Ramelot
Je remercie Ramelot, que je n’avais jamais vu, de la
phrase flatteuse qu’il m’a dite à mon entrée dans sa demeure : « Je vous
attendais avec impatience... On m’a tant parlé de vous...»
C’est rue
du Temple, à Liège, que je trouve une grande maison bourgeoise. Une porte à
deux battants, de style Renaissance liégeoise, comme il en subsiste encore dans
la ville.
Une bonne
ouvre, m’annonce, et j’entre dans un vaste intérieur dont on ne peut soupçonner
l’existence du dehors. Le jour est tombé. Une lampe à l’abat-jour baissé laisse
vaguement apercevoir un mobilier où l’acajou se mêle à des objets d’art, à des
glaces sculptées, et qui, enseveli dans la pénombre, a l’apparence du mobilier
d’un bourgeois du XVIIIème siècle, si on ne remarquait dans un coin
la présence d’un meuble de télévision 3D et d’une chaîne Haute-fidélité,
lesquels contrastent à souhait avec un secrétaire, une table de travail, un
fauteuil en tapisserie.
La femme
de l’historien, une femme au visage à la fois sérieux et jeune, se tient sur
une chaise à côté du bureau où est placée la lampe, le dos à la fenêtre, dans
la pose un peu rigide d’une institutrice asseyant de se faire obéir. Ramelot
est assis au milieu d’un canapé de velours vert, calé par des coussins. L’Historien
est comme sa vie même, quand il dévoile toute la bassesse de la société. Son
visage représente, une demi-nuit, rien qu’une ombre, avec autour la neige de
longs cheveux blancs, une ombre d’où sort une voix professorale, sonore, roulante,
chantante, et se rengorgement grave.
Il me
parle avec une haute estime de certains blogs, bien qu’il ne possédât pas
d’ordinateur ni de téléphone portale. Pour un peu, à le voir, on croirait qu’il
écrit toujours à la plume et qu’il est coupé du monde. Ce serait mal le
connaître. S’il écrit à la plume, il n’est point coupé du monde, mais, de
rédiger ainsi, c’est pour lui un plaisir. Il
avoue, cependant, que personne au monde ne peut déchiffrer son écriture
: sauf sa secrétaire, Mlle Blanche qui est une
sainte femme, déclare-t-il.
La cadence
de sa production littéraire dépasse l’imagination. Le mois dernier, cinq
romans, pensés et puisés dans ses notes, ont été salués par la presse et par
les medias. Il ne se formalise pas de ce que l’on dit sur son compte, en bien
ou en mal. Lorsque la presse écrit : « Ce
n’est pas le meilleur roman que Ramelot nous ait présenté cette année...
Serait-il fatigué ? »
Cela ne
l’inquiète point ! Il réagirait peut-être, s’il connaissait les critiques.
Mais, elles ne lui parviennent que de temps en temps, par Mlle
Blanche, qui analyse chaque matin ce que la presse déclare. Encore faut-il
qu’il accepte de se moquer de lui-même comme de ceux qui n’ont jamais écrits
que dans un journal pour ironiser sur ces propos. Il ne faudrait pas le
déranger avec ces sornettes quand il est « entré dans l’Histoire ».
Il raconte
et passe à l’histoire si intéressante qui manque à l’histoire du mobilier
liégeois. Alors, il m’esquisse, comme en un devis de poète, le logis à la
liégeoise. Il parle avec abondance de ce style dont les jeunes n’ont plus
souvenance ou n’en ont jamais eu connaissance.
C’est un
Belge, un Wallon. Il connaît son Histoire. En tout cas, celle de la Principauté
liégeoise et celle de Liège. Lorsque je lui demande : « Et Paris ? », il me
répond, l’air étonné par cette question : « Qu’ai-je à faire à Paris ? Ai-je
des intérêts dans cette ville ? Les monuments qui décorent ma ville y sont-ils
représentés ? Que ceux qui veulent connaître Paris l’apprennent, soit, mais
qu’ils sachent d’abord l’Histoire de leur pays d’origine ! »
Ramelot
nous parle de l’Histoire française. Des Français. Il a connaissance de ce pays.
Un grand pays, déclare-il ironique, mais pauvre ! Autrefois, Paris était Paris,
certes ; aujourd’hui, elle n’est plus qu’un point minuscule sur la carte de
l’Europe où tout un petit troupeau se dispute des portefeuilles. La France, la
vraie, est celle des faubourgs et des départements dont on ne parle jamais...
Quand il
prétend que la France est pauvre, il le pense réellement et, allumant un
nouveau cigare, il me dit sans ironie : « Regardez, on parle aussi beaucoup des
États-Unis d’Amérique. Jadis, l’Amérique était un pays fertile, les étrangers
venaient y travailler et ils contribuèrent à son essor. Elle fut le Nouveau
Monde ; et puis, on lui attribua le nom de nation la plus puissante du
monde : ce qui est faux ! Lorsqu’on parle de l’Amérique, on pense Maison
Blanche, Panthéon, New York, le 11 Septembre : on ne parle pas des États
pauvres ; quand on parle de la France, on pense Paris, la Tour Eiffel, les
Invalides, l’Arc de triomphe : on ignore le reste ! »
Il ajoute
avec une sorte de dégoût : « On dirait que la pauvreté n’existe pas ! Qui en
parle et quand ? Aux élections présidentielles ! Tout au moins, on en parle
avant, parce qu’après... »
Madame
Ramelot ne parle pas et reste assise sur sa chaise comme une statue. Je n’ai
entendu sa voix qu’à mon entrée, quand elle m’a salué. Ramelot me parle de
Liège avec délicatesse et nostalgie. Ici aussi, autrefois, c’était le « Beau
Liège », avec ses monuments aux belles fresques, ses grands escaliers bien
propres, ses lieux privilégiés où l’on dansait en tenue de soirée.
Que
reste-t-il de tout cela ? On essaya bien de rénover le Palais des Princes-Évêques,
encore faut-il ne pas jeter un coup d’oeil dans la cour. La propreté y est
absente. Le plus grand magasin de la ville a disparu depuis longtemps et, lui
aussi, a été rafraîchi ; à présent, la devanture de cet immeuble, autrefois à
la façade noble inspirée d’Italie, est en chrome. C’est un super marché
moderne.
Le Perron
liégeois, emblème de la ville, est toujours debout, intact ; une rénovation
serait peut-être indispensable à présent. L’Histoire de la Principauté réside
pour beaucoup dans ses musées où seuls les touristes se rendent encore avec
assiduité. Cependant, il est navrant que tout liégeois connaisse le musée
Grévin et ignore les merveilles des musées wallons.
––Vous qui
êtes un observateur, monsieur, me dit Ramelot, vous écrirez l’histoire du
peuple, d’abord, si bien représenté dans les petites ruelles de Liège ; vous
écrirez les choses curieuses et importantes qui, tout comme dans d’autres pays
et d’autres villes, sont relatives à la domesticité ; vous parlerez, je
l’espère, des hommes d’esprit qui ont peuplé notre ville...
« Les
grandes choses des temps anciens saisissent moins, elles échappent... On ne
voit pas l’intérêt de se promener dans les Ardennes ni à la Côte Belge, on
préfère les climats des pays soi-disant enchanteurs... D’un chemin de fer, on
n’aperçoit qu’une locomotive qui passe... Et tous les autres chemins ? Oui, les
choses de ce temps, on n’en voit pas la longueur !
Un moment
de rêverie, au bout de laquelle Ramelot reprend :
–– Je
traversais l’autre jour l’Ardenne belge, d’est en ouest, en début juillet... Il
y avait des trottoirs dans la campagne, une herbe aussi bien tenue que le
trottoir, et le long des vaches qui paissaient... Oh ! une chose bien
singulière !
Là, un
silence, et la causerie repart :
––
Avez-vous remarqué qu’aujourd’hui il est très rare que les hommes célèbres
ressemblent à leur physionomie ? Voyez leurs portraits, leurs photographies...
Il n’y a plus de beaux portraits... Les gens remarquables ne se distinguent
plus...
« Beaucoup
d’artistes n’ont pas de caractéristiques ou alors elles sont pâles... C’est
qu’en ce temps il y a chez nous trop d’accumulation... Il y a beaucoup plus
d’accumulation qu’autrefois. Nous contenons tous plus des autres, et alors,
contenant plus des autres, notre physionomie nous est moins propre... Nous
sommes plutôt des portraits d’une collectivité que de nous-même parce que,
d’une part, la vie sociale s’accorde mal avec les fortes originalités, et que,
d’autre part, les échanges intellectuels sont plus nombreux...
Ramelot a
remué, comme ça, de hautes idées pendant près d’une demi-heure. Je me suis levé
; il m’a reconduit jusqu’à la porte. Alors, dans la lumière d’un vieux lustre,
m’est apparu, une seconde, ce prodigieux historien de rêve, ce grand somnambule
du passé, cet original causeur ; et, souriant avec de grandes dents de mort et
deux yeux clairs, j’ai vu un vieillard de petite taille, ayant l’air d’un petit
rentier rageur, la joue balayée de longs cheveux blancs.
Dehors, il
pleuvait !
Liège, Belgique, juin 2014,
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