La Dame de ma nuit


       À Kristine,

       Que cette nuit fut différente de celle qui l’avait précédée. Le sommeil ne me retira pas mes songes ; mais de quelles riantes couleurs il avait chargé ma chambre ! que d’agréables caprices, que de délicieuses fantaisies il jetait à plaisir sur la toile magique de ma psyché. À peine eût-elle fermé mes paupières que la décoration élégante, mais simple, de ma chambre ressemblait aux colonnades magnifiques d’un palais antique éclairé de mille flambeaux qui brûlaient dans des candélabres d’or, et dont l’éclat se multipliait mille fois dans les miroirs, sur le relief poli des marbres orientaux, ou à travers la limpidité du cristal et de la porcelaine.
       Bientôt la lumière diminua par degrés, jusqu’à ne plus verser sur les objets indécis qu’un jour tendre et délicat, semblable à celui de l’aube quand les profils de l’horizon commencent à se découper au loin rougissant. Je vis alors La Dame : c’était elle ; elle s’avançait modestement, enveloppée dans sa mise comme une jeune mariée, et appuyait sur mon lit ses mains pudiques, comme pour s’y introduire à mes côtés.
       — Eh ! La Dame, m’écriai-je en la repoussant doucement, que faites-vous, et qui vous amène ici ? Je ne suis point votre époux ni vous ma mie !
         Moi, je suis votre rêve, me dit-elle se précipitant dans mes bras.
       Tout s’éteignit, et je ne me réveillai pas.
       — Madame ! repris-je en tressaillant d’un étrange frisson, car tout mon sang s’était réfugié à mon cœur, je ne puis tromper mon épouse, bien que je voie que vous êtes bien accomplie à m’y obliger et plus habile que moi dans ce domaine !
         Oh ! que cela ne vous étonne pas, dit-elle, c’est le fait que je me déploie.
       — Cette chevelure d’une couleur safran qui flotte sur vos épaules, Madame, les autres ne l’ont point !
       — Oh ! que cela ne vous étonne pas, dit-elle, je ne la montrais, jadis, qu’à mon mari, et ce jour qu’à certaines personnes quand cela m’agrée.
       — Ces deux belles lèvres, Madame, fraîches et parfumées, je ne les retrouve pas chez ces grosses femmes communes !
       — Oh ! que cela ne vous étonne pas, dit-elle, c’est une parure de luxe qui ne convient qu’à la beauté.
       — Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortels qui me saisissent auprès de vous, Madame, je ne les connaissais pas auprès des femmes ordinaires.
       — Oh ! que cela ne vous étonne pas, dit-elle, c’est que la nuit tous les chats sont gris.
       Je craignais, je l’avoue humblement, que cette illusion enchanteresse ne m’échappât trop vite, mais je ne la perdis pas un moment ; elle me fut fidèle au point de me faire penser que je m’endormais le front caché sous ses longs cheveux ; et, quand le lendemain mon réveil m’appela au travail, quand cette fée s’enfuit de mes bras comme une ombre à travers les ténèbres mal éclaircies du matin, il me sembla que je sentais encore à mon réveil ma joue échauffée de la moiteur suave de son haleine.
       — Madame ! criai-je en sortant nu de mon lit pour la retenir.
       — Je viens, mon ami, répondit La Dame, voilà votre petit déjeuner préparé.
       Elle était là, en effet, grande et majestueuse, et je la vis, à la lueur de la lampe de chevet, accroupie sur le parquet. Elle avait posé le service du petit déjeuner fait de cristaux scintillants sur de la porcelaine véritable en quatre motifs superbes, aux coloris gris argentés et une assiette de croissants.
       Dehors, le temps fâcheux n’était pas fait pour les gens frileux ; à l’intérieur non plus, puisque le radiateur du séjour était au maximum, à telle enseigne que j’avais vu le coût des charges de mon appartement augmenter plus que sensiblement.
       — Eh ! pourquoi, Madame, vous lever si grand matin ? ne puis-je me servir moi-même ?
       — Vous ne vous donnerez pas cette peine, reprit-elle, mais je cède à mes plaisirs, et celui de vous rendre la vie facile et agréable est le plus doux que j’aie à la veille de ma pension. Il ne m’en coûte rien d’ailleurs de me mettre avant le point du jour à ces petits soins du ménage. C’est une coutume et mon goût, et ma santé s’en trouve mieux, surtout quand j’ai passé une bonne nuit. Mais, j’y songe, avez-vu bien dormi vous-même ?
       — J’ose à peine le dire, Madame, répliquai-je en balbutiant ; mes rêves ont été si délicieux que j’ai peur qu’ils ne soient coupables !
       — Rassurez-vous, digne homme, on n’en fait point d’autres ; et ce qui ajoute à leurs prix, c’est qu’ils se renouvellent toutes les nuits tant que nous sommes fidèles. Vous pouvez donc vous y livrer sans scrupule aussi longtemps que vous me garderez l’amitié que vous m’avez promise, et ne craignez pas que j’en sois jalouse. Les miens valent bien les vôtres.
       Je me levai après avoir imprimé un large baiser sur son front, me demandant à qui j’avais promis pareilles sornettes et, quand je quittai ma chambre et me guidai vers la salle de douche, je me demandai ce que j’allais bien pouvoir écrire à ma table de travail aujourd’hui tellement mon esprit était éperdu.
       — Est-ce bien toi ? me dis-je une fois revenu dans ma chambre pour me vêtir ; est-ce bien toi ? Tu as passé une nuit céleste aux côtés d’une semblable Dame ? Où diable est-elle donc ?
       Et, regardant ma chambre, comme on observe un lieu qu’on découvre pour la première fois, je ne pus croire qu’elle était toute autre que celle de cette nuit. Elle était redevenue une chambre ordinaire, avec une garde-robe dont je savais par cœur l’intérieur, pourvue d’une commode sur laquelle mes objets personnelles traînaient aux côtés d’un pot de talc de Venise et d’un tube de gel Flexium, deux produits dont se servait mon kinésithérapeute tous les jours...
       J’ai bien été obligé de m’avouer que La Dame de cette nuit n’était qu’une belle illusion, une illusion de plus, comme en ont les pauvres hommes dont je fais partie depuis des lustres.


Ougrée, Belgique, septembre 2014



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