques noms, avec un commentaire pour chacun, mais aucun n’avaient un motif pour tuer Blanche Sauvetre. Vous souvenez-vous de la table où vous étiez installé avec Blanche Sauvetre ?
       ― Oui. Mais je ne vois pas…
       ― Attendez ! C’est Mme Cornet qui nous a fait comprendre…Dans le fond, à gauche, un homme aux cheveux très noirs vous a observé tout le temps de votre repas.
       ― C’est possible…
       ― C’est certain. Madame Cornet s’en est aperçue, en observant ses clients.
       ― Je n’ai rien remarqué.
       ― Lorsque vous avez quitté la table, vous vous êtes bien dirigé vers les lavabos. Vous y faites votre petit lapsus et, en sortant comme une pivoine, vous vous dirigez vers votre voiture. C’est exact ?
       ― En effet.
       ― Et c’est là que tout se complique. Le parking du restaurant est vaste. Vous ne vous retournez pas. Après tout, maintenant, vous allez devoir raconter votre après-midi à votre épouse, ce qui n’est pas grave en soi, puisqu’elle est au courant de votre liaison avec votre domestique depuis longtemps. Dans un certain milieu, on ne peut pas tout se permettre, on se taira : c’est une convention que vous avez prise de commun accord. Vous faites chambre à part, donc, ça ne changera rien à votre hygiène de vie… Seulement, pendant que vous marchiez, hier, et vous dirigiez vers votre voiture, un homme gesticula en hurlant : « C’est lui, là-bas ! »
       « Il s’agit de notre homme aux cheveux noirs, celui qui vous observait depuis le début de votre déjeuner. Vous avez déjà entendu parler de lui, Giovanni Casani, un Italien, habitant rue Quincampoix, dans le 5ème et qui a cru qu’il y avait quelque chose de plus entre sa maîtresse et vous que l’argent !
       « Vous ne comprenez pas ce qui se passe, lorsqu’il vous montre du doigt et vous montez dans votre voiture. Il vous faut un confident et vous vous rendez chez votre sœur à laquelle vous racontez tout en pleurant…
       ― Comment le savez-vous ?
       ― Vous lui dites que personne ne doit savoir… Bref ! On se demande bien pourquoi, puisque votre femme est au courant de votre liaison avec votre domestique ! Vous demandez à votre soeur d’emballer ça comme elle peut… Vous restez un peu plus d’une heure chez elle, jusqu’à ce que votre beau-frère revienne du travail.
       ― C’est vrai, mais…
       ― J’ai presque fini. Pendant votre chemin du retour, votre sœur téléphone à votre beau-père. C’est lui qui arrange les choses avec votre épouse qui ne lui dit pas qu’elle sait votre liaison entre Blanche et vous... Quand vous avez téléphoné à votre femme, ce matin, c’est votre sœur qui a répondu et non Blanche Sauvetre, bien entendu…
       ― Je ne comprends pas la raison de votre présence ici...
       ― Simplement, en prévision d’une maladresse. Vous pouvez avoir des attitudes qui pourraient laisser supposer… Vous comprenez ? Or, par les temps qui courent, le gouvernement n’a pas les moyens de se payer le procès d’un député de plus : votre nom dans les journaux, les citoyens croiront que vous vous remplissez les poches sur leurs dos, ce qui n’est pas le cas... Vous n’avez donc jamais connu Blanche Sauvetre ! L’Italien est à l’abri pour très longtemps ! Excusez-moi de vous demander, la prochaine fois, de faire attention ! Blanche Sauvetre était connue de nos services pour racolages sur la voie publique et elle avait un casier judiciaire depuis longtemps…
       ― Je ne savais pas, je ne me suis pas méfié...
       ― Vous pouvez vous vanter d’avoir une sœur, un beau-père et une femme extraordinaire, M. le député… Maintenant que vous êtes au courant, je crois que votre journée sera meilleure, non ? Au fait, nous avons fait le nécessaire pour que vous ayez une nouvelle femme de ménage ! Rassurez-vous, elle ne vous causera pas d’ennuis, elle travaille pour nous...
       Ils étaient partis comme ils étaient venus. La mère Ledissart avait bien sorti des petits verres à liqueur, mais ils avaient décliné l’offre. La mère n’avait pas insisté. Et lui était sorti en même temps que les autres. En ce lundi soir, Ledissard leva les yeux. La nuit était tombée. L’homme qui était à ses côtés, depuis tout à l’heure, l’observait l’air attristé. C’était son beau-père, la « Menace du Barreau de Paris », Maître Hubert de Raimoné.
       ― Courage, fiston, lui dit-il, vous n’êtes pas prêt d’entrer en prison à cause d’une femme ! Au fait, dans une heure, nous allons tous au restaurant en famille !
       Un chien se mit à hurler dans le quartier désert !

Paris, France, octobre 2013,









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