Quand j’avais douze ans…
Je
l’appellerai Watrin. Son vrai nom importe peu. C’était un homme grand et mince
au visage cadavérique. Il devait avoir la cinquantaine. J’avais douze ans à
l’époque.
Il
habitait une petite maison blanche dans les Ardennes, non loin de la frontière
française. Nous, on demeurait à quelques kilomètres de là, sur la plaine
couverte d’herbe sèche et drue.
Je crois
qu’il m’aimait bien parce que j’aimais les Ardennes et qu’il les adorait.
Souvent, j’allais le visiter ; nous marchions ensemble jusqu’à une grande
colline proche de sa maison. Nous restions là à parler ou même à ne rien dire.
Cette
colline était magnifique, avec ses sapins brillant, ses touffes d’herbes
clairsemées mais hautes et bien vertes en été. De son sommet la vue s’étendait
sur plusieurs kilomètres. Au début de l’après-midi, si le temps était clair, on
pouvait discerner vers l’ouest la crête gris-bleue d’une montagne qui se
profilait à cent kilomètres de là à l’horizon.
Un jour
que nous étions assis là, il me dit, une poignée d’herbe arrachée entre ses
doigts :
— Cette
verdure s’est tellement accumulée qu’elle vous porte aux cieux. Mais on ne peut
en saisir qu’une poignée à la fois.
Il sourit
et poursuivit :
— Douze
ans, n’est-ce pas ? Je parle pour toi.
— Oui,
répondis-je. Dans un mois, j’aurai douze ans.
— Et tu
auras beaucoup d’autres années à venir, dit-il en baissant la tête. Que vas-tu
en faire ?
Je lui
répondis que je n’en savais rien.
— C’est
normal, dit-il, il y a tellement de choses à entreprendre quand on est jeune.
Mais souviens-toi de ceci : tu peux tout faire. II n’y a pas de barrières
insurmontables, il y a toujours un moyen de les franchir... ou de les
contourner.
II soupira
et étouffa une quinte de toux. Bientôt nous nous dirigeâmes doucement vers sa maison.
I1 l’avait
construite lui-même et en avait fabriqué tout l’ameublement. Je lui demandai
s’il était menuisier.
— Non, me
répondit-il, mais j’ai dû rester très longtemps dans un grand hôpital (on dirait aujourd’hui un Centre Hospitalier
Universitaire), et c’est là, poursuivit-il,
cloué sur mon lit, que j’ai imaginé cette maison et tout ce qu’il y a
dedans. Puis je suis venu ici et je l’ai construite.
Je ne
savais pas ce que cela signifiait que d’avoir été dans un grand hôpital. Plus
tard, je me renseignai auprès de ma mère qui m’expliqua que M. Mailly était atteint
d’un cancer du poumon.
Un jour de
cet automne-là, je lui demandai pourquoi il ne possédait pas de voiture.
— J’aurais
tort, me répondit-il, de posséder quelque chose qui réclame une grande
responsabilité vis-à-vis des autres. Mon chien, passe encore. Je peux m’occuper
de lui et il est nécessaire à mon moral. Tout ce que je désirais, c’était cette
petite maison. Il y a un an et demi, la médecine n’était pas encore aussi
développée qu’aujourd’hui, les médecins m’ont dit que j’en avais au plus pour deux
ans. En vivant comme je vis, l’argent que j’avais me permettrait de subsister
pendant ces deux années. Autrement, je n’en aurais plus eu que pour six mois.
Et ces dix-huit mois ont été merveilleux.
–– Et
votre fils Robert est toujours à vos côtés…
–– Il
m’aide beaucoup, bien qu’il soit atteint des bronches tout comme moi… Mais,
c’est un gars extraordinaire…
Le début
de cette année-là ne fut pas doux. La réplique de l’année précédente. Un jour
de février nous eûmes un blizzard qui commença à la fin de l’après-midi et dura
toute la nuit. Vers l’aube, quelqu’un frappa à notre porte. C’était Robert Watrin.
Il venait nous dire que son père était au plus mal. Il avait pris froid et le
mal s’était porté davantage sur la poitrine. Pendant la nuit la fièvre était
montée et il respirait difficilement.
—Je
voulais savoir, dit Robert Watrin, si quelqu’un ne pourrait pas aller
téléphoner à un médecin de venir. Je sais que c’est beaucoup demander par cette
tempête mais je ne vois pas ce qu’il y a d’autre à faire.
Ma mère me
demanda si je pensais pouvoir aller jusqu’au téléphone, à l’entrepôt de
Michelot qui se trouve à une vingtaine de kilomètres de là, et à près de 10
kilomètres de la maison de Bruce Mailly, l’ancêtre du village. Je lui répondis
affirmativement car je connaissais les collines comme ma poche. Je luttai
contre le vent sur la route enneigée pour atteindre Michelot.
Ma mère,
toujours, prit des couvertures et tous les médicaments qu’elle pût trouver ;
elle les chargea sur un traîneau. Puis, après avoir chaussé nos skis, nous
partîmes pour aller téléphoner.
La
bourrasque devenait de plus en plus aveuglante, et ce n’est que deux heures
plus tard qu’on s’arrêtât devant la maison de Bruce Mailly. Pendant un moment
je me demandai si je ne devais pas continuer en direction de Michelot sans ma
mère mais, sentant une bonne odeur de feu de bois, nous enlevâmes nos skis et
entrâmes tous deux.
M. Mailly
reposait dans un fauteuil, lisant un livre et fumant une pipe en écume.
— Que
faîtes-vous dehors par cette tempête ?
Nous lui
expliquâmes ce qui se passait, tout en regarnissant son feu. Dès qu’il entendît
le début de notre histoire, il se leva et mit son pantalon. Pendant qu’il
s’habillait, il eut une quinte de toux et dut s’asseoir un moment. Puis il alla
à l’armoire, sortit des fioles, les mit dans un sac et endossa un gros
pardessus. Nous lui demandâmes ce qu’il avait l’intention de faire.
—Je vais
chez lesWatrin, dit-il.
— Mais je
vais chercher le médecin, protestai-je
— Le
médecin ne sera pas là avant des heures, rétorqua-t-il. Ce garçon n’a pas de
chance, une pneumonie… Tout ce qui touche aux poumons, ça me connaît. Peut-être
puis-je le sauver. La tempête est mauvaise mais il n’y a pas de barrières
insurmontables. Va demander au voisin s’il peut nous prêter sa voiture.
Deux
minutes plus tard, nous roulions vers la maison des Watrin. J’avais téléphoné
au médecin, de chez le voisin, lui expliquant la situation. Il promit de se
mettre en route immédiatement car la tempête s’apaisait. Quand je lui racontai
ce que je savais sur la maladie du père Watrin, je l’entendis murmurer :
— Il n’a
pas beaucoup de chances, mais, je vais me rendre chez eux, ne serait-ce que
pour constater le décès. On alla donc
chez lesWatrin. Eugène n’était pas mort. La fièvre était tombée et il dormait.
Le médecin posa des questions, l’ausculta, puis se tournant vers Robert :
— Si votre
père est encore en vie, déclara-t-il, c’est grâce à Mailly. II est arrivé à
temps.
Alors il
prit M. Mailly à part. Ils parlèrent à voix basse. Finalement j’entendis Robert
Watrin dire :
— Il n’en
n’a plus pour longtemps, n’est-ce pas, docteur ?
Le toubib
ne répondit point.
Quand nous
partîmes, Eugène Watrin vivait encore. Il ne voulut pas que ma mère restât
auprès de lui pour passer la nuit.
— Merci
beaucoup, mes amis, dit-il, mais il n’est pas nécessaire de me veiller…
Ma mère, le
médecin, Bruce Mailly et moi-même nous éloignâmes de la maison des Watrin.
— C’est un
grand malade, dit ma mère.
Dès notre
retour, nous sortîmes les petits verres sur pieds et les alcools. Le vieux
téléphone sonna lugubrement, comme sonne le glas au-dessus du clocher de
l’église.
Eugène
Watrin était mort un peu après notre départ.
On
l’enterra sous la neige, Une grosse pierre marqua l’emplacement de sa tombe.
Mais, quand j’allai dans les Ardennes, en juillet, il n’y avait plus de pierre.
Je la cherchai vainement. Des voyous l’avait peut-être enlevée sans respect ou
par inconscience. Et, là-bas, l’herbe haute avait recouvert tout l’endroit. En
observant les ronces qui peuplaient le jardin, en étouffant les belles herbes,
je décidai d’acheter la petite maison. Je la loue, je n’ai pas encore pris la
décision d’en faire ma maison de campagne.
Ma mère,
Bruce Mailly, les Watrin, le docteur et le curé sont morts. J’ai quitté les
Ardennes quand j’avais vingt ans pour n’y plus revenir. J’habite Liège, avec
ses commerces, ses bars-restaurants, ses hôtels, ses cinémas et sa vie.
Dans deux
semaines, ce sera le printemps !
Pourquoi
n’irais-je pas photographier l’endroit ?
Rochefort,
Belgique, juin 2014,
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