LA VASTE CHAÎNE BLANCHE


       Je n’avais qu’une barque, à l’époque, car je n’avais pas les moyens de me payer un yacht. C’était une petite barque de rien du tout, pour certains, bien entendu, mais c’était ma petite barque. Ma chère petite barque, toute blanche avec un filet le long du bordage. Elle allait doucement, doucement sur la mer calme, endormie, épaisse et bleue aussi, bleue d’un bleu transparent, liquide, où la lumière coulait, la lumière bleue, jusqu’aux roches du fond.
       Les villas, les belles villas blanches, toutes blanches, comme celle de Brigitte Bardot, regardaient par leurs fenêtres ouvertes la Méditerranée qui venait caresser les murs de leurs jardins, de leurs beaux jardins pleins de palmiers, d’arbres toujours verts et de plantes toujours fleuries.
       Je dis à Marcel, qui était le seul à savoir ramer doucement, de s’arrêter devant la petite porte de mon ami Jacques. Et je hurlai de tous mes poumons : “Jacques ! Jacques ! Jacques !”
       Il apparut sur son balcon, effaré comme un homme qu’on réveille. Le grand soleil de 13 h l’éblouissant, il couvrait ses yeux de sa main.
       Je lui criai : « Veux-tu faire un tour au large ? »
       — J’arrive, répondit-il.
       Et, même pas cinq minutes plus tard, il montait dans ma petite barque. Je dis à Marcel d’aller vers la haute mer. Jacques avait apporté son journal, La Dépêche du Midi, qu’il n’avait pas lue le matin, et, couché au fond du bateau, il se mit à parcourir les nouvelles.
       Moi, je regardais la terre. À mesure que je m’éloignais du rivage la ville entière apparaissait, la jolie ville blanche, couchée en rond au bord des flots bleus. Puis, au-dessus, la première montagne, le premier gradin, un grand bois de sapins, plein aussi de villas, de villas blanches, çà et là, pareilles à de gros œufs d’oiseaux géants. Elles s’espaçaient en approchant du sommet, et sur le faîte on en voyait une très grande, carrée, un hôtel peut-être, et si blanche qu’elle avait l’air d’avoir été repeinte le matin même.
       Marcel ramait nonchalamment, en méridional tranquille ; et, comme le soleil qui flambait au milieu du ciel bleu me fatiguait les yeux, je regardais l’eau, l’eau bleue, profonde, dont les avirons blessaient le repos.
       Jacques me dit : “Il pleut sur Paris et de fortes inondations atteignent Saint-Malo !”
       J’aspirai l’air tiède en gonflant ma poitrine, l’air immobile, endormi sur la mer, l’air bleu. Et je relevai les yeux.
       Et je vis derrière la montagne verte, et au-dessus, là-bas, l’immense montagne blanche qui apparaissait. On ne la découvrait pas tout à l’heure. Maintenant, elle commençait à montrer sa grande muraille de neige, sa haute muraille luisante, enfermant d’une légère ceinture de sommets glacés, de sommets blancs, aigus comme des pyramides, le long rivage, le doux rivage chaud, où poussent les palmiers, où fleurissent les anémones.
       Je dis à Jacques : “La voici, la neige ; regarde.”
       Et je lui montrai les Alpes.
       La vaste chaîne blanche se déroulait à perte de vue et grandissait dans le ciel à chaque coup de rame qui battait l’eau bleue. Elle semblait si voisine la neige, si proche, si épaisse, si menaçante que j’en avais peur, j’en avais froid. Puis nous découvrîmes plus bas une ligne noire, toute droite, coupant la montagne en deux, là où le soleil de feu avait dit à la neige de glace : “Tu n’iras pas plus loin”.
       Jacques qui tenait toujours son journal prononça : “Les nouvelles ne sont pas rassurantes : au Piémont elles sont terribles ; les avalanches ont détruit dix-huit villages ; les nouvelles de la vallée d’Aoste sont terribles également ; la population affolée n’a plus de repos ; les avalanches ensevelissent coup sur coup presque tous les villages. Dans la vallée de Lucerne les désastres sont aussi graves… sept morts, quinze morts, huit, trente-deux cadavres à Campigli… Les morts ne se comptent plus, les villages disparaissent sous la neige. De mémoire d’homme on ne se souvient pas avoir vu une semblable calamité.”
       Des détails horribles parviennent de tous les côtés. En voici un entre mille : Un brave homme vivait avec sa femme et ses deux enfants. La femme était malade depuis longtemps. Le dimanche, jour du désastre, le père donnait des soins à la malade, aidé de sa fille, pendant que son fils était chez un voisin.
       Soudain une énorme avalanche couvre la chaumière et l’écrase. Une grosse poutre en tombant coupe presque en deux le père qui meurt instantanément. La mère fut protégée par la même poutre, mais un de ses bras resta serré et broyé dessous. De son autre main elle pouvait toucher sa fille, prise également sous la masse de bois. La pauvre petite a crié : “Au secours” pendant près de deux heures. De temps en temps elle disait : “Maman, donne-moi un oreiller pour ma tête. J’y ai tellement mal”.
       La mère seule avait survécu.
       Le journal parlait du grave accident de ski dont avait été victime un champion de Formule 1, hospitalisé pour traumatisme crânien dans un état critique à Grenoble.
       Nous regardions maintenant la montagne, l’énorme montagne blanche qui grandissait toujours, tandis que l’autre, la montagne verte, ne semblait plus qu’une naine à ses pieds. La ville avait disparu, dans le lointain. Rien que la mer bleue autour de nous, sous nous, devant nous et les Alpes blanches derrière nous, les Alpes géantes avec leur lourd manteau de neiges.
       Au-dessus de nous, le ciel léger, d’un bleu doux doré de lumière !
       Oh ! la belle journée !
       Jacques dit en soupirant : “Ça doit être affreux, cette mort-là, sous cette lourde mousse de glace !”
       Et doucement porté par le flot, bercé par le mouvement des rames, loin de la terre, dont je ne voyais plus que la crête blanche, je pensais à cette pauvre et petite humanité, à cette poussière de vie, si menue et si tourmentée, qui grouillait sur ce grain de sable perdu dans la poussière des mondes, à ce misérable troupeau d’hommes, décimé par les maladies et les guerres, écrasé par les avalanches, secoué et affolé par les tremblements de terre, à ces pauvres petits êtres invisibles d’un kilomètre, et si fous, si vaniteux, si querelleurs, qui s’entre-tuent, n’ayant que quelques jours à vivre. Je comparais les moucherons qui vivent quelques heures aux bêtes qui vivent quelques ans, aux univers qui vivent quelques siècles. Qu’était-ce que tout cela ?
       Jacques prononça : “Je sais une bien bonne histoire de neige.”
       Je lui dis : “Raconte”
       Il reprit : “Tu te souviens du grand Durieux, Jean Durieux, le beau Jean ?”
       — Oui, parfaitement.
       — Tu savais comme il était fier de sa tête, de ses cheveux, de son torse, de sa force. Il avait tout mieux que les autres, pensait-il. Et c’était un mangeur de cœurs, un irrésistible, un de ces beaux gars de demi-ton qui ont de grands succès sans qu’on sache au juste pourquoi.
       « Ils ne sont ni intelligents, ni fins, ni délicats, mais ils ont une nature de garçons bouchers galants. L’hiver dernier, Paris étant couvert de neige, j’allais à un bal chez une demi-mondaine que vous connaissez : la belle Françoise de Osmont.
       — Oui, parfaitement.
       — Jean Durieux était là, amené par un ami, et je vis qu’il plaisait beaucoup à la maîtresse de maison. Je pensai : “En voilà un que la neige ne gênera pas pour s’en aller cette nuit.”
       « Puis je m’occupai moi-même à chercher quelque distraction dans le tas des belles disponibles. Je ne réussis pas. Tout le monde n’est pas Jean Durieux et je partis, tout seul, vers une 1 h du matin. Devant la porte une dizaine de voitures attendaient tristement les derniers invités. Ils semblaient avoir envie de fermer leurs yeux jaunes, qui regardaient les trottoirs blancs. N’habitant pas loin, je voulus rentrer à pied.
       « Voilà qu’au tournant de la rue j’aperçus une chose étrange : une grande ombre noire, un homme, un grand homme, s’agitait, allait, venait, piétinait dans la neige en la soulevant, la rejetant, l’éparpillant devant lui. Était-ce un fou ? Je m’approchai avec précaution. C’était le beau Jean. Il tenait en l’air d’une main ses bottines vernies et de l’autre ses chaussettes.
       « Son pantalon était relevé au-dessus des genoux, et il courait en rond, comme dans un manège, trempant ses pieds nus dans cette écume gelée, cherchant les places où elle était demeurée intacte, plus profonde et plus blanche. Et il s’agitait, ruait, faisait des mouvements de frotteur qui cire un plancher. Je demeurai stupéfait.
       — Ah çà ! tu perds la tête ? murmurai-je.
       Il répondit sans s’arrêter : “Pas du tout, je me lave les pieds. Figure-toi que j’ai levé la belle Osmont. En voilà une chance ! Et je crois que ma bonne fortune va s’accomplir ce soir même. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Moi, je n’avais pas prévu ça, sans quoi j’aurais pris un bain”.
       Jacques conclut : “Tu vois comme la neige peut parfois être utile”.
       Marcel, fatigué, avait cessé de ramer. Nous demeurions immobiles sur l’eau plate. Je dis à Marcel : “Revenons”.
       Et il reprit ses avirons. À mesure que nous approchions de la terre, la haute montagne blanche s’abaissait, s’enfonçait derrière l’autre, la montagne verte. La ville reparut, pareille à une écume, une écume blanche, au bord de la mer bleue. Les villas se montrèrent entre les arbres. On n’apercevait plus qu’une ligne de neige, au-dessus, la ligne bosselée des sommets qui se perdait à droite, vers Nice.
       Puis, une seule crête resta visible, une grande crête qui disparaissait elle-même peu à peu, mangée par la côte la plus proche. Et bientôt on ne vit plus rien, que le rivage et la ville, la ville blanche et la mer bleue où glissait ma petite barque, ma chère petite barque, au bruit léger des avirons.
       Maintenant, je possède un yacht, tout blanc, avec un filet le long du bordage. Il coule doucement, doucement sur la mer calme, endormie, épaisse et bleue aussi, bleue d’un bleu transparent, liquide, où la lumière coulait, la lumière bleue, mais il ne vaut pas ma chère petite barque... 

Paris, France, janvier 2014, 




 

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