DES GRANDS VIDES QUI VOUS RICANENT A LA
FIGURE
Elle
porta la main sur moi avec cette hardiesse que les femmes puisent dans la
violence de leurs désirs ; une lumière froide sortit de son corps et
surtout de ses pores, car aussitôt qu’elle m’eut touché, on entendit un cri
semblable à celui d’une crécelle.
Cette
aigre voix, si c’en était une, s’échappa d’un gosier presque desséché.
À
cette clameur succéda vivement une petite toux d’enfant, convulsive et d’une
sonorité particulière.
À
ce bruit, les autres jetèrent les yeux sur nous et leurs regards furent comme
des éclats.
La
jeune femme eut voulu être au fond de La Meuse. Elle prit mon bras et m’entraîna
vers une pièce étroite. Hommes et femmes, tout le monde nous fit place.
Parvenus au fond des salles de réception, nous entrâmes dans une sorte de
boudoir, à l’espace demi-circulaire.
Ma
compagne se jeta sur un divan, sans trop savoir où elle était.
––
Ma chère, la folie vous guette, lui dis-je.
––
Pas encore, répondit-elle après une pose pendant laquelle je l’admirais, mais
est-ce ma faute si je n’apprécie guère la littérature actuelle ? Si l’on
peut appeler cela de la littérature ! Pourquoi ces gens, qui croient
appartenir à une élite, laissent-il exercer leur maigre talent dans ces salons
poussiéreux ?
––
Allons, dis-je, vous imitez les sots…
––
Non. Je vous explique le pourquoi de mon état d’âme sur le champ…
Et
elle m’expliqua. Nous pensions, je ne m’en doutais point, la même chose sur l’écrit,
c’est-à-dire que le temps était passé du Beau. L’humanité, quitte à y revenir,
n’en avait que faire depuis longtemps. Depuis des années, l’art était devenu
scientifique, de même que la science artistique ; tous deux se rejoignaient
au sommet après s’être séparés à la base.
Aucune
pensée humaine ne prévit à quels brillants soleils psychiques écloraient les
écrits de notre temps. En attendant qu’ils fussent des œuvres, nous sommes dans
un corridor plein d’ombres, nous tâtonnons dans les ténèbres en écrivant des
livres de cuisine comme toute littérature.
Nous
manquons de repères ; la terre nous glisse sous les pieds, le point d’appui
nous fait défaut à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. À quoi
cela sert-il ? À quel besoin répond ce bavardage ? De la foule à
nous, aucun lien ; l’élite dit : « tant pis pour la
foule ! »
Tant
pis pour nous surtout !
Mais
comme chaque chose a sa raison et que la fantaisie d’un individu tel que moi me
paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes, il faut,
abstraction faite des choses et indépendamment de l’humanité qui me renie,
vivre pour ma tour d’ivoire, selon l’expression de Sainte-Beuve sur Vigny dans Les
Consolations, et là, comme une danseuse Indoue dans ses parfums, rester
seul dans mes rêves.
La
femme me regarda longuement, pendant cet échange de propos puis, une main sur mon
genou, elle déclara :
––
J’ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la
figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves ; et bien ! je
n’échangerais tout cela pour rien, parce qu’il me semble en ma conscience que j’accomplis
mon devoir, que je fais le bien, que je suis dans le juste.
Nous
quittâmes le boudoir d’un pas tranquille, nous dirigeâmes vers la croisée d’une
fenêtre donnant sur un petit balcon, attendîmes un moment, respirant
profondément, quand la femme dit simplement :
––
La nuit est belle…
––
La nuit est femme, dis-je.
Nous
n’échangeâmes point nos identités, de sorte que je ne la revis jamais.
Liège,
Belgique, janvier 2014,
Commentaires
Enregistrer un commentaire