La fenêtre de l’âge
Nous entendîmes le bruit des marteaux avant de voir la maison.
Les charpentiers s’affairaient sur le toit, où le bois fraîchement raboté
luisait comme de l’or pâle au-dessus de l’écume blanche et rose d’un verger à l’état
sauvage et en pleine floraison.
Ils étaient assis tous les deux sur un tas de planches au pied
d’un saule. Quand notre voiture s’arrêta, la femme se leva pour venir à notre
rencontre, une grande silhouette anguleuse vêtue d’une jupe de tweed et d’un sweater.
La mère de ma compagne nous avait suppliés d’aller visiter les
Ravet. Ils allaient se trouver si seuls, dans cette nouvelle maison perdue au
pied de la montagne ! Mais, au fait, MmeRavet n’avait-elle pas dit
qu’ils avaient acheté cette ferme pour être loin de tout ? Il est vrai que la
mère de ma compagne s’exprimait toujours d’une manière assez vague.
— Ça leur fera du bien de voir des visages amis ! Évidemment,
lui ne vous verra pas. Oui, c’est bien triste. Il est aveugle. Elle l’a
rencontré en Angleterre, il y a quinze ans. Une vraie chance pour elle ! Tout
le monde était persuadé qu’elle ne trouverait personne pour l’épouser. C’est
une femme très bien, mais elle est devenue si laide, avec l’âge !
Laide ! C’était exactement le mot qui convenait à Marie-Ange
Ravet. Les femmes laides ont cependant parfois un certain chic, un charme
personnel, mais Marie-Ange avait une laideur très marquée : une large face
carrée, des yeux ternes et de pauvres cheveux en baguettes de tambour, sans
nuance définie. Et puis, elle manquait d’aisance. Ses doigts tripotaient les
boutons de son sweater, tandis qu’elle nous parlait et son sourire trahissait
une visible nervosité.
— Ah ! dit-elle lorsque ma compagne se fut présentée. Vous
êtes la fille de Béatrice Saint-Rémy. Venez, vous allez faire la connaissance
de Félix.
Je peux vous dire les changements soudains qui s’opérèrent en
elle dès qu’elle fût aux côtés de l’aveugle. Je peux vous dire, par exemple,
que, quand elle lui répéta nos noms, sa voix n’était plus morne et sans timbre,
mais grave, riche et pleine. Je peux vous dire encore qu’elle lui fit une
description détaillée de nos personnes, non seulement en dépeignant nos
vêtements, la couleur de nos yeux et celle de nos cheveux, mais encore en nous
caractérisant d’après notre aspect tout cela sans la moindre trace d’embarras.
Je peux vous dire enfin que ses mains, posées sur le bras
de son compagnon, étaient fermes et sûres et son sourire doux et tendre. Je
peux vous dire tout cela ! Mais ce que je ne peux vous faire partager, c’est
l’impression que nous avons éprouvée en voyant cette femme devenir tout autre
devant nous : calme, forte ; elle nous mit immédiatement à l’aise.
Assis sur l’herbe, nous causions avec M. Ravet tandis que
Marie-Ange était rentrée dans la maison pour préparer le thé.
— N’est-ce pas que nous avons trouvé un coin charmant ?dit-il.
Marie-Ange vous a-t-elle conté qu’hier soir nous avons vu une biche sous le
petit bosquet ? Car dites-vous bien que je voie, par les yeux de
Marie-Ange. Je vois même beaucoup mieux que je ne le ferais tout seul, parce qu’elle
a plus d’imagination que moi. Là où je n’aurais vu que trois bêtes arrêtées
sous les arbres, elle m’a fait sentir leur surprise et leur chagrin en trouvant
cet endroit, qu’ils croyaient leur domaine, occupé par deux grandes lourdes
bêtes à deux pattes.
Marie-Ange revint bientôt avec un plateau qu’elle posa sur le
tas de planches, à côté de lui. Il promena ses mains le long des bords du
plateau, pour se repérer ; après quoi, il se débrouilla aussi adroitement que n’importe
lequel d’entre nous. Cette habileté m’intrigua jusqu’au moment où, ayant
soulevé le pot à lait, je vis un petit cercle tracé sur le plateau. Et quand ma
compagne, sans y prendre garde, reposa le pichet à une autre place, Marie-Ange
le remit sur le cercle. Un moment après, son mari saisit le pichet sans la
moindre hésitation.
Nous devions découvrir un peu plus tard que tout, dans la
maison de Marie-Ange, était disposé de même façon. On n’y sentait pourtant
aucune application, rien qu’un bien-être intime et coutumier, mais il n’y avait
jamais un objet qui ne fût pas à sa place.
Nous rendîmes souvent visite aux Ravet cet été là, ce qui peut
paraitre surprenant si l’on songe qu’ils étaient beaucoup plus âgés que nous.
Mais, aller chez eux, c’était trouver un endroit vaste, tranquille, charmant,
tout baigné d’amour et de lumière.
*
* *
* *
Un jour de septembre, nous vîmes Mme Ravet qui nous
attendait seule, à l’entrée du chemin menant à la maison. Elle nous regarda de
ses pauvres yeux sans éclat et fondit en larmes.
— Je... Je voudrais vous demander..., bégaya-t-elle. Je vous
en supplie, ne le prenez pas en mauvaise part... Nous avons plaisir à vous
voir, je ne peux pas vous dire à quel point ! Mais il faut que je vous demande
de ne plus revenir.
Nous attendîmes qu’elle fût en état de s’exprimer calmement.
Elle nous expliqua alors ce qui se passait.
Les semaines précédentes, Félix avait commencé à recouvrer la
vue.
— C’est la chose la plus merveilleuse qui puisse arriver,
dis-je en regardant les volutes bleutées de fumée de ma pipe qui s’élevaient au
plafond.
Un instant, elle parut transfigurée. Puis elle s’assombrit.
— Seulement, comprenez-vous, Félix croit que je... Enfin, il
se figure probablement que je suis belle...
Elle avait caché son visage dans ses mains et parlait d’une
voix sourde.
— Il va me voir, il va me comparer à la femme que j’aurais dû
être… Il va penser que je suis belle, comme dans son imaginaire, vous
comprenez ? Je ne peux supporter cette idée. En me voyant, Félix va
découvrir un visage qui est devenu la fenêtre de l’âge et de la laideur… Voilà
pourquoi je vous demande de ne plus venir jusqu’à ce qu’il ait eu le temps de s’accoutumer
à ma laideur. Le moment approche. Il commence à distinguer vaguement les
contours. Il ne sait pas à quoi ressemble une femme…
Ma compagne l’interrompit.
— Ne parlez pas ainsi, Marie-Ange, voyons ! Si vous vous
faisiez faire un bon brushing et si vous appreniez à vous maquiller... Je vous
aiderais, voulez-vous ?
Marie-Ange répondit avec dignité :
— Chers amis, n’essayez pas d’être aimables. Je sais que je ne
serai jamais jolie. À mon âge, la femme que je suis ne peut plus prétendre…
Donc, durant tout l’hiver, nous n’allâmes pas une seule fois
voir les Ravet. Nous parlions d’eux souvent, nous demandant où ils en étaient
tous les deux.
— Évidemment, disions-nous, elle est tellement peu attrayante
! Forcément il a été déçu.
Au printemps, nous eûmes la surprise de recevoir un carton de
Marie-Ange nous invitant chez elle à une soirée.
« En l’honneur de la guérison de Félix, chers amis, mettez vos
plus jolies robes du soir et vos plus beaux habits. »
Qu’avait-il bien pu lui passer ?
Nous n’étions pas très nombreux, parce que les Ravet ne
connaissaient pas beaucoup de monde, mais toutes les femmes portaient de fraîches
robes de soirée printanières et toutes semblaient jolies et pleines d’entrain. Les
messieurs portaient des costumes de bons faiseurs.
Marie-Ange n’avait pas eu recours au brushing, ni au
maquillage. Sa robe de velours marron faisait paraître sa peau plus grise, sa
chevelure plus terne, sa silhouette plus anguleuse. Mais elle semblait heureuse
et sûre d’elle-même.
Nous étions assis auprès de Félix et lui posions les questions
qui viennent à l’esprit devant quelqu’un qui n’a jamais eu l’usage de la vue et
qui la recouvre :
––Vous étiez-vous représenté les couleurs telles qu’elles sont
? Et la forme des nuages ? N’êtes-vous pas enthousiasmé par le vol des oiseaux
?
Et d’autres termes, souvent mal choisis. Marie-Ange traversait
la pièce. Il se tourna vers nous et nous dit avec douceur :
— Voyez-vous, je crois que je suis l’homme le plus heureux de
la terre. Pouvez-vous imaginer un homme aveugle et qui a choisi par pur
instinct une femme aussi belle que la mienne ?
Stupéfaits, nous ne pûmes nous empêcher d’ouvrir de grands
yeux. Par bonheur, à ce moment, il suivait sa femme du regard avec une
expression d’adoration si totale qu’il ne prît évidemment pas garde à notre
réaction. Et soudain nous vîmes, nous, ce qu’il voyait ; non plus la face
plate et carrée, les yeux ternes et la chevelure rétive, mais toute la douceur,
toute la gentillesse, la tendresse, tout l’amour qu’il avait connu pendant des
années avant de découvrir le visage de sa femme. Pour lui, ses traits étaient
toutes ces vertus et nulle beauté au monde ne pourrait jamais rivaliser avec
son attrait.
Nos regards se croisèrent, puis firent le tour de la pièce.
Nous examinâmes les autres femmes. Il n’y avait pas un visage qui ne nous
semblât, par comparaison, aussi expressif et aussi gracieux que celui de
Marie-Ange !
Liège, Belgique, septembre 2014
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